Travailler au quotidien avec Bruno Latour (1/2)
« This is why it is so important to rethink the Enlightenment altogether, not by switching off the lights – or simply replacing our light bulbs! – but by recognizing that the power of the sciences does not reside in putting a final end to discussions, but in opening them further. »
Bruno Latour Holberg Prize reception speech.
Tout aurait pu, tout aurait dû nous séparer[1]. Il était issu de la grande bourgeoisie de province ; j’avais grandi dans une famille dont la priorité était d’assurer une vie décente à tous ses membres. Il n’était que modérément intéressé par la politique ; celle-ci était une de mes principales préoccupations. Il avait été biberonné à la philosophie et à la théologie; moi à la physique et à l’économie.

Il avait traversé la fin des années 1960 et le début des années 1970 sans être touché par les mouvements sociaux de l’époque ; j’avais plongé avec ardeur dans le chaudron du quartier latin, les manifestations contre l’impérialisme américain et les programmes électronucléaires, allant distribuer des tracts au petit matin aux mineurs de Fouquières-lès-Lens pour qu’ils renouent avec l’espérance révolutionnaire. Marx avait été mon premier mentor ; j’ai toujours eu la conviction qu’il s’était contenté d’une lecture cursive du Capital.
Premiers contacts
Nous nous sommes rencontrés lors de son retour en France. Il avait derrière lui un long séjour en Afrique, comme coopérant, et un autre à San Diego comme anthropologue dans un prestigieux laboratoire de biologie. Alors que j’avais mon billet d’avion pour Tananarive, prêt à effectuer mon service militaire comme ingénieur dans un centre de recherche en travaux publics, Michel Debré alors ministre de la défense en avait décidé autrement en m’envoyant dans un régiment d’infanterie semi-disciplinaire sous le prétexte que j’avais refusé de suivre l’instruction militaire obligatoire. J’avais profité de ces vacances forcées et des longues soirées d’hiver (qu’elles ménageaient) pour suivre des cours de