Santé

La technique à l’épreuve du soin

Médecin, Philosophe

Quel sens le soin prend-il quand la machine remplace la voix qui apaise ? Si tout soin est d’abord technique, une réflexion approfondie sur ce qu’est un outil au service du soin doit être menée entre les concepteurs et les utilisateurs. Le « care » avec le « cure », et non plus le « care » sans le « cure ». Soigner, tout simplement.

À l’entrée du plateau des consultations de l’hôpital Laennec, deux machines à lire les cartes vitales ont été placées pour remplacer les aides-soignantes d’accueil qui recevaient les patients. La raison exacte de leur présence n’est pas claire. Les aides-soignantes supposent qu’elles vont permettre de « fluidifier » les entrées et orienter les aides-soignantes vers d’autres postes. Elles s’inquiètent pourtant pour les personnes âgées mal à l’aise avec les machines, ou pour les patients en fauteuil qui auront un accès incertain à l’écran de la machine.

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Plus, les patients anxieux et perdus ne pourront plus échanger avec les soignants qui les accueillaient, source sans doute de perte de temps pour les administrateurs ayant décidé, semble-t-il seuls, au moins sans avoir pris le temps d’une délibération avec ces soignants de l’accueil des consultations, d’installer les « machines-accueillantes ». Ces aides-soignantes se sont dès lors senties dépossédés de ce qui faisait le fondement de leur métier : accueillir.

Quel sens le soin prend-il quand la machine remplace la voix qui apaise ? La technique est-elle au service des patients quand elle est imposée aux soignants ? Le traitement technique – ici sans soignant – peut-il se substituer sans conséquences morales majeures au soin non technicisé pratiqué par des soignants à l’écoute ? La crise du système de soins est-elle due à la technicisation à outrance de tous les domaines de la santé ?

« Care » et « Cure », une divergence problématique ?

Le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE), dans son avis 140 « repenser le système de soins sur un fondement éthique », propose un diagnostic des raisons de la crise du système de soins : « la situation actuelle trouve ses sources dans des éléments systémiques qui ont concouru à fragiliser notre système de soins, à commencer par notre approche de la santé focalisée sur le traitement (« cure ») plutôt que sur le soin (« care »).

Le CCNE s’inquiète que  « les avancées techniques peuvent générer des situations inadéquates du fait d’un déficit de réflexion éthique couplé à une « sur » valorisation des actes techniques par rapport aux « actes réflexifs ». Sans préciser de quelles avancées techniques il s’agit. Il poursuit : « Faire au seul motif que l’on sait faire techniquement peut ainsi parfois conduire à des situations de souffrance, de handicap secondaire, de dépendance, de vulnérabilités qui s’imposent à la personne ». La technique, le « cure », est alors vue comme la seule cause de ces souffrances, pour la simple raison que le « care » a été délaissé au profit de la performance technique, ou, pour le dire autrement, que le sujet du soin est devenu, par la seule application de la technique, un objet de soin.

Cette réflexion du CCNE s’inscrit dans une philosophie du soin et de la médecine qui tente, à juste titre, de placer le sujet du soin au centre de la relation soignante, où il affirme son autonomie comme sujet participant aux décisions médicales qui le concernent. C’est dans cette perspective que le philosophe-médecin Georges Canguilhem a pu distinguer la prise en charge du malade, comme sujet du « care », et la lutte rationnelle contre la maladie, comme « cure » : « La rationalité médicale s’accompagne dans la reconnaissance de sa limite […]. Il faut s’avouer […] qu’il ne peut y avoir homogénéité et uniformité d’attention et d’attitude envers la maladie et envers le malade, et que la prise en charge d’un malade ne relève pas de la même responsabilité que la lutte rationnelle contre la maladie ».

Mais ne risque-t-on pas, en séparant l’activité de soigner en deux champs distincts, le « cure » et le « care », le traitement technique et le soin non technique, de rater finalement ce qui fonde la médecine : le meilleur soin pour le patient ? Ne risque-t-on pas d’oublier ce qui, dans l’activité soignante, est proprement technique ? Et, en séparant deux domaines de la médecine et du soin, le rationnel technique et le relationnel soignant, de finalement oublier que les activités techniques sont aussi des activités sociales, comme l’indiquent la manière dont les utilisateurs des outils et machines peuvent s’approprier leur usage, voire participer à leur construction. N’est-ce pas parce que les avancées  techniques, si importantes dans le domaine de la médecine, ont entraîné de nouvelles organisations du travail sans impliquer dans celles-ci les utilisateurs – soignants et patients – que la technique, supposée aux mains des bureaucrates, a perdu ce qu’elle est : humaine ?

Le soin et la technique : une opposition radicale ?

Hans Georg Gadamer décrit parfaitement la dimension soignante de tout traitement : « Le traitement va bien au-delà de la technique moderne qui repose sur le principe du progrès. Car il comprend non seulement la main mais encore l’oreille fine qui sait retenir le mot qu’il faut entendre, l’œil observateur que le médecin tente de dissimuler derrière un regard protecteur. Le traitement est pour le patient un événement qui met tant de choses essentielles en jeu. […] je pense aux personnes âgées et aux malades chroniques. Leur mal, aujourd’hui, revêt une signification particulière pour la médecine, il apporte la preuve singulière cruelle des limites du savoir-faire technique de cette dernière. Le traitement d’un malade chronique, et, pour finir, l’assistance apportée au mourant, nous rappellent sans cesse que le patient n’est pas un cas mais une personne. […] Mais un médecin qui réussit à ramener son patient au monde de la vie sait qu’il ne devra pas se contenter de lui prodiguer une aide ponctuelle, mais qu’il devra prolonger cette aide dans le temps. Car le médecin ne doit pas se limiter à agir ; il doit traiter » (Philosophie de la santé).

Le CCNE a raison de dire que cet aspect relationnel du soin, au cœur des valeurs soignantes, n’est pas valorisé par les décideurs politiques. S’assoir pour écouter le patient, lui prendre la main pour le soulager et dire notre présence soignante, prendre le temps de comprendre la maladie dont il souffre, et lui donner la possibilité d’accepter ou de refuser le traitement qu’on lui propose. Tous ces gestes, ces actes non médiés par la technique – ou supposés tel – ne comptent pour rien, puisque seuls les actes techniques qu’il faut comprendre avec les administrateurs comme actes standardisés (une coronarographie, une appendicectomie, la pose d’une pompe à insuline) sont pris en compte. A contrario, les actes non standardisés, s’inscrivant dans une temporalité non mesurable propre aux maladies chroniques par exemple (suivi du parcours d’un patient coronarien ou diabétique) ne sont pas valorisés à leur juste compte. Ce qui fait dire au CCNE que le temps des soignants et des patients ne correspondent plus : faire vite et idem d’un côté, comme demandé par les administrations (l’ambulatoire est un bon exemple de la course aux actes), quand les patients demandent, de leur côté, plus de temps pour se sentir tout simplement accueilli.

Même si l’acte technique standardisé risque de fait de ramener le sujet du soin à un objet technicisé, à un lit occupé, un séjour hospitalier protocolisé, faut-il y voir un effet pervers de la technique, responsable de tous les maux de notre système de santé ? Faut-il supposer, avec Heidegger, que toute technique, par son essence, entraîne l’oubli de l’Etre ? Que la technique, et ses outils, empêche que le sujet du soin soit reconnu comme sujet unique, capable de dire qu’il ne veut plus de cette dialyse-là, de cette coronarographie,  de cette chirurgie ? Parce qu’il faut faire, et ne pas défaire ce qui a été prescrit ? N’est-ce parce que les soignants qui pratiquent ces actes ont perdu la possibilité d’agir – même techniquement – pour le bien de l’autre souffrant, que justement la technique se pare de tous ses maux ?

La technique et sa puissance se trouve dès lors décontextualisée : comme si la technique vivait pour elle-même, ici hors du soin, et jugée dès lors destructrice. Andrew Feenberg le précise : « L’objectif limité de la technique moderne satisfait les besoins d’une hégémonie particulière […]. Ce n’est pas la technique, mais l’hégémonie qui doit se justifier lorsque nous soulignons que les moyens techniques d’aujourd’hui forment un environnement toujours plus menaçant pour la vie. Dans la lutte pour une société meilleure, c’est l’hégémonie matérialisée dans la technique que l’on doit contester ».

Pour un soin technique démocratique

Tout soin n’est-il pas d’abord technique ? Il l’est à n’en pas douter dans un service de réanimation, ou au bloc opératoire. Mais ne l’est-il pas non plus dans un service de soins palliatifs, un service de diabétologie, ou un EHPAD ? Le contexte et la complexité d’utilisation croissante d’un déambulateur, d’un  lit médicalisé, d’une pompe à morphine, d’un robot chirurgical et d’un cœur artificiel font la différence entre ces dispositifs. Leur mauvaise utilisation entraîne bien évidemment des complications plus ou moins importantes pour les patients. Mais à chaque fois, les soignants s’efforcent de faire au mieux  avec ces dispositifs techniques – d’en prendre soin – pour le meilleur soin au patient.

Faut-il, en regrettant que la médecine soit devenue trop technique, rejeter toute technique ? Si ce n’est pas le propos du CCNE, en évoquant notamment l’apport des technologies numériques pour faciliter la tâche des soignants, il n’empêche que l’idée de revendiquer un « Principe d’Humanité » dans le soin s’attache à rejeter l’activité technique comme fondement de celui-ci. Le soignant technicisant ou l’humain soigné technicisé aurait perdu « l’humain de l’humain », terme que Gilbert Hottois, dans son dialogue philosophique autour de son ouvrage Species Tehnica paru vingt ans auparavant, conteste : «  Le commentaire philosophique critique le plus profond que je puisse faire de ces variations tautologiques autour du mot « humain » est qu’elles attestent, involontairement sans doute, de l’essence symbolique, verbale, et quelque fois verbeuse, de l’être humain ».

Le CCNE et les défenseurs d’un soin plus humain ne vont sans doute pas si loin, mais argumentent souvent contre la technique en arguant de sa « logique fonctionnelle autonome ». Ils oublient que la technique – et le soin technique – est avant tout une affaire sociale, s’inscrivant dans des rapports de force entre les concepteurs et les utilisateurs.

Le développement du numérique à l’hôpital est un bon exemple de ces développements techniques qui nous engagent dans des voies qui ne relèvent pas uniquement de la compétence des ingénieurs, « parce que cette voie n’est tout simplement pas inscrite dans la nature de la technique ». Les outils numériques, faisant la grande joie des directions hospitalières, ont été imposés aux soignants, dans le but de tracer toutes leurs activités, à la fois soignantes et administratives. Jamais les soignants n’ont participé à leur élaboration, et n’ont souvent pas permis d’améliorer les soins.

Les logiciels dits « métiers » sont incapables de rendre compte des pratiques soignantes, non objectivables justement. Seuls les actes mesurables sont numérisés. Quand un « bug » survient – hors cyberattaque ! –  une plateforme numérique extérieure à l’hôpital est sollicitée, pendant de longues minutes, empêchant de poursuivre le travail. La participation à l’élaboration de leur outil de travail ayant été quasi-nulle, le sentiment de désappropriation s’accentue à longueur de temps. Le temps soignant est devenu un temps numérisé, l’espace du soin un espace cloisonné par les écrans s’accumulant entre les soignants et les patients.

Il n’est pas question ici de refuser toute aide numérique. Il s’agit de montrer qu’une technicisation du soin est possible si les utilisateurs – les travailleurs du soin – puissent co-construire avec l’ensemble des acteurs, un espace de travail adapté aux exigences d’un bon soin. De fait, si tout soin est d’abord technique, ce que nous revendiquons, une réflexion approfondie sur ce qu’est un outil au service du soin doit être menée entre les concepteurs et les utilisateurs. Il s’agit ainsi de re-contextualiser la technique, de reconnaître que ce n’est pas la technique qui empêche que le patient et le soignant se parlent, mais que ce sont les conséquences organisationnelles des usages techniques qu’il faudrait repenser pour repenser – re-panser – le soin (voir l’exemple sur les machines à lire les cartes vitales au début de cet article).

La division du travail imposée par les avancées techniques – techniciens, soignants de toutes spécialités, administrateurs – est bien la cause de la perte de ce qui fonde les collectifs de soin : une intelligence partagée, au service des patients, soigné par les techniques dont on fait le bon l’usage. N’est-ce pas l’ignorance de la technique – quand elle s’applique plutôt qu’elle ne s’explique – qui entraîne le rejet de toute technique dans le soin, en oubliant que tout soin sans technique n’est plus soin. Le « care » avec le « cure », et non plus le « care » sans le « cure ». Soigner, tout simplement.

Les mots disent des vérités de notre époque. Quand le « prendre en charge » des patients est devenu le « prendre en soin », comme désormais appris dans les instituts de formation des « sciences » infirmières, le travail soignant ne risque-t-il pas  de perdre ce qui en fait la noblesse : se charger des maux des patients, nous, soignants, par l’outil et la parole. L’humain est technique. Et n’est-ce pas la technique appliquée par des techniciens immoraux qu’il faut à tout prix combattre, dans le domaine des soins de santé, et ailleurs?


Philippe Bizouarn

Médecin, Philosophe, Praticien hospitalier au CHU de Nantes et chercheur associé au laboratoire SPHERE

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