Éducation nationale : en finir avec le collaboratif pour enfin co-laborer
Dans une émission récente, le ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye, répondant aux questions sur les conditions de travail des enseignant·es et la revalorisation de ce métier, a dit ceci : « La revalorisation, c’est pas simplement financier, c’est aussi une revalorisation que je qualifierais de sociale et de symbolique du métier d’enseignant, de la profession d’enseignant dans la société française. Les enseignants doivent être mieux respectés quand ils ne le sont pas […] et puis la position sociale dans la société française mérite d’être soutenue, valorisée. Mais ça, ça n’est pas que le travail d’un ministre de l’Éducation nationale, c’est un travail de la Nation pour faire de telle sorte que les enseignants soient reconnus dans l’importance de leur travail, mais aussi dans la qualité des missions qui leur sont attribuées. » (France Inter, « Le téléphone sonne », 10 novembre 2022).
L’évocation des dimensions sociales et symboliques du travail réfère aux sciences sociales, domaine de recherche du ministre historien. Le travail comporte en effet ces dimensions, aux côtés des dimensions économiques et instrumentales. Cette dernière renvoie aux pratiques et savoir-faire concrets permettant de produire, de transformer quelque chose, à l’aide d’un certain nombre de supports, matières, instruments, outils, objets.
À la question posée par l’auditeur sur les « conditions de travail », le ministre a répondu à partir de son rôle, ancré dans une position institutionnelle et nationale. Il a, du même coup, évité de parler du travail tel que les personnes le font et le vivent, soit le travail quotidien, cet ensemble complexe d’objets, d’espaces-temps, de relations, de règles et de modes d’organisation. Rien ne l’empêchait d’en parler. Mais il se serait alors engagé vers du concret, du complexe, ce qui semblait peu compatible avec la présence d’un ministre plus rare dans les médias que ses prédécesseur·es et porté par l’intention louable de rassurer autant les enseignant·es sur sa connaissance du dossier, que l’opinion sur sa maîtrise globale d’un problème éminemment national. La durée de cette émission de service public (36 mn) et le fait qu’il était le seul invité auraient toutefois permis d’en parler, ne serait-ce qu’un peu. Seules ces dimensions sociale et symbolique furent évoquées, laissant la question en suspens, abandonnée au domaine de l’abstrait.
Le travail : un emploi ? un métier ? une activité ?
La définition du travail est loin d’être unifiée, à la fois dans les représentations que l’on peut s’en faire et selon la discipline qui prend en charge le concept (voir, par exemple, cet article de Marie-Anne Dujarier dans AOC). On peut toutefois constater que les débats publics sur le travail sont le plus souvent orientés vers les questions d’emploi, la crise économique des années 1970 continuant d’affecter notre monde contemporain. Le chômage, objet de « lutte » dans tous les discours politiciens, de droite, de gauche, du centre ou d’ailleurs, et dont la mesure du « taux » fait régulièrement controverse dès qu’il est annoncé dans les médias, se trouve à une juste place dans les préoccupations cardinales de la société française. Mais ne raisonner qu’en termes d’emploi, d’augmentation ou de réduction du chômage, a pour effet de masquer ce qu’est le travail réel.
Le terme de métier nous en approche. Renvoyant souvent à la représentation de quelque chose bien faite, il se définit comme forme concrète de l’expérience au travail (Dictionnaire du travail, PUF, 2012). Cette approche du travail comme activité permet de revenir aux quatre dimensions rappelées en introduction (instrumentale, économique, sociale, symbolique). Toute activité de travail peut en effet être regardée et analysée à l’aune de ces quatre dimensions.
L’économique, en tension dans les échanges de nature politique, fait l’objet de toute l’attention du débat public, les enjeux environnementaux s’étant invités à sa table. Concernant les autres dimensions, certains métiers sont très centrés sur l’instrumental et les dirigeant·es de ces mondes-là attendent la plupart du temps que la production passe par une tâche faite correctement, sans aucune entrave. Il s’agit d’effectuer une action sans que rien ne la perturbe – rentabilité et compétitivité obligent –, surtout pas des échanges entre les gens qui travaillent : il y a des pauses, utilisez la dimension sociale dans ces moments-là, l’organisation les a prévues !
La dimension symbolique, elle, renvoie notamment à la reconnaissance. Il en est beaucoup question dans le débat public aujourd’hui, mais surtout sur l’aspect financier : la question de l’augmentation des salaires est devenue récurrente, et non seulement pour les enseignant·es. On s’accordera aisément sur le fait que cette réalité couvre la dimension économique, mais la reconnaissance se distribue aussi dans le symbolique, de nature plus ontologique.
La reconnaissance : le sens du travail aux yeux de celles et ceux qui le font
L’idée de reconnaissance devrait nous inciter à préférer le terme philosophique plutôt que celui de symbolique pour caractériser cette dimension. En effet, si, pour les sciences sociales, la part symbolique des choses est fondamentale, active dans les pratiques et motrice des comportements et des attitudes, elle entre cependant, dans les représentations communes, en opposition avec l’utile, voire l’utilitaire. Or, dans une société où l’utilitarisme est bien installé – tout doit servir, être utile, efficace, et si possible dans une temporalité très courte –, il vaudrait mieux ne pas encourager une telle représentation du symbolique, qui déclare un peu vite et sans discussion : le symbolique, ça ne sert à rien. À part celles et ceux qui ne pensent qu’à la nier, qui oserait dire que la reconnaissance ne sert à rien ? La reconnaissance par la revalorisation du salaire est une chose, celle qui oriente vers l’idée du sens que doit avoir le travail en est une autre, plus difficile à discuter, car directement liée à l’activité-même, à ce fameux « travail au quotidien » dont aucun·e ministre ne semble vouloir vraiment parler dans une émission radiophonique, fût-elle conçue pour échanger avec des citoyen·nes.
La reconnaissance se niche donc dans la perception d’un sens et dans la certitude que le travail que l’on fait en a. Les travaux sur la souffrance au travail et les risques psycho-sociaux, nombreux depuis les années 1980-90, tant en psychologie du travail qu’en sociologie clinique, rendent compte d’une course en avant instrumentale et d’une absence de prise en compte de la reconnaissance. La logique gestionnaire dominante, voire écrasante – le Royaume d’Excel –, a été accentuée par la place du numérique, qui, comme on le sait, a bénéficié d’une accélération sous l’effet de la pandémie du Covid-19 à partir de 2020. En 2022, en plus de gérer les courriels, plannings et tableaux destinés aux évaluations et contrôles en tout genre, les personnes qui travaillent intègrent dans leurs pratiques quotidiennes l’usage de modes de communication permis par des applications très efficaces d’un point de vue instrumental (Whatsapp, Discord…), malgré une qualité ergonomique qui laisse à désirer (séquentialité des messages, de plus en plus nombreux, défilement vertical avec les doigts…). À cela s’ajoute, dans nombre de métiers, la gestion personnalisée de plusieurs plateformes numériques, présentées par les dirigeant·es nationaux et locaux comme « pratiques », « efficaces », « faciles » d’usage, grâce au fameux « en un clic », suppléé le cas échéant par des « tutos ».
Le « collaboratif », un terme galvaudé ?
L’économie du partage, qui englobe tous les « co- » (working, living…), essaime dans la société depuis plusieurs décennies, affectant les transports, la location de biens immobiliers, l’agriculture, la connaissance et les savoirs. Ces nombreuses modalités du « collaboratif » touchent les mondes marchands et associatifs, celui des échanges entre particuliers, et conduisent à des transformations sociales et culturelles auxquelles le monde du travail n’échappe pas. Dans ce monde, la valorisation du « collaboratif » relève de plusieurs logiques. La production et l’innovation sont les plus mises en avant. La construction de nouvelles pratiques est aussi une conséquence de ces choix politiques, nourris de croyances fortes en la technique et son pouvoir, auxquelles tout le monde, pourtant, n’adhère pas aussi facilement. Et quand cette adhésion existe, il faut faire avec les rythmes d’adoption de chacun·e, qui dépend de l’attachement absolu ou relatif à des habitudes relevant souvent de cultures professionnelles.
La collaboration a-t-elle bonne presse ? L’usage du mot dans les discussions en famille, au travail ou entre amis, donne parfois lieu à d’étonnants échanges, un des sens du mot y devenant central, celui-ci : « Politique d’entente avec l’occupant allemand mise en œuvre par le gouvernement de Vichy ; mouvement, attitude des partisans de cette politique. » (Le Robert) Bien qu’il ne s’agisse que d’un second sens, ce moment historique est tant en arrière-plan qu’il arrive à certaines personnes d’être rappelées à l’ordre lorsqu’elles terminent leur courriel par un Merci de votre collaboration, avec un bien mesquin Tu te rends compte de ce que tu écris ? en guise de réponse.
Le premier sens du mot collaboration est plus général et se dit simplement « Travail en commun, action de collaborer avec quelqu’un ». Selon ce même dictionnaire, collaborer et collaboration ont émergé dans la langue française vers 1830, collaborateur étant, lui, daté de 1755. Il en va de ces mots comme pour d’autres, ainsi rite et rituel, associés à la religion alors que la ritualité comme pratique lui est bien antérieure. Ainsi le rappela l’anthropologue Claude Rivière : « Dire qu’il n’existe de rites profanes que par analogie avec le rite religieux, c’est oublier que le rite religieux a été élaboré initialement par analogie avec des habitudes codifiées entre vivants » (Les rituels profanes, PUF, 1995). Renvoyant littéralement à l’acte de travailler avec, la collaboration ne mérite pas d’être ainsi “tabouisée”, puisqu’elle est inhérente au travail tout court : le travailler ensemble doit être mieux interrogé et pris en charge dans les débats publics et par le politique.
Co-laborer : réintroduire le trait d’union, comme je l’ai proposé dans l’ouvrage L’éducation en partage (2018), n’a pas pour but de dénigrer les mots collaboratif et collaboration, mais de les réinterroger à la faveur d’une reprise en main du concept, pour s’intéresser aux appropriations, notamment locales, de la question essentielle du faire-ensemble et de la place que la reconnaissance peut y prendre. Elle est évidemment énorme à traiter ; je me contenterai de la situer à l’échelle du travail enseignant.
Le travail collectif des enseignant·es : de la surcharge à l’équilibre ?
Soumis à une bureaucratie scolaire devenue numérique et à des injonctions à travailler ensemble (en partenariat, en réseau, en équipe, en projet), les écoles et établissements scolaires embarquent leur personnel dans des formes de travail qui font la part belle à la dimension instrumentale. Se fait-elle au détriment des dimensions sociales et philosophiques ? Oui et non. Les relations sociales au sein de ces enceintes sont fréquentes, notamment dans l’enseignement primaire, la « salle des maîtres » restant un lieu d’échanges professionnels et sociaux, que ce soit au moment des « conseils de cycle » ou des repas de midi. La dimension philosophique, elle, résiste mal à la complexification qui affecte les modes d’organisation du travail. Les enseignant·es doivent faire avec leurs homologues, mais aussi avec d’autres acteurs et actrices :
– au sein de l’école elle-même : les ATSEM (en maternelle), les AESH pour le suivi d’élèves dits « à besoin éducatif particulier », les animateurs et animatrices pour les activités périscolaires, le personnel d’entretien, les parents ;
– au sein de l’institution scolaire : personnels de direction, conseiller·es pédagogiques, inspecteurs et inspectrices ;
– venant de l’extérieur : collectivités publiques, associations, institutions culturelles ou personnes singulières, du côté des arts, des sciences ou des sports.
Tous et toutes participent, à des degrés divers, avec plus ou moins de fréquence et d’intensité, à des rencontres dont l’organisation relève la plupart du temps des enseignant·es. Le travail au quotidien est donc chargé de tous ces contacts, échanges, à vivre en direct ou à planifier, dans une organisation difficile à rationaliser et à optimiser, les acteurs et actrices étant le plus souvent livrées à elles-mêmes et peu formées à ce genre de travail. Une attente de compétence organisationnelle s’ajoute à la charge de compétences déjà nombreuses, à la fois pédagogiques, didactiques, relationnelles et institutionnelles. L’organisation du travail quotidien est bien portée par l’enseignant·e, mais d’abord à l’échelle de sa classe. Au-delà, ça se complique.
Interroger le co-laborer, c’est intégrer la réalité de toutes ces formes de travail collectif et faire l’inventaire des acteurs que l’enseignant·e côtoie, associe, mobilise, cherche à associer ou à mobiliser. La surcharge de travail étant réelle, se pose la question de l’allègement du travail réel, entraînant avec elle celle de sa résolution pratique. Une réponse figure bien sûr dans les modes de recrutement, que l’épisode du job dating des contractuel·les (voir cet article de Paul Devin dans AOC) a rendus visibles et de manière plutôt surréaliste. Mais une autre réponse réside dans l’organisation du travail, en faisant en sorte que les professionnel·les co-laborent, ce qui signifie à la fois développer des compétences propres et s’ouvrir à celles des autres, au sens fort d’une prise en compte de l’altérité, dans un minimum d’ouverture et de respect.
Comment ne pas imaginer alors des temps dédiés à ces échanges, en y consacrant par exemple une journée mensuelle ? Et ce, pour réfléchir ensemble et mieux agir, en généralisant analyses de pratiques et recherches collaboratives, ce dont rend compte par exemple l’ouvrage récent sur les lieux d’éducation associés (LéA), dispositif piloté par l’Institut français de l’éducation[1]. Une refonte du statut des enseignant·es s’imposerait donc, mais cela entraînerait des changements du même genre dans les autres métiers engagés dans ces co-laborations.
De même, comment penser une baisse de surcharge sans modifier la durée du temps de travail ? Rendre l’organisation du travail efficace, avec des passages de témoin bien pensés pour assurer la continuité des activités, se ferait d’autant mieux avec des personnes moins fatiguées, parce qu’elles pourraient se consacrer aux autres « temps sociaux » (physiologique, domestique, loisirs). À l’ère des enjeux environnementaux d’aujourd’hui, cette question se pose autrement qu’en fin de vingtième siècle (voir cet article dans AOC) les polémiques stériles sur « les 35 heures » devant pouvoir être mises derrière nous. Que d’autres travaillent plus n’est évidemment pas un problème, dès lors que le travailler avec est entretenu dans le cadre d’un principe professionnel intégrant la reconnaissance. L’équilibre raisonnable entre les quatre dimensions du travail (philosophique, instrumentale, économique, sociale) peut ressembler à un idéal, mais en faire un horizon n’est pas incongru en ces temps où les incertitudes et les politiques de court-terme semblent tout emporter sur leur passage.