Le murmure d’un autre récit national
De loin, cela ressemble à une armée d’épouvantails massée à la lisière des arbres. Un peu plus près, ce sont des dizaines de vêtements – pulls, chemises, foulards, chaussettes, culottes ou pantalons – qui se déploient en guirlandes et étendards dans ce curieux coin de la forêt d’Eu, au nord-est de la Normandie. Suspendus aux branches, enroulés autour des troncs, enfilés parfois au houppier de petits buissons, les habits se superposent.
Noués les uns aux autres, ils font surgir des têtes encapuchonnées ou des silhouettes dotées de trois ou quatre ventres. Les jeunes ormes qui donnent à ces géants leurs minces troncs pour squelettes ne sont pas des ormes ordinaires. Ce sont des « arbres à loques », des arbres guérisseurs auxquels les habitants frappés de diverses maladies – et notamment de maladies de peaux – viennent des quatre coins de la région suspendre leurs habits.
Habitués depuis l’école au grand récit d’une France berceau « des lumières », nous avons intériorisé une vision de nous-mêmes comme peuple à l’ADN profondément rationaliste, communiant par-delà les époques et les classes sociales autour d’un même esprit mathématique et rigoureux. À l’heure de l’urgence climatique, des cataclysmes variés et de la descente énergétique, il devient difficile de nier les effets pervers de ce rapport mécaniste et dualiste au vivant[1].
Affirmant avec humilité que nous avons « tout à apprendre », nous invoquons la puissance de cultures lointaines – amérindiennes, sibériennes – comme modèles d’ontologies et de sagesses autochtones reconnectées, tout en prenant la plupart du temps bien soin de nous en distinguer. Nous avons beau le regretter très fort, nous continuons à considérer notre histoire comme étant celle d’indécrottables cartésiens. Le dernier rapport de l’IPBES en témoigne : ses auteurs occidentaux y font l’éloge de peuples gardiens du vivant sans que ne leur vienne à un quelconque moment l’idée d’en être ou d’avoir pu en faire partie[2].
Nous nous intéressons à la personnification juridique du fleuve Whanganui et cherchons à le transposer à l’échelle de la Loire, notre dernier « fleuve sauvage » ? « Mais il n’y a pas d’autochtones de Loire », déplore Bruno Latour[3]. Visiblement c’est ainsi : notre cartésianisme, aussi regrettable soit-il, est constitutif de qui nous sommes et voué, moyennant quelques verdissements, à se perpétuer à tout jamais.
Avec leur double feuillage humain et non-humain brandi en étendard, les arbres guérisseurs de Sénarpont et d’ailleurs portent cependant suspendue à leurs branches une tout autre histoire. Dans leurs silhouettes enveloppées de manteaux, ils parlent un langage textile. Mués en arbres à palabres, ils racontent un monde dans lequel, bien loin d’être cartésiens, nous sommes encore à ce point conscients des porosités entre nos corps et nos environnements, si imprégnés de l’idée que le lieu dans lequel nous vivons est une seconde peau, et notre habitat rien d’autre qu’un deuxième habit, que nous nous en remettons, toujours, au monde vivant comme à un guérisseur, confiants dans ses pouvoirs de cataplasme et dans la force cicatrisante de son enveloppe.
Et même si nous savons nos milieux malades eux aussi, même si les arbres à loques ne sont plus parfois que de frêles arbrisseaux, voire des souches d’arbres abattus ou incendiés[4], nous nous obstinons à venir pratiquer le « peau à peau », mettant nos propres maux au diapason du monde. Chargées de la mémoire de nos tissus flanchant, nos loques deviennent aussi, ironiquement, le reflet de ces toiles du vivant qui partout s’effilochent.
Si les feuilles des chênes de Dodone passaient en Grèce antique pour capables de murmurer des oracles, nos bons vieux « arbres à loques » se montrent donc aussi particulièrement éloquents. Comme les lois dont, on le sait, peu se remplacent mais beaucoup s’empilent en une mille-feuille juridique, comme les systèmes énergétiques qui ne se sont pas substitués mais additionnés les uns aux autres, ils montrent que nos ontologies et nos rapports au monde ne s’annulent pas non plus au fil du temps mais se superposent, se sédimentant progressivement pour former un sol stratifié de cosmovisions et de cultures[5].
Dans ces arbres auxquels nous remettons ainsi des doubles de nos corps se donne à voir l’idée d’un monde vivant animé et puissant dont, il n’y a pas si longtemps encore, nous nourrissions nos santés, cultures et moyens de subsistance. Loin d’être excentriques, anecdotiques ou illuminés, les gestes suspendus aux branches des arbres à loques sont, si l’on élargit la focale et se réinscrit dans le temps long, emblématiques de cultures autochtones et vernaculaires qui ont constitué pendant des millénaires la norme et le fondement de nos sociétés, y compris en France et en Occident. Jusqu’à il y a peu, en dépit des grands récits que nous nous racontons, nos économies étaient locales, nos sociétés rurales et paysannes[6]. Nos cultures, populaires et vernaculaires, se formaient au contact direct des territoires, de leurs mondes vivants et de leurs capacités à faire signe[7].
Si nous sommes sortis de ce modèle, ce n’est pas parce que, par appât du gain, lassitude ou enthousiasme consumériste, nous nous serions au fil du siècle dernier laissés envoûter par les sirènes de la modernité. C’est bien davantage parce qu’un arsenal de politiques – étatiques, capitalistes, extractivistes – ont mis en place méthodiquement la disparition des alternatives, organisant la suppression des droits d’usage, la destruction des communs, l’éradication de la polyculture et de l’agriculture paysannes, le démembrement, l’exode rural, transformant de manière rapide les territoires ruraux et leurs mondes en périphéries destinées à alimenter les grands centres industriels[8].
Il est urgent aussi de se réapproprier notre récit national, pour que l’autonomie et les cultures qu’elle porte ne soient plus ces phénomènes marginaux mais bien la partie émergée d’une histoire et de savoirs.
Ainsi, lorsque dans les années 1980 résonne le célèbre « there is no alternative » de Margaret Thatcher, ce slogan, nullement descriptif, est bien davantage un programme politique, écho et résumé du projet poursuivi depuis plus de 200 ans par le modèle thermo industriel et capitaliste. Le fantasme de notre pays cartésien communiant dans une mentalité d’ingénieurs et de fonctionnaires rationalistes peut être donc réévalué avant tout comme le produit d’un travestissement et d’une réécriture profonde de notre récit national. Verso d’une histoire noire, il s’est construit au prix du démantèlement des économies, cultures et territoires ruraux.
Quelque part, le fameux « effondrement » que nous redoutons tant a déjà eu lieu. Et si, provoqué, organisé par l’État français et ses ambitions productivistes, il a été remaquillé depuis en une grande épopée progressiste, je défends ici l’hypothèse qu’il doit être désormais revisité comme une véritable « colonisation intérieure ». Opérée par l’État sur sa propre population, celle-ci a extrait les ressources des territoires mais aussi, comme le clame Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme, « vidé les sociétés d’elles-mêmes »[9]. Il n’est pas surprenant que nous rencontrions aujourd’hui tant de difficultés, sur les décombres de savoir-faire et d’économies ravagés, à renouer des relations à nos écosystèmes et milieux naturels.
Cette colonisation, le traumatisme qu’elle a laissé et le mensonge qu’elle a installé sur nos identités permettent en effet de mieux comprendre cet irrépressible besoin de nature qui touche de si nombreux citadins, mais aussi ce rapport compliqué, douloureux, crypté et contradictoire aux territoires et au monde vivant qui est à présent le nôtre. Réhabiliter des savoirs détruits exhume aussi immanquablement, comme un chantier butant sur des ruines, la douleur, les deuils et les tabous imprimés par leur éradication. Derrière cette résistance généralisée à « croire ce que l’on sait »[10], il faut lire les effets d’une blessure encore ouverte qui continue, en soubassement, à nous travailler et à nous agir.
Ce détournement de notre récit national et la disparition de ces territoires vivants qui soutenaient nos existences permet, enfin, de jeter une autre lumière sur la montée en puissance du vote pour l’extrême droite. Ils suggèrent en effet la possibilité de lire ce vote que la gauche dans ses diverses composantes peine tant à enrayer, non pas tant comme un rejet des immigrés, mais avant tout comme une réaction à cette colonisation intérieure dont nous avons été l’objet. Dépossédés de ce qui faisait depuis des siècles le cœur de nos économies et de nos cultures, nous nous sommes construits un fétiche et un fantasme de l’étranger que nous cherchons à exclure, pour combattre avant tout ces étrangers que nous sommes devenus à nous-mêmes et à notre propre sol.
Face à la violence des enjeux écologiques et décoloniaux, ces mécanismes de refoulement et de détournement donnent ainsi des masques à ce que l’on n’a pas la force d’affronter en face. Si la peur et la haine de l’étranger sont immémoriales, elles ont très souvent aussi, de tous temps, consisté à inverser le stigmate et renvoyé en boomerang, chez ceux qui l’exprimaient, à des effondrements identitaires et existentiels profonds. Une telle lecture du vote extrême-droite pourrait avoir la force de mettre à jour, derrière des communautés qui semblent en apparence se dresser les unes contre les autres, des parentés intimes et des communautés de destin susceptibles de rassembler colonisés de l’extérieur et de l’intérieur dans un combat unifié contre un ennemi commun.
Comme l’enquête que j’ai menée dans les lieux de vie autonomes le montre[11], les économies locales et cultures vernaculaires capables de nous réconcilier avec l’altérité et avec notre histoire ne sont pas bien loin. Chez Sylvie qui vit à Cantoyourte dans la montagne cévenole, la forêt est envahie de ribambelles de fanions, de fils de laine et de guirlandes. Cousine des arbres à loques, elle déploie un feuillage textile, véritable « lierre d’étoffes » incluant humains et non-humains dans un même tissu physique, sensible et imaginaire. Prompts à resurgir, modes de vie et cultures autonomes réinscrivent nos besoins vitaux, imaginaires et actions politiques dans un territoire ouvert et vivace, en paix avec ses étrangetés, ses altérités et sa diversité nourricière.
Il est temps aujourd’hui de dénoncer, de même que l’impérialisme qui se perpétue sous de nouveaux visages, cette colonisation intérieure qui a marqué nos vies à tous. Il est urgent aussi de se réapproprier notre récit national, pour que l’autonomie et les cultures qu’elle porte ne soient plus ces phénomènes anecdotiques, excentriques ou marginaux dont on parle trop souvent, mais bien la partie émergée d’une histoire et de savoirs essentiels à redévelopper collectivement, aux différentes échelles du local, via de véritables « politiques de l’autonomie ».
Loin des idéologies réactionnaires, celles-ci ne demandent pas, pour donner accès à leurs maisons, villages ou biorégions, que l’on montre ses papiers, sa race ou son pedigree. Elles supposent avant tout l’adoption d’un mode de vie transformateur qui transcende les origines, retisse les appartenances, redéployant ses tissus guérisseurs à travers nos traumas écologiques comme sociaux.
NDLR : Clara Breteau a récemment publié Les vies autonomes, une enquête poétique chez Actes Sud.