Écologie

Que manque-t-il au Green Deal ?

Économiste

Le plafonnement du prix des émissions des transports et du bâtiment, ainsi qu’une trop faible rénovation thermique des bâtiments, ont de grandes chances de faire manquer à l’UE son objectif climatique pour 2030. Pour assurer des réductions d’émissions conformes à l’objectif, il manque aussi au Green Deal une mue du système agricole et alimentaire, une ambition forte sur la rénovation thermique, et un marché d’émissions qui fonctionne sans prix plafond.

À la pointe de la mue énergétique, l’Union Européenne s’est engagée à réduire ses émissions de CO2 de 40% dans la décennie actuelle et à atteindre la neutralité carbone (i.e. zéro émission nette) en 2050. Pour décarboner le territoire européen en conformité avec nos engagements, l’UE est sur le point d’adopter un Green Deal assez proche du plan proposé par la Commission. Que contient ce Green Deal ? Va-t-il fonctionner ? Est-il suffisamment ambitieux pour le climat et juste socialement ?

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Le Green Deal prévoit une mue de la société qui n’épargnera pas le mode de vie et les habitudes de personne. Le plan de la Commission est à la hauteur de l’ambition de l’UE, et décline des mesures de décarbonation crédibles dans chaque secteur (à l’exception notable de l’agriculture, qui reste largement épargnée) :

– norme d’émission de CO2 sur les véhicules neufs baissant progressivement jusqu’à 0 en 2035 ;

– norme de neutralité carbone pour les bâtiments neufs à partir de 2030 ;

– obligation de rénovation des passoires thermiques de sorte que tous les bâtiments atteignent au moins la classe E en 2033 ;

– renforcement du marché de permis d’émissions (ETS) existant, assurant que l’électricité et l’industrie (40% des émissions de l’UE) se décarbonent suivant une trajectoire conforme à l’objectif (-62% entre 2005 et 2030) ;

– second marché de permis d’émissions (ETS2) à partir de 2026 assurant que les bâtiments et les transports (41% des émissions) se décarbonent suivant une trajectoire conforme à l’objectif (-43% entre 2005 et 2030) ;

– mécanisme d’ajustement carbone aux frontières afin que le contenu carbone des biens importés soit taxé au même titre que pour les biens produits dans l’UE

– mécanisme de répartition de l’effort entre pays qui établit des trajectoires d’émissions nationales afin de couvrir les secteurs résiduels ;

Par rapport au plan initial de la Commission, le Parlement et le Conseil ont adopté divers amendements. Deux sont particulièrement significatifs. D’une part, le Conseil a revu à la baisse l’ambition de la directive de performance énergétique des bâtiments, en excluant les bâtiments résidentiels de l’obligation de rénovation. Le député écologiste rapporteur du texte propose au contraire d’accroître l’ambition du texte, mais la position du Parlement sur cette directive n’est pas encore définie. D’autre part, le Parlement et le Conseil se sont mis d’accord pour retarder d’un an le démarrage de l’ETS2 et surtout, d’en plafonner le prix des émissions à 45 €/tCO d’ici 2030. Dit autrement, l’ETS2 ne pourra faire augmenter le prix de l’essence de plus de 10 centimes par litre durant cette décennie.

Le plafonnement du prix des émissions des transports et du bâtiment, ainsi qu’une trop faible rénovation thermique des bâtiments, ont de grandes chances de faire manquer à l’UE son objectif climatique pour 2030. L’ETS2 prévu par la Commission aurait permis de garantir l’objectif de réductions d’émissions pour les secteurs des transports et des bâtiments – les grandes installations industrielles et électriques étant déjà couvertes par le premier ETS.

En effet, l’ETS2 définit un quota européen d’émissions annuel à ne pas dépasser, vend aux enchères aux raffineries et aux importateurs d’hydrocarbures des permis d’émissions correspondant au quota, et sanctionne de façon dissuasive les éventuelles violations. Les entreprises répercutent le coût des quotas en hausses de prix des énergies fossiles, ce qui incite les ménages et les entreprises à réduire leur consommation (en isolant leurs bâtiments, en changeant de véhicule ou en revoyant leurs habitudes de consommation). Pour plafonner le prix, il faudra mettre en circulation des quotas supplémentaires lorsque celui-ci atteindra 45 €/tCO2, nous éloignant d’autant de la trajectoire de réduction d’émissions.

Certes, le Green Deal comprend d’autres mesures que l’ETS2 pour décarboner les bâtiments et les transports. Grâce à ces mesures complémentaires, la demande pour les énergies fossiles baissera et avec elle, le prix du permis d’émission. Si jamais ces mesures alternatives étaient suffisantes pour satisfaire la trajectoire visée, alors la demande de permis ETS2 serait inférieure à l’offre, et le prix de l’émission serait nul. L’ETS2 devrait donc être vu comme un mécanisme qui assure les réductions d’émissions dans le cas où les autres mesures se révéleraient insuffisantes. Le problème, c’est qu’avec un prix plafond, on perd cette garantie que les réductions d’émissions soient suffisantes.

Or, il est fort probable que les réductions permises par les mesures complémentaires soient insuffisantes. Concernant les bâtiments, ce sera d’autant plus le cas si l’obligation de rénovation thermique manque d’ambition. Quant aux transports, contrairement à ce qui a été rapporté par la presse, la production de voitures thermiques ne sera pas interdite en 2035, mais seulement punie d’une pénalité – d’environ 10 000€ pour un véhicule ordinaire (un tel surcoût correspond au coût d’une immatriculation à Shanghai, qui n’empêche pas la ville chinoise d’abriter des millions de véhicules…). Sans compter que les tests d’homologation sous-estiment les émissions des voitures hybrides.

Si le plafonnement du prix des émissions nuit à l’objectif climatique, pourquoi a-t-il été poussé par le Parlement ? Les députés les plus à gauche voient par principe d’un mauvais œil une solution de marché (et lui préfèrent un prix plafond qui, une fois atteint, agira comme une taxe) ; tandis que les députés les plus centristes (dont Pascal Canfin) craignent qu’une tarification carbone entraîne un mouvement des Gilets jaunes européen (ou renforce l’extrême droite).

En effet, à mesure que ces contraintes se renforcent, matérialisées par de nouvelles obligations, interdictions, ou par une hausse des prix de l’énergie, des mouvements de contestation tels que celui des Gilets jaunes sont de plus en plus probables. Pour autant, les enquêtes auprès d’échantillons représentatifs de la population révèlent une forte adhésion à une politique climatique ambitieuse, quel que soit le pays[1].

Comment alors interpréter l’opposition à la tarification carbone de la part des Gilets jaunes, qui étaient soutenus par une majorité des Français ? Les enquêtes convergent : la plupart des gens soutiennent une politique climatique dès lors qu’ils la perçoivent comme effective (pour réduire les émissions), juste, et sans effet négatif sur son ménage[2]. Ainsi, les deux tiers des Français sont prêts à adopter un mode de vie soutenable, sans voiture ni viande rouge, si des alternatives (tels que des transports en commun) étaient accessibles, si les plus riches étaient mis à contribution, et si la mue était mondiale.

La hausse de la taxe carbone voulue par Emmanuel Macron ne respectait pas ces critères : elle n’était pas complémentée par un renforcement des alternatives décarbonées, elle n’aurait fait baisser les émissions de CO2 que marginalement, et surtout, elle était régressive, c’est-à-dire qu’elle grevait davantage le budget des plus modestes[3].

L’UE devrait faire preuve de plus de solidarité vis-à-vis des pays à bas revenus, et accepter des mesures impliquant des transferts conséquents vers ces pays.

Or, la tarification carbone peut justement être rendue progressive (c’est-à-dire bénéficier aux plus modestes), pour peu qu’on reverse ses recettes aux ménages. Cette formule, appelée taxe carbone avec dividende, est soutenue par la plupart des experts, et même par Priscilla Ludosky, l’initiatrice des Gilets jaunes. Ce n’est pas la formule qu’a choisie le gouvernement, qui a préféré profiter des recettes de la taxe carbone pour supprimer l’ISF et pérenniser le CICE sous forme de baisses de cotisations sociales. Une difficulté de la taxe carbone avec dividende, c’est qu’elle est souvent perçue (à tort) comme régressive[4], que ce soit par les citoyens ou par les parlementaires. Ainsi, une tarification du carbone, même juste, peut essuyer un rejet important.

Le Green Deal ne prévoit pas non plus de reverser les recettes des ETS aux ménages, même s’il aménage une possibilité dans ce sens dans le cas de l’ETS2. Les recettes de l’ETS2 devraient abonder pour un tiers un Fonds Social du Climat et pour deux tiers les budgets des États au prorata de leurs émissions. Les États membres devraient ensuite utiliser ces recettes pour subventionner la décarbonation des logements et de la mobilité, en particulier pour les ménages vulnérables, faute de quoi ils ne pourraient rien toucher du Fonds Social du Climat.

Ainsi, la tarification européenne se fera sans dividende, même si les recettes du Fonds pourraient aussi être utilisées pour compenser les ménages vulnérables jusqu’en 2032. Malgré cette absence de dividende, l’ETS2 a le potentiel d’être véritablement progressif – et ce d’autant plus si les États membres le complètent par des mesures redistributives au niveau national –, grâce au fléchage des recettes vers les ménages vulnérables et à leur répartition des recettes entre les États membres. En effet, la clé de répartition des recettes par le Fonds Social du Climat opère une redistribution des États à hauts revenus vers les États à bas revenus de l’UE, en approchant le principe d’un égal droit à polluer entre les Européens.

En édulcorant (avec un prix plafond) la mise en œuvre d’un quota européen qui aurait garanti d’atteindre nos objectifs de réductions d’émissions, le Parlement et le Conseil favorisent l’automobiliste européen, qui ne subira pas trop de hausse du prix de l’essence, plutôt que le paysan bangladais, qui subira une hausse du niveau de la mer. Cette position n’est pas seulement dommageable pour le climat ; elle ne correspond pas non plus aux valeurs écologistes et humanistes exprimées par les Européens : par exemple, neuf personnes sur dix soutiennent un marché du carbone mondial du carbone qui limiterait les émissions conformément à l’accord de Paris et financerait un revenu de base mondial[5]. Or, aucun parti ne se bat sérieusement pour une politique mondiale, qui serait pourtant la seule façon de résoudre véritablement le problème climatique, notamment parce que les pays à bas revenus ont besoin de solidarité de la part des pays à hauts revenus pour financer leur décarbonation.

Pour conclure, que manque-t-il au Green Deal ? Pour assurer des réductions d’émissions conformes à l’objectif, il faudrait une mue du système agricole et alimentaire, une ambition forte sur la rénovation thermique, et un marché d’émissions qui fonctionne sans prix plafond. Si on estime qu’un prix plafond est nécessaire pour contenir les disparités que cause la tarification carbone sur les niveaux de vie, quitte à manquer nos objectifs, il aurait pu être défini à un niveau bien plus élevé (par exemple 200 €/tCO2), pour rester plus proche de l’objectif.

Pour réduire les coûts d’un tel marché pour les classes moyennes, il aurait fallu permettre aux États d’en utiliser l’intégralité des recettes pour compenser les ménages. Les changements d’équipement et des infrastructures auraient pu être financés différemment, notamment en augmentant les taxes sur les plus riches.

Enfin, l’objectif lui-même de l’UE aurait pu être plus ambitieux : au lieu de porter sur les émissions territoriales, il aurait pu viser l’empreinte carbone, et ainsi s’attaquer davantage aux émissions incorporées dans nos importations ainsi qu’à celles du transport aérien pour les destinations hors UE. Surtout, l’UE devrait faire preuve de plus de solidarité vis-à-vis des pays à bas revenus, et accepter des mesures impliquant des transferts conséquents vers ces pays.

Non seulement de tels transferts sont justifiés par un principe de justice climatique tel qu’un égal droit à polluer pour chaque humain, mais ils seraient aussi salutaires pour lutter contre l’extrême pauvreté et assurer des conditions de vie décente partout dans le monde. Ainsi, si l’on peut saluer le volontarisme de l’UE dans la décarbonation, un chemin sinueux reste encore à frayer jusqu’à obtenir une politique climatique pleinement satisfaisante.


[1] Dechezleprêtre, Antoine, Adrien Fabre, Tobias Kruse, Bluebery Planterose, Ana Sanchez Chico, and Stefanie Stantcheva. “Fighting Climate Change: International Attitudes toward Climate Policies.” OECD Economics Department Working Papers. Vol. 1714. OECD Economics Department Working Papers, July 12, 2022.

[2] Douenne, Thomas, and Adrien Fabre. “Opinions Des Français Sur Les Politiques Climatiques.” Document de Travail Cepremap, 2019. .

[3] Douenne, Thomas. Focus de la note pour le Conseil d’Analyse Économique “Pour le climat : une taxe juste, pas juste une taxe”, in Bureau et al. (2019).

[4] Douenne, Thomas, and Adrien Fabre. “Yellow Vests, Pessimistic Beliefs, and Carbon Tax Aversion.” American Economic Journal: Economic Policy, 2022.

[5] Résultats à paraître d’une étude représentative portant sur vingt pays, couvrant 72% des émissions globales.

Adrien Fabre

Économiste, Chercheur CNRS au CIRED

Notes

[1] Dechezleprêtre, Antoine, Adrien Fabre, Tobias Kruse, Bluebery Planterose, Ana Sanchez Chico, and Stefanie Stantcheva. “Fighting Climate Change: International Attitudes toward Climate Policies.” OECD Economics Department Working Papers. Vol. 1714. OECD Economics Department Working Papers, July 12, 2022.

[2] Douenne, Thomas, and Adrien Fabre. “Opinions Des Français Sur Les Politiques Climatiques.” Document de Travail Cepremap, 2019. .

[3] Douenne, Thomas. Focus de la note pour le Conseil d’Analyse Économique “Pour le climat : une taxe juste, pas juste une taxe”, in Bureau et al. (2019).

[4] Douenne, Thomas, and Adrien Fabre. “Yellow Vests, Pessimistic Beliefs, and Carbon Tax Aversion.” American Economic Journal: Economic Policy, 2022.

[5] Résultats à paraître d’une étude représentative portant sur vingt pays, couvrant 72% des émissions globales.