Dans les sables du soft power du Golfe
Le Qatar décrit comme un « pays sans tradition sportive ». Vu du berceau du sport, l’Europe, c’est ainsi que l’émirat est régulièrement présenté. Cette expression qui à première vue peut apparaître anodine, prend une toute autre tournure lorsqu’on l’aborde sous l’angle de la géopolitique. Puisque loin des paillettes du soft power du tournant des années 1990, une culture sportive commence à émerger dans le Golfe, dès les années 1930, au contact des flux marchands de l’Océan indien.
La presse émirienne arabe s’en fait notamment l’écho, elle reprend le témoignage d’un fils de marchand qui commerçait au début du XXe siècle avec les ports indiens et qui de par ces voyages a pleinement participé à l’ancrage du football autour de la crique de Dubaï. Il insiste aussi sur les échanges familiaux internes au Golfe, plus précisément avec l’archipel du Bahreïn, qui favorisaient les flux culturels. C’est surtout le début de l’industrie pétrolière qui accélère l’implantation de cette pratique venue d’Europe. Évoquer le sport au regard de cette région, c’est parler de modernisation et de circulation.
Ainsi, au sein d’une aire aride comme la péninsule Arabique, les barrières sont nombreuses, la lenteur du développement du sport témoigne d’un environnement peu propice aux déplacements humains. Tandis que Jeddah ou Dubaï connaissent l’apparition du football en leur sein dès les années 1920, au Qatar ou dans le Nejd, région de Riyad, cette pratique s’affirme dans les années 1950. Ces prémices laissent la place à une culture sportive qui s’intensifie dans le prolongement des indépendances.
Le sport au service du prestige de la figure régnante
Sous le poids de l’économie des hydrocarbures, le sport s’inscrit comme l’un des axes de l’État-providence mis en place à la fin des années 1960. Espace symbolique, le sport est conçu comme un domaine au service du pouvoir et de sa grandeur. Au cours de la décennie 1970, l’ensemble des pays du Golfe se dote de systèmes sportifs. Cette base prend forme autour d’un réseau de clubs financé par l’autorité centrale
Le dessein poursuivi consiste à forger un socle permettant de rassembler autour de la figure suprême de l’émir, du roi ou du sultan. Trace de cette volonté de manifester son prestige par le sport, la sphère sportive est personnifiée. Les cités sportives qui voient le jour, portent leur nom tout comme leur stade qui constitue le noyau même de ces quartiers qui se dessinent, tandis que les portraits des émirs, rois et sultans trônent au-dessus des travées faisant face à la tribune princière. Vestiges de cette période, la Zayed Sports City, à Abou Dhabi, en référence à cheikh Zayed, émir d’Abou Dhabi et père fondateur des EAU, en périphérie de Doha, le Khalifa International Stadium rappellent tous deux cette époque où le sport connaissait une accélération dans son éclosion.
En effet, le sport est perçu comme un vecteur de modernisation de sociétés entrées dans l’ère pétrolière. Sur la pelouse, leur sélection ne tarde pas à s’illustrer. Les années 1980 retranscrivent les politiques initiées une décennie plus tôt. En 1981, le Qatar perd en finale de la Coupe du monde espoirs contre la grande RFA, en 1982, le Koweït goûte pour la première fois aux joies d’une Coupe du monde, huit ans plus tard c’est au tour des Émirats arabes unis d’atteindre ce stade. Aussi, en 1992, aux JO de Barcelone, le Qatar brille une nouvelle fois sur le gazon en se qualifiant pour un quart de finale historique.
Pour ces pays de quelques centaines de milliers de nationaux, qui plus est confrontés à une place marginale au sein de la géopolitique du sport mondial, ces premiers résultats sont vécus comme de véritables succès. Des artistes locaux fêtent leurs héros par l’écriture de pièces musicales en leur honneur. Une culture populaire émerge. Lorsque l’on y regarde de plus près, aucune trace d’une tradition sportive qui serait vacante. Alors pourquoi vu d’Occident le Qatar et ses voisins sont-ils définis ainsi ?
Sous la vitrine déformante du « soft power », des « monarchies mirages » au sport mirage
Cette trame du récit s’inscrit dans l’imaginaire des « monarchies mirages ». En vogue dans les années 1990, cette expression traduit l’idée de pays sortis de nulle part en plein cœur de cette aire désertique, pouvant se permettre de défier les lois de la nature grâce à leur puissance économique issue de leur rente en hydrocarbures. Ils apparaissent dès lors sans racines. Ce discours du Qatar qui serait un « pays sans tradition sportive » se situe dans cette grille de lecture, il révèle la manière dont l’émirat se montre au monde.
Longtemps centrales pour leur faculté à peser sur le cours du marché mondial de l’énergie, au cours des années 1990, en de fragiles lendemains économiques de contrecoups pétrolier et dans un contexte de facteurs persistants de tensions interétatiques, les monarchies du Golfe décident d’étendre leur champ d’action en investissant de nouveaux domaines pour avoir prise sur le système mondial. Cette stratégie consiste à gagner en influence en comptant sur leur puissance économique et l’image comme socle de leur politique étrangère. C’est à partir de ce point de bascule que ces États donnent l’impression d’enfin exister à l’échelle mondiale. Dubaï, Qatar, Bahreïn, Abou Dhabi puis Oman gagnent peu à peu le champ de vision étranger et loin d’être des destinations incontournables, ces entités politiques sont pour le moins connues par l’opinion mondiale. Aux yeux du public étranger, l’apparition soudaine de ces pays dans la mondialisation résonne avec le début de leur histoire.
Le soft power qui est massivement investi par ces pouvoirs, a pour effet d’invisibiliser leur société et leur histoire. Sous les traits de la mondialisation, les dynamiques locales tendent à disparaître des lieux qui apparaissent comme des rouages du discours international des pouvoirs. L’investissement dans tel ou tel domaine de la mondialisation, comme le sport ou la culture, donne l’impression qu’il s’agit d’un état nouveau pour les États de la région. En effet, pour intégrer l’industrie sportive, les pouvoirs accordent les codes de leur discours à ceux du discours dominant. Ils font ainsi appel aux célébrités mondiales pour développer leur communication et gagner en légitimité auprès du public mondial et des institutions centrales. Sur la pelouse, tous les traits d’un quelconque passé sportif disparaissent au profit d’un récit nouveau tourné vers l’avenir, s’inscrivant dans une dynamique de puissance internationale croissante.
Le stade, emblème de la vision du pouvoir
Symbole de cette puissance, les stades de la Coupe du monde 2022 retranscrivent la manière dont Doha conçoit le pouvoir. De par leur architecture et surtout de par leur emplacement, c’est la verticalité du pouvoir qui s’exprime au travers de ces édifices. Tel un arsenal militaire, loin des préoccupations locales, l’émir s’est doté d’un véritable arsenal sportif éloigné du quotidien des Qatariens, construit au sein d’enclaves urbaines récentes. Ces nouvelles enceintes ont été conçues comme des clefs de diffusion du discours d’un émirat fixé sur l’onde du soft power.
Une rhétorique vouée à prendre des sens divers en fonction du public qui se trouve au bout de la chaîne de communication. Ces nouvelles installations promeuvent à la fois une image libérale sans oublier d’y intégrer des logiques de pouvoir locales. Elles offrent l’opportunité à l’émirat d’assoir une nouvelle fois des lignes d’un discours quasi obsessionnel, cherchant à renforcer la légitimité d’une famille régnante manquant d’ancrage historique.
En effet, les Al-Thani règnent sur la péninsule du Qatar depuis à peine un siècle et demi, par ce récit, ils souhaitent éviter toute contestation de leur pouvoir. Par leur géolocalisation et leur architecture, l’autorité suprême orchestre sa partition suivant cette ligne jonglant entre affirmation de son discours international et maintien de piliers locaux. Comme en surplomb de son territoire, l’émirat continue de poser les bases d’une politique novatrice fixées sur la fréquence du soft power, éloignées des dynamiques locales. Et parcourir les grandes métropoles de la péninsule Arabique nous conduit à ce même constat. La verticalité du pouvoir transparaît dans l’espace. L’hippodrome de Meydan à Dubaï, le circuit automobile de Yas Marina dans l’émirat voisin d’Abou Dhabi, celui de Sakhir dans le sud du Bahreïn, le stade Abdallah en périphérie de Jeddah, ou encore, à l’ouest de la métropole de Riyad, le nouveau projet d’Al-Qiddiya, toutes ces infrastructures viennent illustrer ces logiques de puissance. Celles de pouvoirs omnipotents qui construisent leur puissance au présent
Pourtant derrière le sport comme maillon de la politique étrangère, l’histoire sportive de ces pays est bien là et relate les rythmes socio-politiques de ces sociétés. Elle permet de déjouer le jeu de communication de ces monarchies, en ouvrant l’analyse à l’ensemble du prisme géopolitique. Cette ouverture donne plus de relief aux singularités propres à chacune. Une fois l’équilibre entre le local et le mondial retrouvé, l’angle du sport offre l’opportunité de mieux saisir les trajectoires et enjeux futurs qui se présentent aux États du Golfe.