Et surtout, une bonne santé !
Olivier Véran nous avait promis un « discours qui fera date » à la veille de la présentation des vœux du Président de la République aux professionnels de santé. Des mesures concrètes allaient être annoncées. « Disruptives » forcément. Le lieu de l’annonce : l’hôpital de Corbeil-Essonnes. Insistons sur ce point : la énième réforme du système de santé a été énoncée depuis un hôpital d’une région sinistrée sur le plan sanitaire.
Le « Ségur de la santé » avait été annoncé, improvisé en réalité, depuis le plus grand hôpital d’Europe, La Pitié-Salpêtrière, à la sortie du premier confinement. Annonce improvisée car le gouvernement voyait repartir les mobilisations des hospitaliers, gonflés à bloc grâce aux applaudissements des Parisiens à leur balcon, chaque soir. Pourtant, avant le début de la pandémie, Mme Buzyn puis M. Véran faisaient la sourde oreille aux protestations du Collectif Inter-Urgences puis du Collectif Inter-hôpitaux. À ce moment, il n’y avait point de crise hospitalière : juste des soignants grognons, jamais contents, malgré les miettes qui leur été jetées.
Ce « Ségur de la santé » était un nom bien ronflant pour ce qui n’était qu’un « Grenelle de l’hôpital ». En effet, de réforme du système de santé, il n’en était pas question. Il s’agissait simplement de rattraper partiellement les conséquences financières délétères de ce qu’il faut bien appeler « la décennie maudite de l’hôpital public » : en effet, après le krach financier de 2008, et après une brève parenthèse keynésienne, l’Union européenne a serré la vis budgétaire au nom de la réduction des déficits publics. En passant, c’est exactement ce qui va se reproduire à partir de 2023. On ouvre les vannes budgétaires du « quoi qu’il en coûte », puis les services publics doivent passer à la caisse. La contre-réforme des retraites s’inscrit dans cette logique.
Emmanuel Macron a donc annoncé, avec l’emphase qu’on lui connaît, en avril 2020, la tenue d’un « Ségur de la Santé ». Le ministre Véran était aux anges : à lui les feux de la rampe. La douche devait s’avérer froide. D’une part, il ne s’agissait que d’une concertation, Nicole Notat, cornaquée par trois Inspecteurs généraux des affaires sociales, n’avait aucun pouvoir de négociation. D’autre part, il s’agissait de faire durer la « concertation » jusque les vacances d’été, afin d’empêcher le feu hospitalier de reprendre.
Bilan de l’opération : que des déçus, et même, chez certains, la sale impression de s’être fait balader. Certes, il y a eu des avancées financières, notamment pour les paramédicaux. 130 euros mensuels, ça ne se refuse pas. Toutefois, il ne s’agissait que d’un rattrapage partiel de la perte de pouvoir d’achat liée au gel du point d’indice depuis 2010 ! Par contre, sur les revendications « structurelles », rien ou peu de choses. Pas question d’en finir avec l’ONDAM. La T2A (tarification à l’activité), on n’y touche pas. La politique de fermeture de lits, même chose. Si, des embauches promises. Mais de la promesse à l’effectivité, il y a loin de la coupe aux lèvres. Recruter, oui, mais qui ? L’hôpital public a désormais une image de bagne qui n’attire pas les vocations ! Car le cœur du problème est bien là : trente années de maltraitance hospitalière ont fini par imprimer chez les aspirants soignants une certaine méfiance.
Ainsi, par exemple, pendant vingt ans, la politique de fermeture des lits était volontariste, au nom du fameux virage ambulatoire (le patient arrive le matin, subi son intervention puis repart, quand il le peut, chez lui). Désormais on ferme des parties entières de services car il n’y a plus assez de soignants pour assurer les normes de qualité et de sécurité des soins ! La capacité de nos élites laisse pantois : avec une population vieillissante, des personnes âgées isolées, une explosion des pathologies chroniques, on a trouvé pertinent de réduire la capacité d’hébergement des hôpitaux pour les concentrer sur les seuls soins !
En réalité, la politique de santé a été depuis vingt ans élaborée à Bercy : aucune capacité d’anticipation des besoins futurs, aucune analyse sociologique des transformations familiales pour faire face au vieillissement de la population, aucune anticipation du retour des périls pandémiques. Non. Deux mantras ont guidé les politiques de santé : maîtriser, sinon réduire, les dépenses de soins ; communier tels des born gain dans l’Innovation, censée être la solution magique à tous les problèmes du système de santé, avec, cadeau bonus, le renforcement de la « compétitivité de l’économie française ».
Trois ans après le Covid-19, le Roi est nu. Dans ses vœux aux professionnels de santé, Emmanuel Macron a fait deux déclarations pour le coup « disruptives ». D’une part, il a concédé son « humilité » (sic) face au système de santé menaçant ruine. Terminé les rodomontades, les annonces tonitruantes, les envolées de VRP sur la e-santé et les innovations à venir. Emmanuel Macron a découvert qu’un système de santé, c’est d’abord de l’humain – des soignants et des patients – avant d’être de la technologie, même s’il serait stupide de nier les apports de cette dernière.
Oui, le soin c’est l’école de la modestie, tout médecin ou infirmière vous le dira. La T2A envisageait l’hôpital comme une industrie automobile qui produit une gamme de séjour. Sauf qu’entre soigner, surtout des maladies chroniques, et produire une voiture, il y a une petite différence : le soin est une coproduction : la réussite d’une relation thérapeutique dépend autant de la qualité du médecin que de la singularité, de l’idiosyncrasie et des aléas du patient. On aurait presque honte à rappeler une telle évidence. Mais il est certain que chez McKinsey, ce type de subtilité ne passe pas la rampe du Powerpoint.
Finalement, l’effondrement de notre hôpital est le symptôme de l’inanité de la « pensée » McKinsey. Piloter l’offre de soins avec des recettes tout terrain, des power-points, des consultants avec des chaussures à bout pointu, ça ne fonctionne pas. La santé n’est pas et ne sera jamais une industrie. Certes, on peut rationaliser jusqu’à un certain point la « production de soins », mais l’exercice trouve vite ses limites. L’humain est source d’incertitudes, d’aléas, de complexité. Le grand sociologue Anselm Strauss et son équipe avait démontré cela dès les années 1950, dans un livre fameux La trame de la négociation. Tout est négocié dans le système de santé : entre le patient et son médecin, entre le médecin et son équipe, entre le patient et sa famille, entre l’équipe et la direction, etc. Vous pouvez rationaliser, au sens industriel, des bouts de trajectoire, mais la rationalisation complète de cette dernière est une chimère d’ingénieur.
Donc nous voici rendu à ce point : Emmanuel Macron vient de comprendre que son économisme et son industrialisme est un contre-sens. Il vaut mieux tard que jamais. Toutefois que de temps perdu ! Rappelons que M. Macron est aux manettes depuis 2012, voire depuis 2007, quand il était secrétaire adjoint de la Commission Attali qui devait « libérer la croissance ». Il a été conseiller économique du Président Hollande, puis ministre de l’Économie avant de s’envoler vers son destin présidentiel. Qu’il ne vienne dont pas se défausser sur les autres. L’échec du système de santé, c’est aussi le sien. On comprend donc qu’il en revienne à plus d’humilité.
Emmanuel Macron a fait « un discours qui a fait date » le 6 janvier 2023. Nous sommes des acteurs de peu de foi, mais nous peinons à croire que ses considérations plus ou moins nébuleuses iront dans les livres d’histoire. Certes son style est inimitable : il parle à l’emporte-pièce, fait montre de sa maîtrise des dossiers, balance quelques blagues. Mais pour le reste, nous restons sur notre faim…
Commençons par le cœur du réacteur de la crise de l’offre de soins : la médecine de ville. En effet, il y a comme un aveu dans le fait que le Président Macron ait présenté ses vœux dans un hôpital de la banlieue parisienne. Même si nous ne sondons pas les reins et les cœurs, Emmanuel Macron sait que c’est le seul compartiment public de l’offre de soins qui va être confronté à la terrible crise de la démographie médicale qui s’annonce. Il l’a d’ailleurs reconnu : les quinze années qui arrivent vont être terribles, et le politique va y assister comme le capitaine du Titanic.
« La faute au numerus clausus ». Certes. Mais qui a instauré puis resserré le numerus clausus aujourd’hui conspué ? Oui, le coupable est tout trouvé : le ministère des finances (d’où sort M. Macron) : moins de médecins, moins de prescripteurs, moins de dépenses. Certes. Mais ce n’est qu’une partie de l’histoire. Car les syndicats de médecins libéraux ont été d’actifs complices : jusqu’au début des années 2000, ils criaient à la « pléthore », à « l’encombrement » de la médecine. Ils ont même poussé, aux frais des assurés sociaux, à un dispositif (dit MICA) de mise en départ anticipé des retraités ! Il est donc assez piquant de voir une petite fraction de médecins radicalisés réclamer l’augmentation de la consultation à 50 euros, soit 100 000 euros supplémentaires annuels, financés par des salariés avec un pouvoir d’achat en pleine attrition, au nom d’une pénurie qu’ils ont eux-mêmes créée !
On pense immédiatement à Audiard. Réclamer 100 000 euros de revenus supplémentaires pour un service qui se dégrade à la vitesse grand V (plus de permanence des soins, plus de gardes, déserts médicaux), il fallait oser. Même un trader aurait plus de pudeur. Et le plus ironique : les mêmes se plaignent des centres de santé privés qui ouvrent dans des zones désertées, le tout en secteur conventionné. L’un des auteurs de ces lignes a obtenu en une semaine un rendez-vous de qualité avec un ophtalmologue, là où, au fin fond du Finistère, le délai était de trois mois…
Dans le système de santé actuel, le commandement est descendant, les indicateurs sont financiers, l’autonomie des caisses primaires est une relique.
L’embolisation de l’hôpital n’est que la conséquence de la dérégulation de la médecine de ville. Deux des auteurs de ce texte ont conçu un « service public territorial de santé » dans trois papiers. Il faut les lire. Car les solutions existent. Mais le problème est politique, et certainement pas technique. Il est impossible de les résumer ici, mais la philosophie globale est de faire du service territorial de santé un commun, là où d’autres, comme André Grimaldi et Fréderic Pierru, parlent de service public de la médecine de proximité[1]. Au fond, il s’agit de renouer avec la formidable innovation qu’était la psychiatrie de secteur, portée par des médecins de gauche. Donnons-en quelques éléments marquants, sans rentrer dans la technique[2].
L’idée générale est la création d’un service public territorial de santé décliné localement en « Pôle territorial de santé » (PST) dont le maillage territorial suit les besoins locaux et peut s’appuyer en cela sur les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS). Il est composé de professionnels médicaux libéraux volontaires, qui pourraient ainsi opter pour le statut de la fonction publique hospitalière avec indexation sur la grille salariale des praticiens hospitaliers. Il comprend également les personnels paramédicaux dont la grille tarifaire des hospitaliers pourrait s’appliquer à condition d’une nette revalorisation qui profiterait aux deux secteurs, hospitalier public et service public de santé territorial nouvellement créé.
La gestion administrative de ces services impliquerait la mutualisation et/ou l’embauche d’un personnel spécifique (cadres de santé, secrétaires, techniciens). Cela libèrerait les soignants de ville et particulièrement les médecins des tâches administratives (estimées à 10h par semaine par médecin généraliste) afin d’augmenter le temps de soins disponible à effectif constant[3]. Cela permettrait une meilleure régulation territoriale des postes de médecins pour lisser la pénurie sur tout le sol français et d’obtenir une permanence de soins mutualisée et obligatoire sur tout le territoire.
Par ailleurs, en favorisant au sein d’un service public de santé territorial la mobilité des soignants et des médecins dans le pôle (ville/hôpital) cela atténuerait un peu la pénurie avec un exercice mixte selon les projets professionnels. L’intégration des sages-femmes et dentistes avec délégation de soins, car leurs effectifs vont s’améliorer selon les projections bien avant les infirmières et les médecins, va également dans ce sens. De la même manière, il est impératif d’inclure les pharmaciens pour utiliser leurs compétences pharmacologiques et les délester des tâches de négociations avec les fabricants en s’adossant à un pôle socialisé du médicament[4].
Enfin, il faut songer à intégrer également les métiers du lien à ce pôle (auxiliaires de vie, assistantes-sociales, assistantes maternelles, AVS, AESH…) en revalorisant salaires et statuts. Chaque PST serait financé par un budget global, supprimant de facto la tarification à l’activité. Ces PST seraient en lien avec des agences régionales de santé refondées avec des antennes départementales étoffées et dans un partenariat avec les professionnels du territoire.
Au moment du Covid, les ARS sont devenues des boucs-émissaires pour les élus locaux et, pire, les décideurs nationaux. Quel culot ! Les ARS, (mal)nées avec la RGPP, ont été les instruments de la réorganisation autoritaire de l’offre de soins et de la gestion de la pénurie. Mais ce n’était pas du tout l’intention de leurs inventeurs. Comme Julien Vernaudon et Frédérick Stambach, leur ambition était de véritablement territorialiser la politique de santé, ce qui supposait de vraies marges de manœuvres financières, juridiques et de décision.
Malheureusement, elles sont devenues des super-préfectures sanitaires éloignées des acteurs territoriaux de l’offre de soins (professionnels, élus locaux et même préfets de département). L’échec des ARS, c’est l’échec du milieu décisionnel central ! Frédéric Pierru a fait une enquête ethnographique dans les ARS[5] : comme dans tous les services publics, on y souffre de mal faire son travail, étouffé sous la bureaucratie, garroté par le reporting, soumis aux oukases du DG ARS qui ne fait que répercuter les injonctions du ministère. Il y a énormément de compétences dans les ARS qui ne demandent qu’à s’exprimer dans un cadre plus local et partenarial.
Il faut sortir du mantra « territorialiser les politiques de santé », qui n’est qu’un pieux mensonge cachant la réalité de la centralisation et de la technocratisation des politiques de santé. Car du côté de l’Assurance-maladie, la situation n’est guère plus reluisante. Ceux qui pensent encore que la « Sécu » c’est celle d’Ambroise Croizat devraient se réveiller. La CNAM c’est la culture managériale à l’état chimiquement pure. Le commandement est descendant, les indicateurs sont financiers, l’autonomie des caisses primaires est une relique. Toute la « gouvernance du système de santé » est celle de la « verticale du pouvoir » dirait un certain Poutine. En exagérant à peine, voici le circuit de décision de la politique de santé : Bruxelles à ministère des Finances à Direction de la Sécurité sociale et Caisse nationale d’assurance maladie à Agences régionales de santé et caisses primaires à hôpitaux.
Il faut au moins reconnaître aux syndicats de médecins libéraux qu’ils ont relativement réussi à passer entre les gouttes. Les décideurs politiques ont une peur bleue des syndicats de médecins libéraux et, plus encore, des internes qui veillent au grain sur leurs futures conditions d’exercice. Réguler la liberté d’installation ? Vous n’y pensez pas ! Encadrer les dépassements d’honoraires ? Vous nous provoquez ! Serrer l’enveloppe budgétaire de la médecine de ville ? Retenez-moi ou je fais un malheur !
L’hôpital public, qui est, lui, à la main de l’État, ne bénéficie pas de cette compréhension. C’est à lui, et à lui seul, de contribuer à la réduction des déficits publics alors même que c’est lui qui doit prendre en charge tous les dysfonctionnements de l’amont (la médecine ambulatoire) et de l’aval (la sous-médicalisation des EHPAD). Ultime provocation : on pénalise les patients qui auraient un usage abusif des urgences !
Accordons à notre Président qu’il a signé l’acte de décès de la T2A. La T2A était déjà morte, emportée par le Covid. Les établissements bénéficiaient d’une garantie de financement, indépendante de leur activité. Le Président a donc enfoncé une porte ouverte. Il a annoncé un « financement sur objectifs de santé publique » dont tous les connaisseurs peinent à imaginer les contours. Et quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup. On imagine mal qu’un établissement desservant un bassin de population dont les indicateurs de santé sont impactés négativement par des conditions de vie, de travail, de logement, d’environnement, d’éducation soit pénalisé au profit du Lycée Louis-le-Grand !
On comprend donc l’humilité d’un Président de la République peu coutumier du fait. Nous lui concédons de ne pas avoir céder aux 10% de médecins radicalisés qui profitent de leur rareté pour obtenir des augmentations de revenus indécentes dans le cadre d’une population qui s’appauvrit. On leur rappellera que l’article 47 du Code de déontologie oblige les médecins à assurer la continuité des soins aux malades. Parler de déontologie, c’est bien, la pratiquer c’est mieux.
Il ne faut pas nous bercer d’illusions. Les quinze années devant nous vont être terribles. La note de l’incurie des décideurs politiques, leur myopie, leur obsession des comptes publiques va être salée. Oh, pas pour eux. Ils auront les réseaux pour contourner le rationnement des soins qui sera l’ordinaire du Pékin[6]. Sans parler de la dégradation des conditions de travail des soignants.
Échec de la surveillance épidémiologique, effondrement de l’hôpital, dérégulation de la médecine ambulatoire, politique de prévention consistant à pénaliser et incriminer les individus irresponsables, creusement des inégalités sociales et territoriales de santé, inflation des prix des innovations pharmaceutiques : il n’y a pas à dire, le fiasco est total.