Hommage

Travailler au quotidien avec Bruno Latour 2/2

Sociologue

Dans les années 1980, développer en France un nouveau domaine de recherche qui remettait en cause certains des fondements de la sociologie et de l’épistémologie, et qui prenait à contrepied l’histoire internaliste des sciences alors largement dominante en France, constituait une entreprise délicate, suscitant des réactions violentes. Seconde partie du magnifique hommage de Michel Callon à son ami et collègue Bruno Latour.

Développer un domaine de recherche en dehors des disciplines instituées n’est pas une mince affaire. Il faut être capable de se donner des collègues, de constituer en somme ce qu’on appelle une communauté scientifique. D’abord pour organiser des échanges et un travail collectif, ensuite pour devenir visible, attirer des étudiants, avoir accès à des ressources, à des revues et à des éditeurs.

Se donner des collègues

Bruno disposait des deux atouts stratégiques pour y parvenir. D’abord une claire vision des enjeux théoriques qui lui permettait de viser haut et de souligner explicitement les faiblesses et les limites inhérentes à la sociologie, toutes tendances confondues. Ensuite un véritable esprit entrepreneurial. Pour lui, exister c’était convaincre, non pas en accumulant du capital comme les esprits vulgaires et cyniques aiment à le faire, mais en promouvant ses productions et en discutant leurs qualités : pour lui le client était roi.

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Lors de son séjour aux US, il avait participé activement à la création de la 4S qui très rapidement avait rassemblé tous les chercheurs, américains et anglais, qui partageaient le même programme. Une fois rentré en France et installé au CNAM, il avait organisé presque sans moyens des workshops notamment avec les collègues britanniques. Très rapidement il eut l’idée d’un bulletin, qu’on décida d’appeler Pandore pour des raisons aisément compréhensibles, et qui devait servir de newsletter. Le plus difficile fut de constituer un fichier pertinent. On le construisit de bric et de broc à partir de sources hétéroclites. Peu à peu, à coup de purges et d’adhésions, il devint un bon outil de communication et de circulation de l’information. Bruno était un lecteur infatigable (un de ses collègues américains m’avait dit avec ce ton qu’on a quand on est face à un comportement anormal: « il lit même dans les parkings ») qui désirait partager ses lectures et ses enthousiasmes.

Au fil des mois Pandore multiplia les comptes rendus de livres ou d’articles, ainsi que les billets d’humeur, dessinant ainsi ce que Bruno appela la Carte du Tendre des STS avec ses différents territoires : économie de l’innovation, politiques scientifiques, anthropologie des laboratoires, histoire des sciences et des technologies, et ses terres inconnues, etc. Personne n’était exclu. L’entreprise était ouverte à ceux qui s’intéressaient au domaine des STS, c’est-à-dire à tous ceux qui dans le monde de l’Université, de l’administration ou de l’industrie s’interrogeaient sur la place de plus en plus importante prise par les technosciences. Comme les contributeurs ne se bousculaient pas au portillon, nous avions choisi d’écrire sous pseudonymes. C’était à la fois commode (on pouvait dire tout le mal que l’on pensait de certains livres ou collègues) et amusant (puisqu’on pouvait faire dialoguer deux personnages fictifs supposés être d’avis opposés). J’avais pour ma part tellement pris goût à l’exercice que j’avais réussi à la suite d’un pari à publier dans une revue de sociologie connue, sous un de mes pseudonymes préférés, une critique d’un livre que j’avais détesté.

Tout au long de la vie de Pandore, j’ai pu constater l’incroyable éclectisme des lectures de Bruno, et surtout sa capacité exceptionnelle à extraire d’un ouvrage les éventuels apports qu’il estimait recyclables. Il s’était par exemple plongé dans la biosociologie, en particulier l’œuvre de E.O. Wilson dont on sait qu’il fut à la fin de sa vie un défenseur acharné de la biodiversité, ne se contentant pas de dénoncer son antihumanisme supposé. À ses yeux comme aux miens le slogan bien connu : « il faut expliquer le social par le social » sonnait comme une absurdité logique et il n’y avait aucune raison de s’interdire de réencastrer le social dans l’ensemble du monde vivant.

Bruno était en permanence sur le qui-vive traquant les dernières publications à la recherche d’éléments qui viendraient nourrir ses propres réflexions. Rien ne semblait lui échapper. Il se plongeait un jour dans les controverses sur la dissuasion nucléaire dénichant un autre jour un livre exceptionnel sur la conception d’un microordinateur (livre qui sans lui aurait rapidement disparu des écrans radar et qu’on utilisa en cours durant de nombreuses années), puis passant en revue à un autre moment tout ce qui s’était publié sur les techniques d’écriture et de visualisation graphique. Il lisait, lisait, lisait; il écrivait, écrivait, écrivait. Pandore était devenue une formidable plateforme.

Progressivement la newsletter, du fait de la qualité et de l’éclectisme des comptes rendus de livres tout frais sortis des presses, augmenta son espace de circulation et suscita de nombreuses réactions dont certaines extrêmement violentes. Mais personne ne pouvait dénier la pertinence des critiques publiées. Je me rappelle un très beau compte rendu de Bruno (encore inconnu) sur le livre que Paul Veyne venait de faire paraître: Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Le grand historien lui avait répondu quelques jours plus tard, en le félicitant pour son professionnalisme, et en reconnaissant que ses critiques avaient visé juste. En lisant quelques années plus tard le livre consacré par Veyne à son ami Michel Foucault, dans lequel il revient sur la publication de Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? et reconnaît qu’il s’était fourvoyé, j’ai repensé à cet échange. Bruno n’a jamais été ni complaisant ni indulgent. C’est ce qui faisait la valeur de ses commentaires et lui valait des inimitiés profondes et durables. Il s’appliquait d’ailleurs à lui-même cette règle qu’il appliquait aux autres.

Lorsque le fameux article de Simon Schaffer sur le Pasteur qu’il venait de publier en français a paru, il s’est précipité à Cambridge pour en parler avec lui. De retour à Paris, Bruno m’a avoué : il n’a pas complètement tort. Durant toute sa carrière il n’a cessé de rechercher les réactions à ce qu’il écrivait, faisant circuler ses manuscrits, organisant des ateliers pour les discuter. Au fur et à mesure qu’il gagnait en reconnaissance, le cercle de la discussion s’élargissait. Bien plus tard, en 2007, pendant une semaine plusieurs dizaines de chercheurs, rassemblés dans le cadre austère du Château de Cerisy-la-Salle, ont discuté la première version de ses modes d’existence. Le projet AIME qui a prolongé la publication du livre était conçu comme une plateforme collaborative dont il assurait l’orchestration.

Se donner des collègues, organiser une recherche coopérative, tel était l’objectif qu’il poursuivait inlassablement. Il adorait enseigner, donner des conférences, faire connaître les publications anglo-saxonnes pour montrer qu’il existait un puissant mouvement international. C’est ainsi que l’Association Pandore a financé avec des bouts de ficelle, la publication de deux livres qui se sont finalement bien vendus. Un peu plus tard, grâce à la revue Culture Technique qui bénéficiait de soutiens publics et privés, cette entreprise de traduction s’est prolongée par l’édition de deux recueils d’articles l’un consacré aux travaux américains sur la technologie et l’autre aux techniques de visualisation.

Plus tard encore le soutien sans réserve de Philippe Pignarre, alors directeur de la communication de Synthélabo, a permis à Bruno d’atteindre un auditoire à sa mesure. Dans le grand amphithéâtre de l’Institut National de Géographie des chercheurs étrangers ont donné des conférences, Schaffer a renouvelé la fameuse expérience de Newton sur la diffraction de la lumière, avec les instruments d’époque. Lors des événements organisés, toujours avec le soutien de Pignarre, pour célébrer les 25 ans du CSI, Bruno lui-même avait reproduit l’expérience ayant permis à Pasteur d’infirmer l’hypothèse créationniste de Pouchet ; il avait passé une semaine, avec l’aide du laboratoire de chimie de l’École des mines à manipuler les cornues ; pour l’occasion il avait enfilé un smoking du meilleur effet ; la salle Gaveau qui était bondée était ravie.

Paix et guerre

Dans les années 1980, développer en France un nouveau domaine de recherche qui remettait en cause certains des fondements de la sociologie et de l’épistémologie, et qui prenait à contrepied l’histoire internaliste des sciences alors largement dominante en France, constituait une entreprise délicate, suscitant des réactions violentes. Je me contenterai d’évoquer quelques épisodes significatifs.

À son retour des États-Unis Bruno avait publié, avec Paolo Fabbri qui l’avait initié à la sémiotique Greimassienne, un article dans Les Actes de la recherche en sciences sociales, la revue de Pierre Bourdieu. Un peu plus tard il avait soumis un nouveau manuscrit. Le premier ne remettait pas en cause la ligne éditoriale de la revue (il présentait une analyse technique de la rhétorique d’un article scientifique). Le second mettait en scène un biologiste décrit comme un entrepreneur capitaliste. La métaphore économique aurait dû plaire à Bourdieu qui à l’époque en usait et abusait. Ce ne fut pas le cas. Bourdieu sentait sans doute la menace d’un possible concurrent. Il refusa de publier l’article. Lorsqu’il revint de l’entretien au cours duquel Bourdieu lui avait signifié son refus, Bruno me dit: « Tu te rends compte il m’a accusé d’avoir un habitus d’aristocrate. De grand bourgeois, d’accord, mais certainement pas d’aristocrate ». Puis après un silence : « Il n’est même pas capable d’utiliser ses concepts correctement ».

On savait depuis la publication de son article consacré au champ scientifique que la sociologie de Bourdieu ne présentait pas d’intérêt pour notre programme de recherche ; son refus nous avait appris qu’il s’y opposerait systématiquement. Le tir de barrage alla en s’accentuant. Bourdieu me refusa un manuscrit sans d’autre explication que celle-ci : « Je suis vraiment désolé, mais nous venons de boucler un numéro spécial consacré à la science ». Le même manuscrit avait été rejeté par la Revue Française de Sociologie. François-André Isambert avait invoqué le motif suivant: « Nous ne pouvons accepter d’articles qui remettent en cause sur leur terrain nos collègues scientifiques ». Il est vrai que je parlais de contenus et que j’avais utilisé une controverse entre deux chercheurs pour montrer les faiblesses de l’un d’entre eux.

Le même Isambert avait pris sa plus belle plume pour publier une critique en règle du livre de Bruno sur Pasteur, lui prédisant de finir sa vie à prêcher seul dans le désert ! Bruno, qui avouera plus tard se sentir l’âme d’un prêcheur, n’était guère affecté par ces prophéties de malheur qui avaient pour principale vertu de mieux identifier les personnes avec lesquelles il était inenvisageable de travailler.[1]

De son côté il continuait à atteindre les publics intéressés ou à venir, développant une stratégie de production de produits dérivés. Il écrivit ainsi un Pasteur pour les jeunes qu’il testa auprès des enfants de ses collègues (ma fille a conservé précieusement un exemplaire dédicacé !) ; publia un magnifique album édité par Perrin et l’Institut Pasteur à l’occasion du centenaire de la mort du grand homme, vrai héros national. Et une myriade d’articles sur différents supports sans compter les innombrables conférences qu’il donna à travers le monde ! Toute sa vie il pratiqua la diplomatie du vin familial, comme on dit des chinois qu’ils pratiquent la diplomatie du Panda. Un de ses anciens étudiants (chinois !) m’a rapporté que lors d’une des dernières séances il leur avait donné ce conseil : « Listen to Latour’s course and drink Latour’s wine ! »

Le CNRS avait fini par lancer un programme de recherche interdisciplinaire consacré aux STS. Edmond Lisle qui était en contact étroit avec la recherche anglo-saxonne et qui était un homme avisé avait senti qu’il fallait faire quelque chose. Le chercheur à qui fut confié la responsabilité du programme ne connaissait pas grand-chose au domaine. Son premier réflexe, compréhensible, fut d’arroser tous les chercheurs que le sujet intéressait de près ou de loin. Le résultat s’est avéré catastrophique. Cela fut manifeste lors du colloque final. Avait été invitée une ribambelle de personnalités dont les figures de proue étaient Jean-Jacques Salomon et Edgar Morin qui n’avaient jamais de leur vie mis les pieds dans un laboratoire ou dans une entreprise. Ils conseillaient aux jeunes de s’occuper des aspects sociaux et culturels des sciences et des techniques et de laisser les contenus aux scientifiques.

Bruno avait choisi de présenter son texte « Give me a laboratory and I will raise the world ». Terry Schinn était le discutant. Il était en désaccord complet avec l’article, mais il savait de quoi il parlait, ayant lui-même partagé le quotidien des chercheurs qu’il avait choisi d’étudier. Bruno introduisit sa réponse aux commentaires de Shinn par ces mots: « Terry, tout nous oppose, mais c’est un véritable plaisir d’entendre enfin la voix d’un vrai collègue, d’un professionnel qui connaît le sujet dont il parle ». Ambiance !

Le seul épisode de retour à la paix fut la publication par L’Année Sociologique d’un numéro spécial sur la sociologie des sciences et des techniques. La réalisation du numéro avait été confiée par Raymond Boudon à Bernard-Pierre Lécuyer. Celui-ci préparait alors un article sur l’état du domaine, son histoire et son futur, qu’il publia dans les Archives Européennes de Sociologie. Il avait suivi nos travaux, participait à nos séminaires, manifestant une neutralité de bon aloi et faisant preuve d’une grande ouverture d’esprit. Le CSI était bien représenté. Bruno avait signé avec Coutouzis, un de ses étudiants grecs, un article sur la technique. J’en avais profité pour passer mon papier sur les Coquilles Saint-Jacques dont je pressentais qu’il serait difficile à publier. L’écuyer n’avait pas bronché, mais j’ai appris par la suite que Boudon n’avait pas apprécié.

En France, il était hors de question de publier dans une revue de sociologie. Nous avions compris que nous n’étions pas sociologues, ce qui nous rassurait. John Law qui dès le début de notre aventure avait contribué à part entière à nos travaux et était devenu un membre d’honneur du CSI, était alors un des éditeurs de la British Sociological Review. En éditant des numéros spéciaux consacrés à ce qui commençait à s’appeler l’ANT, il permit pendant plusieurs années de maintenir le contact avec la sociologie britannique.

Le label ANT nous a collé à la peau. Bruno a écrit un article plein d’humour pour montrer combien il était immérité. L’expression acteur-réseau a été introduite par mes soins dans un livre paru en 1986. Elle était au centre d’un texte que j’avais présenté à peu près au même moment dans un colloque organisé aux Pays-Bas par Wiebe Bijker et Trevor Pinch. De ce colloque est sorti un livre fondateur pour le domaine et qui a rendu visible l’existence d’une communauté en gestation.[2]

Dans l’introduction les éditeurs de l’ouvrage avaient choisi, pour marquer notre singularité, de parler de la théorie de l’acteur-réseau (Actor-Network Theory, ou ANT). À mes yeux il ne s’agissait en rien d’une théorie, mais d’une notion qui permettait de décrire les rapports (de traduction) entre des entités hétérogènes (on parlait à l’époque d’humain-H et de non humain-NH) impliquées dans la conception et le développement d’un véhicule électrique (VEL) dans les années 1970. Par rapport aux réseaux sociaux, deux ruptures étaient introduites: a) la prise en compte des NH et de leur participation à l’activité collective et b) la traduction qui décrivait comment les différentes entités étaient mobilisées pour constituer une entité unique. Dans ce cas précis, le VEL apparaissait sous deux formes. Celui qu’on pourrait qualifier de déplié et qui était constitué du réseau de tous les éléments, H ou NH, qu’il traduisait et dont je fournissais l’énumération. Le VEL comme entité à part entière circulant sur les pistes d’essais, présent dans les documents ministériels, les articles de journaux, les brevets, les rapports de recherche, pierre angulaire des politiques environnementales, etc.

Pour désigner la seconde forme j’avais proposé la notion d’acteur-monde qui était en quelque sorte le pendant de cheminée de celle d’acteur-réseau. Nos collègues n’ont gardé que la notion d’acteur-réseau et, dans l’introduction au livre, en ont fait une théorie. Malgré tous nos efforts il s’est avéré impossible de se débarrasser de cet héritage malheureux. Certes il nous assurait une identité collective et nous démarquait de la sociologie, mais il donnait une image déformée de ce que nous entendions faire. Bruno, de guerre lasse, finira par l’adopter mais beaucoup plus tard.

La mondialisation et ses tourments

Dans le monde anglo-saxon, l’apparition et le développement d’un nouveau domaine, les STS (Acronyme signifiant indifféremment Sciences Techniques et Société ou Science and Technology Studies), ne provoquaient pas autant de vagues. Les sciences sociales y sont comparables à un immeuble en copropriété où chacun trouve sa place et peut travailler dans une sérénité relative s’il ne dérange pas trop les voisins. La communauté des STS était agitée par des controverses sporadiques mais salutaires, l’ANT devenant un courant à part entière.

Mais très rapidement le climat de coexistence pacifique laissa place à des affrontements. La première offensive fut déclenchée par une poignée de scientifiques (des vrais, je veux dire des physiciens) qui ne supportaient pas que les sciences sociales s’intéressent de trop près à leur travail. La raison, celle qui fait de l’être humain une espèce à part, rien moins que ça, était en danger. L’attaque se déroula au début des années 1990 quand le département des sciences sociales de l’Institute for Advanced Study (IAS) de Princeton proposa la candidature de Bruno au poste de professeur.

Depuis sa parution, Science in action était devenu un best-seller aux États-Unis. Une réputation sulfureuse précédait Bruno quand il fut invité à donner une conférence à l’Institut. Les physiciens, pour la majorité des théoriciens travaillant sur la mise en compatibilité de la mécanique quantique et de la relativité, se liguèrent pour empêcher sa nomination. Il en fut profondément affecté. La seconde opération spéciale, comme on dit maintenant, fut lancée, toujours par des physiciens, quelque temps plus tard. La bataille s’inscrivait dans l’ainsi nommée guerre des sciences, qui se révéla être en réalité une guerre picrocholine.

Alan Sokal avait publié en 1996 un article surréaliste dans une revue de sciences sociales post-moderne Social Text. [3] Il s’agissait d’un canular destiné à démontrer que les Cultural Studies racontaient n’importe quoi avec le soutien de leurs éditeurs. La démonstration fut d’autant plus percutante que la revue, après avoir demandé très sérieusement aux auteurs quelques modifications superficielles, publia l’article sans broncher. L’affaire serait restée confidentielle si Sokal en était resté là. Mais tirant profit de son avantage et avec la complicité de Jean Bricmont, il poursuivit sa mission de chevalier blanc avec la publication en 1997 d’un livre intitulé : Impostures intellectuelles dans lequel les deux compères ridiculisaient l’emploi par certains intellectuels, philosophes ou sociologues, de concepts scientifiques, auxquels disaient-ils, ils ne comprenaient rien. Le livre se révéla être un véritable succès de librairie. Les publications que les auteurs consacrèrent à cette controverse leur valurent une notoriété qui, en particulier pour Bricmont, allait bien au-delà de celle que leur procuraient leurs travaux en physique.

Bruno était une des cibles visées par les deux justiciers. Il avait publié quelques années auparavant un article qui utilisait le cas de la relativité restreinte et des systèmes de référence qu’elle mettait en œuvre, pour illustrer ce que la sémiologie Greimassienne nomme : débrayage. L’auteur du chapitre avait décrété que l’article était fondé sur une incompréhension complète de la théorie de la relativité alors qu’il était évident que c’était l’auteur qui n’avait rien compris à l’argument sémiotique !

Bruno et moi avions utilisé à plusieurs reprises la comparaison avec la physique pour souligner certaines des différences que l’on jugeait fondamentales entre notre conception de la sociologie et certaines tendances de la sociologie établie. Dans ces années-là j’avais encore bien présent à l’esprit tout ce que j’avais appris pendant les années où je me destinais à faire de la recherche en physique des solides. J’avais conseillé à Bruno de lire le petit livre d’Einstein qui explique de manière lumineuse en quoi consistent la théorie de la relativité restreinte et celle de la relativité générale.[4] Nous en avions beaucoup discuté et étions arrivés à la conclusion que la comparaison pouvait éclairer ce que nous cherchions à faire : se passer d’un référentiel absolu.

Si Bruno se fichait complètement de ce qu’avaient écrit ces physiciens je me sentais quant à moi piqué au vif. C’est pourquoi je me suis décidé à publier dans Social Studies of Science un long commentaire du court chapitre que les auteurs avaient consacré à Bruno. Mon but était de montrer que l’incompréhension n’était pas du côté de l’anthropologue mais du côté des physiciens. J’aurais très bien pu m’en dispenser. La tempête s’est en effet calmée très rapidement. Bruno avait raison; on n’est pas là pour assurer le ménage. À d’autres de le faire s’ils en ont le temps et le courage. Let bygones be bygones. Ce fut la dernière escarmouche d’importance. On avait toujours des ennemis, plus qu’on n’aurait jamais osé le rêver, mais les seuls incidents à déplorer étaient des incidents de frontière sans conséquences graves. La route était dégagée.

The coming out of a new generation of philosopher

Dans le cours des années 1990 j’ai fini par comprendre que l’étude des sciences et des techniques n’avait été pour Bruno qu’une étape, sans doute la plus difficile à franchir. Elle lui avait permis, grâce à l’apport de la sémiotique, de prendre en compte l’activité des entités non-humaines. Les technosciences qui semblaient accréditer l’existence d’une nature passive pouvaient s’analyser comme des dispositifs sociotechniques conçus, par mises à l’épreuve successives, pour provoquer la mise en action d’entités observables et contrôlables. Cette mise en action mettait en évidence ce dont étaient capables ou non capables les entités soumises à la question. Il ne s’agissait pas de construction sociale, puisqu’aux entités était laissée la possibilité d’objecter, ou pour le dire en langage épistémologique, la faculté de réfuter, de ne pas se conformer à ce qui était attendu d’elles. Il ne s’agissait pas non plus d’animisme ou d’anthropomorphisme. Aucune hypothèse n’était faite sur ce qui les faisait agir, c’est-à-dire produire des changements observables. Bruno avait prudemment avancé la notion de compétences, qui se déduisaient des performances observées, pour éviter ce contresens. Avec la publication de  Nous n’avons jamais été modernes  il avait compris qu’il s’agissait d’un changement complet d’ontologie. Il lui restait à en tirer toutes les conséquences.

C’est à ce moment-là que le compagnonnage qu’il entretenait depuis plusieurs années avec Isabelle Stengers ainsi qu’avec Michel Serres porta tous ses fruits. Ses travaux empiriques sur la science en train de se faire ainsi que le livre de Steven Shapin et Simon Schaffer l’avaient amené à reconsidérer les relations entre H et NH.[5] Mais la notion même d’anthropologie symétrique qu’il en avait déduite ne se révélait qu’à moitié satisfaisante car elle postulait une différence qu’elle était censée abolir. La lecture de Whitehead, qu’il entrepris sur les conseils d’Isabelle, lui apporta la solution philosophique qu’il cherchait et notamment une redéfinition radicale du politique.[6] Elle lui a permis d’étendre sa grille d’analyse à tout existant tout en rendant compte de leurs différences observables. Lorsqu’il eut achevé la rédaction du manuscrit de Politiques de la nature, il me l’envoya accompagné d’un mail dans lequel il exprimait le soulagement de s’être débarrassé du principe de symétrie et ajoutait qu’en bouclant son texte il avait ressenti une satisfaction (je crois qu’il avait choisi le mot joie) qui devait être comparable à celle que Rousseau avait dû éprouver après l’écriture du Contrat social. Le pas accompli était considérable, même s’il restait de formidables problèmes concrets à résoudre, notamment celui de la désignation des porte-parole.[7]

Après le politique il se tourna vers le droit. Un de ses amis philosophe lui avait ouvert les portes du Conseil d’État. De manière inattendue il me demanda si je voulais l’accompagner dans son travail d’enquête, sachant que l’on pouvait accéder à toutes les délibérations des différentes chambres. Je ne voyais pas très bien ce que je pouvais lui apporter (pendant mes études j’avais pris en horreur deux disciplines, la chimie et le droit !). J’acceptais néanmoins. J’étais persuadé qu’en sa compagnie et face à un terrain exotique j’apprendrais sûrement des choses. J’ai réalisé avec lui une petite dizaine d’entretiens et ai assisté à quelques réunions plénières. Nous étions accueillis avec chaleur par la tribu. L’enquête se révélait passionnante mais je dois avouer à ma grande honte que je ne voyais pas bien où Bruno voulait en venir. J’ai donc décidé de me retirer après quelques semaines.

Je n’ai compris ce qu’il cherchait qu’en lisant le livre qu’il en avait tiré et notamment en découvrant la comparaison (qui pour moi était improbable) entre la science et le droit. Il suffisait alors de compter sur les doigts d’une main : la religion (sa thèse), la science, la technique, le politique et maintenant le droit. Il poursuivait avec obstination l’exploration empirique de ce qu’il avait appelé les régimes d’énonciation et de leurs conditions de félicité. Pour avancer, il enchaînait les terrains, convaincu que la philosophie, pour apporter quelque chose de nouveau ne pouvait se contenter de la lecture des grands anciens et de n’avoir d’autre contact avec la réalité que les seuls matériaux fournis par les livres, les rapports et les journaux.

Avec Politiques de la nature Bruno s’était donné les moyens de repenser ce qu’on appelait alors l’environnement. Certes, comme l’ont montré de nombreux travaux historiques, l’identification et la dénonciation des effets néfastes de la technique et de l’accumulation du capital, aussi bien sur les êtres humains que sur la nature, n’avaient rien de vraiment nouveau. Mais l’environnement comme ensemble de problèmes publics appelant un traitement politique approprié ne s’était imposé, me semble-t-il, qu’au début des années 1970. En France, pour faire face aux nouveaux défis posés par l’environnement, des programmes interdisciplinaires furent lancés rassemblant économistes, juristes ainsi que de trop rares sociologues ou anthropologues. Bruno participa activement à cette effervescence intellectuelle. Il s’inscrivait dans le mouvement le plus radical, celui qui travaillait à intégrer dans une même vision les différentes entités peuplant le monde. La complicité intellectuelle qu’il entretint alors avec Philippe Descola et les nombreux et constants échanges qu’il eut avec lui l’amenèrent à renouer avec les anthropologues de profession qui de leur côté avaient jeté les bases d’une anthropologie de la nature.

Bruno apportait avec lui quelque chose qui manquait aux autres protagonistes, la conception d’une architecture institutionnelle capable d’organiser la vie commune. Il prenait très au sérieux ce programme d’ingénierie politique et la mise en place de qu’il appela le « Parlement des choses ». De tels chamboulements, on le sait, sont difficiles à faire accepter et encore plus difficiles à mettre en œuvre, d’autant plus que les propositions de nouveaux agencements institutionnels fusaient de tous côtés : réforme du Conseil Économique et Social, reformulation des missions du Sénat, sans compter la multiplication de hauts comités en tout genre, de structures de concertation, d’appels à la démocratie participative qui venaient saturer l’espace public. Le manifeste qu’il a publié avec Nikolaj Schultz quelques semaines avant sa disparition est l’expression aboutie de cette volonté obstinée de faire de l’écologie politique un mouvement social avec lequel compter.

Cet intérêt pour les questions environnementales, qu’il a manifesté dans les années 1990, ne l’a pas empêché de poursuivre l’enquête philosophique qu’il avait commencée vingt ans plus tôt sur les rives du Pacifique et dont je n’ai compris que c’était l’affaire de sa vie qu’à la publication de son livre La fabrique du droit. Au contraire il l’a nourrie. La notion de mode d’existence, qu’il a finalement préférée à celle de régime d’énonciation, allait fournir l’outil adéquat. Pour lui les modes d’existence et leurs différentes combinaisons ont émergé au cours du temps, certains s’imposant et acquérant un fort degré d’irréversibilité. Latour était ainsi en mesure d’introduire des différences au sein de la grande famille des existants qui peuplent la terre, différences qui n’éliminaient ni une certaine proximité ni la réalité d’un destin partagé. Par exemple l’engendrement, mode d’existence qui correspond à la persistance des existants, est commun au quartz, aux alligators, aux érables et aux humains. Mais ni les sauriens, ni les cristaux, ni les arbres ne se sont dotés d’une économie qui, pour Latour, résulte de la combinaison de modes d’existence spécifiquement humains. Si le dispositif conceptuel qu’il a élaboré renouvelle l’ontologie c’est parce qu’il délivre notamment de la trop simple et trop radicale opposition entre humains et non humains ainsi que de la tentante et sympathique confusion des deux.

La notion de mode d’existence ne tombait pas du ciel. Elle était notamment connue, au moins en France, de ceux qui s’intéressaient à la dynamique des sciences et de techniques. Nous avions tous lu dans les années 1970 l’ouvrage de Gilbert Simondon Du mode d’existence des objets techniques. Le livre était passionnant et original. La plongée dans l’architecture des lampes diodes et des moteurs thermiques était saisissante; la comparaison entre l’évolution des avions de combat et des avions de ligne, les notions de concrétisation et d’individuation ou encore de milieu associé permettaient de suivre l’évolution des techniques sans pour autant abandonner la prise en compte des contextes. Cette lecture fournissait un bon antidote aux élucubrations romantico-philosophiques d’Heidegger qui inspiraient au même moment (et qui continuent à inspirer) les penseurs critiques de la technique et qui apparaissaient pour ce qu’elles étaient, de simples élucubrations. Simondon en plongeant avec délice dans l’architecture des moteurs thermiques, démontrait l’intérêt de considérer la technique comme un mode d’existence mais il manquait encore un cadre général pour faire de cette notion la clef de voûte de l’investigation philosophique. Là encore l’étroite collaboration de Bruno avec Isabelle Stengers, ce que Philippe Pignarre a joliment appelé leurs vols enchevêtrés, me semble avoir été déterminant. En effet au-delà de l’œuvre de Simondon, c’est la lecture d’Etienne Souriau, dont tous les deux ont préfacé Des différents modes d’existence dans la réédition de 2009, qui a eu un impact déterminant sur la mise en forme de son enquête philosophique.

Le courant pragmatiste qui en quelques années s’était taillé une place de choix dans les sciences sociales et humaines venait à propos consolider cette démarche. Dans les années 1970 Bruno n’était pas très familier de ce courant de recherche. J’avais publié en 1980 un texte combinant les deux concepts de traduction et de problématisation. Un des éditeurs, anglais, m’avait demandé (à juste titre) en quoi mon usage de la notion de problématisation se distinguait de celui qu’en faisait John Dewey. Je ne connaissais pas Dewey. J’ai posé la question à Bruno qui n’a pas été d’un grand secours. J’ai donc fait le tour des bibliothèques parisiennes pour constater avec soulagement que je n’avais pas réinventé l’eau tiède. Bruno est devenu un bon connaisseur du pragmatisme dans les années 1990. Dewey représentait en effet une ressource majeure pour la compréhension de l’émergence des matters of concern et du même coup du rôle de l’État et des publics dans la démocratie. William James lui apportait de son côté les outils pour comprendre comment les choses, par exemple l’œuvre d’art en train de se faire, bien décrite par Souriau, faisait agir l’artiste dont le sens commun reconnaît d’ailleurs qu’il/elle est le fils/la fille de ses œuvres.

Bruno avait alors tout en main pour produire son grand œuvre philosophique. Il avait absorbé, digéré, incorporé Whitehead, Souriau, James, Dewey. Il ne lui restait plus, si on peut dire car ce n’était pas une mince tâche, qu’à ré-agencer ces différents apports. Comme d’habitude il le fit avec une grande efficacité et inventivité. Il avait écrit un jour à propos de la science, qu’elle était faite de pillage et de bricolage. Il en va de même pour la philosophie.

On aurait sans doute tort de penser que son combat pour l’écologie politique et l’accomplissement de son œuvre philosophique correspondaient à deux manières différentes de concevoir son rôle d’intellectuel. En France on adore les coupures saignantes. Sartre vieillissant a harangué sur son tonneau les travailleurs de Renault. Bourdieu après avoir géré avec une habileté d’homme d’affaires avisé son capital scientifique est allé soutenir les cheminots en grève à la Gare de Lyon. En proie à une sorte de démon de minuit les intellectuels français, sur le tard, s’interrogeraient soudain sur leur utilité et se lanceraient dans la bataille politique. Ce lieu commun ne s’applique pas à Bruno Latour.

Ce n’est qu’avec la mise en chantier et la réalisation de l’enquête sur les modes d’existence, qu’il a été en mesure de penser les ressorts du mouvement qu’il appelait de ses vœux, mouvement qu’il ne s’agissait pas de soutenir mais de faire advenir. Il s’était complètement débarrassé de la pesante présence de l’anthropologie symétrique et, j’ajouterai, de la sémiotique qui après l’avoir beaucoup aidé devenait plus encombrante qu’utile. Dans les trois livres politiques qu’il a publiés, après avoir appris que sa maladie serait plus forte que lui, le plus percutant reste à mes yeux le deuxième (Où suis-je ?). Le livre est une démonstration réussie de la fécondité de sa grille d’analyse.

En mobilisant, presque sans l’avouer, trois ou quatre de ses modes d’existence, il est parvenu à faire surgir des perspectives politiques nouvelles. Je lui ai dit combien je l’avais apprécié et pour quelles raisons (alors que je n’ai jamais osé lui dire que son optimisme militant me laissait sceptique) ; il m’a répondu que mon mail l’avait beaucoup touché. Bruno n’a jamais été très intéressé par la politique, celle qui s’applique, pour reprendre le mot de Lénine, à la conjoncture. Je ne pense pas qu’il était homme, après avoir publié son manifeste, à se lancer dans l’écriture de son programme du Gotha. L’essentiel pour lui, du moins est-ce ma conviction, était de fournir les instruments conceptuels et les outils d’analyse dont il pensait que nous avions besoin pour nous orienter dans le monde qui vient.

L’un des derniers mails que Bruno m’a envoyé se concluait par ces mots : « L’oncologie est une science encore inexacte ». Des dieux cruels et sans vergogne ont profité de la situation. Sa force, sa créativité, son courage, sa générosité, ils les lui ont ôtés. Mais aucun dieu, aussi cruel soit-il, ne pourra l’empêcher de continuer à exister parmi nous et à nous inspirer. Chacun se croit immortel. Il se peut que certains finissent par l’être.


[1] François-André Isambert « Un programme fort en sociologie des sciences ? », Revue française de sociologie, 36, 1985, p. 485-508.

[2] Bijker, W.E., T.P. Hughes, and T. Pinch (1987). The Social Construction of Technological Systems. New Directions in the Sociology and History  of Technology. Cambridge: Mass: MIT Press.

[3] Le titre était à lui seul tout un programme: Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique!

[4] Einstein A. La relativité. Payot 1965

 [5] Shapin, S., and S. Schaffer. Leviathan and the Air-Pump. Hobbes, Boyle and the Experimental Life. Princeton: Princeton University Press, 1985.

[6] Alfred North Whitehead, Procès et réalité, Paris, Gallimard, 1995.

[7] Je conseille à tous ceux qui sont intéressés par certains des problèmes juridiques que pose cette nouvelle ontologie la lecture de Marie-Angèle Hermitte. Le droit saisi au vif. Sciences, technologies, formes de vie. Entretiens avec Francis Chateauraynaud. Éditions Petra, 2013, 402 p.

Michel Callon

Sociologue, Professeur à l'école des Mines-Paris Tech, chercheur au Centre de sociologie de l'innovation

Notes

[1] François-André Isambert « Un programme fort en sociologie des sciences ? », Revue française de sociologie, 36, 1985, p. 485-508.

[2] Bijker, W.E., T.P. Hughes, and T. Pinch (1987). The Social Construction of Technological Systems. New Directions in the Sociology and History  of Technology. Cambridge: Mass: MIT Press.

[3] Le titre était à lui seul tout un programme: Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique!

[4] Einstein A. La relativité. Payot 1965

 [5] Shapin, S., and S. Schaffer. Leviathan and the Air-Pump. Hobbes, Boyle and the Experimental Life. Princeton: Princeton University Press, 1985.

[6] Alfred North Whitehead, Procès et réalité, Paris, Gallimard, 1995.

[7] Je conseille à tous ceux qui sont intéressés par certains des problèmes juridiques que pose cette nouvelle ontologie la lecture de Marie-Angèle Hermitte. Le droit saisi au vif. Sciences, technologies, formes de vie. Entretiens avec Francis Chateauraynaud. Éditions Petra, 2013, 402 p.