Écologie

Hors sujet : théorie de ma situation climatique

Philosophe

Chaque individu contribue, en dépit de ses efforts éventuels, à la dégradation de la planète. Pourtant la référence à une crise écologique ne suffit jamais à provoquer dans la vie individuelle une réponse cohérente et appropriée. Pour le dire autrement : ce qui se passe éventuellement du point de vue du sujet, dans les termes de la conscience, de la volonté, de la raison, de l’engagement, est hors sujet par rapport aux processus de dégradation environnementale.

Dans la première conférence de son livre Face à Gaïa, le très regretté Bruno Latour passe en revue une série de « rapports » des sujets aux mutations écologiques du monde, dont le changement climatique est le paradigme. Il est intéressant de revenir à ses réflexions à l’heure où des militants écologistes prônent un mode d’action radicale, que l’ADEME publie son 23e rapport sur les représentations sociales du changement climatique, et que la COP 27 a suscité les commentaires de défiance bien connus.

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Les climato-sceptiques n’ont pas complètement disparu : ils entretiennent encore l’idée que les chiffres du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ne sont pas fiables. Un autre rapport à la crise écologique, beaucoup plus répandu, prend la forme du quiétisme. On ne se précipite pas dans le catastrophisme, on n’enquiquine pas les autres avec toutes les urgences auxquelles ils devraient réagir. Et puis il y a ceux qui ont été sensibles aux alertes et qui prétendent sortir des problèmes par un surcroît d’ubris technologique, géo-ingénierie et autres moyens de contrôler l’écosystème terrestre dans sa totalité. La conscience de la crise écologique en déprime d’autres, qui savent ce qui se passe mais savent aussi à quel point ils sont démunis. Les militants ou les porteurs de bonne parole institutionnelle continuent à y croire. Ils font la promotion de la panoplie des solutions. Quelques-uns, plus rares, se sont retirés dans l’isolement de leur activité et, sans prétendre résoudre la crise écologique, surmontent les angoisses qu’elle suscite en eux. Aujourd’hui surgissent les radicaux lanceurs d’alertes, qui espèrent faire bouger les foules et surtout les médias en lançant de la sauce tomate sur des œuvres d’art.

Cette liste de postures pourrait fonctionner comme une injonction adressée au lecteur. Vous, oui, vous, où vous situez-vous ? Dans quel rapport concret, pratique, intellectuel, moral êtes-vous avec le monde que des mutations écologiques sont en train de bouleverser ? En acceptant une telle question, on valide les différences qui existent entre les postures mentionnées, entre les choix qu’elles expriment et entre les conséquences qu’elles induisent. De ce point de vue, cela fait bien une différence d’être climato-sceptique, militant environnementaliste, quiétiste anti-catastrophisme ou encore grand sage de la cause éco-systémique. L’intention de Latour n’est pourtant pas de provoquer son lecteur par ce genre d’interpellation. Bizarrement, par l’énumération de ces différentes postures, il souhaite montrer en réalité qu’elles sont équivalentes relativement à ce qu’il nous faut comprendre de Gaïa et de l’ère géologique (anthropocène) dans laquelle nous sommes désormais entrés. Doute, cynisme, espoir militant, engagement désespéré, quiétisme as usual, sagesse « bio » ou écologique, tout n’est que folie. Voilà le point de départ qui permet « d’aller au fond de la situation de déréliction dans laquelle nous nous trouvons ».

Pourquoi ce jugement sur la folie des hommes et sur la déréliction à laquelle nous sommes condamnés ? Cette rhétorique quasi prophétique dit en fait que le sujet humain est HS (hors-sujet).

« Hors sujet » ne signifie pas « hors de soi-même », comme si le sujet était aliéné, « stultus » (stupide), ou dépossédé de lui-même par ses conditions d’existence. Bien au contraire, le sujet est HS parce qu’il ne peut que se réfugier en lui-même. Alors que l’enjeu se dit à propos de l’avenir du système social, à propos du climat planétaire ou de Gaïa, le sujet ne fait rien d’autre qu’en tenir compte dans sa vie et dans ses jugements. Sous l’angle théorique, le diagnostic de la folie généralisée prolonge l’idée familière que nous en avons fini avec la modernité et l’héritage des Lumières. Le sujet ne peut plus prétendre assurer par lui-même la réconciliation de la nature et de la société. Il n’est plus au fondement de l’unité du monde qu’il connaît. Il ne peut plus s’affirmer comme principe et garant (comme on le voudrait encore quand on parle d’écocitoyenneté) du sens de l’action politique.

Les politiques publiques de transition écologique ne cessent de constater très concrètement en quoi le sujet est hors sujet. Elles sont contraintes de reconnaître, affaire de comptabilité, que chaque individu contribue, par sa consommation, par ses habitudes de vie, et en dépit de ses efforts éventuels, à la dégradation de la planète, à l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère, à l’épuisement des ressources. Au plan pratique, le problème peut être formulé de la façon suivante : la référence à une crise écologique, à des situations qu’il faudrait améliorer de toute urgence, ne suffit jamais à provoquer dans la vie individuelle une réponse cohérente et appropriée.

Il est vrai que la référence à une crise écologique est déjà une simplification qui réserve quelques difficultés. La crise écologique recouvre en fait une multitude de crises ou de problèmes environnementaux. Érosion des ressources naturelles : un problème. Réduction dramatique de la biodiversité à l’échelle mondiale : un autre problème. Concentration de CO2 dans l’atmosphère : un troisième problème. Perturbateurs endocriniens : encore un problème. Comment vivre pour faire en sorte de contribuer à réduire chacune de ces crises ? La question sonne bizarrement, tant il semble évident que les réponses n’incombent pas à l’individu. Mais, même s’il était capable d’intégrer dans ses motivations une intelligence systémique et globale de l’ensemble des problèmes environnementaux à traiter, l’individu n’échapperait ni à la dispersion, ni à la complication, ni au rythme de sa propre vie. Il en résulte ces contradictions, ces petits écarts, ces négligences, que ceux qui n’essaient rien exploitent facilement comme des arguments ad hominem contre ceux qui s’efforcent de mener une vie respectueuse de l’environnement ou qui prétendent agir pour en favoriser la généralisation.

L’obstacle à l’écologie se trouve en effet tout entier logé dans cette référence au global, détour par lequel le sujet fait de la planète son monde et dont il prétend dériver son engagement.

Est-il raisonnable d’adopter des éco-gestes en ce qui touche l’eau, le tri des déchets, la valorisation des fermentescibles dans le compost, si l’on n’est pas regardant sur la consommation d’énergie pour ses propres loisirs ou pour ceux de ses enfants (télé, jeux vidéo, etc.) ? Pas d’éthique écologiste sans les fissures qu’y introduisent les compromis imposés par la vie d’aujourd’hui : comment faire sans voiture, sans téléphone portable, sans accepter de temps en temps les avantages de la cuisine rapide, sans profiter de quelques prix bas au détriment du respect du travail d’autrui ? Le café est peut-être « bio » et « équitable » mais qu’en est-il du métal dont est constitué le vélo qu’on utilise ? On n’y pense pas puisqu’il offre au moins une alternative à la voiture. Même si elle parvenait à se sortir des pièges écologiques que la vie actuelle lui tend à chaque instant, même si elle parvenait à couvrir avec cohérence toutes les situations dans lesquelles elle introduit les bons choix, une éthique écologiste pourrait encore s’attirer le reproche de s’en tenir à l’échelle du colibri.

Le niveau de la représentation subjective ne semble jamais suffisant pour entraîner les changements en masse des comportements individuels, sans lesquels l’avenir, toujours plus sombre, vient à notre rencontre toujours plus rapidement.

Pour le dire autrement, ce qui se passe éventuellement du point de vue du sujet, dans les termes de la conscience, de la volonté, de la raison, de l’engagement, est hors sujet par rapport aux processus de dégradation environnementale. Il ne s’agit pas là seulement d’un jugement sur l’action ou l’inaction des autres. Il s’agit aussi d’un jugement sur soi, au moment même où on réaffirme sa position de sujet, en jugeant éventuellement ce que les autres font ou ce qu’ils pensent relativement à ce qu’exige la résolution de la crise écologique. Un tel jugement redit la situation à laquelle la crise écologique finit par habituer le sujet : impasse pour lui-même.

La description de notre situation actuelle comme folie généralisée fonctionne comme une nouvelle forme d’alerte environnementale. Elle dit qu’il ne suffit plus d’orienter le regard vers les dégradations extérieures dans le but d’amener le sujet à changer, à réagir, à faire quelque chose, tout en étant assuré de rester lui-même. Si nous sommes fous, nous ne pouvons plus compter sur nous-mêmes ni pour changer quoi que ce soit dans le monde, ni pour changer quoi que ce soit à ce que nous sommes.

Mais cette nouvelle alerte, pour bouleversante qu’elle soit, nous reconduit elle-même à une appréciation subjective des différences entre sujets. Tous fous ? Peut-être, mais pas de la même manière. Et pas avec la même intensité. En se déprenant de la fascination rhétorique qu’exerce la notion de folie, nous pouvons même finir par en rompre le charme. Il y a peut-être des fous, quelques fous, c’est évident, mais en général nous ne le sommes pas. Derrière ce que Latour appelle folie, on peut reconnaître en fait ces multiples stratégies « auto-immunologiques » qui sont les ressorts d’une anthropologie à l’ère des processus mondialisés. Embarqués dans des situations qui les dépassent, les gens adoptent des façons de réagir, de se protéger, de continuer à vivre « bien » ou le moins mal possible.

Pour résumer la complication paradoxale de notre situation écologique, on peut dire qu’il n’y a pas de subjectivation possible « de notre futur commun », de la transition écologique ou encore de l’entrée de Gaïa dans l’anthropocène. Par subjectivation, il faut entendre le mouvement par lequel une éthique, un engagement politique, un travail, une recherche, donnent la possibilité à l’individu de se représenter sa vie en fonction de quelque chose qui lui donne sens, qui l’accomplit, qui le révèle à lui-même, qui le constitue comme point de vue sur le monde parmi les autres points de vue. Il faut tenir à cette notion de subjectivation, même complexe et peu maniable, parce qu’elle invite à dire jusqu’au bout et vraiment ce que l’on balbutie à moindre coût en souhaitant que les individus « s’approprient » tel ou tel enjeu écologique et en imaginant que cette appropriation les rendra capables de changer leurs comportements. Dès que l’on énumère ces diverses pratiques, on révèle aussitôt en quoi il n’y a pas de subjectivation possible de l’écologie. Le processus s’accompagne, à chaque fois et nécessairement, d’une forme de business as usual qui, loin de contribuer à la résolution de la crise écologique, amplifie l’impossibilité d’en sortir.

Un slogan politico-pédagogique comme « penser global, agir local » ne fait lui-même que répéter le business as usual du sujet politique. L’obstacle à l’écologie se trouve en effet tout entier logé dans cette référence au global, détour par lequel le sujet fait de la planète son monde et dont il prétend dériver son engagement. En fait, s’il n’y a pas de subjectivation possible de l’écologie, même en politique, c’est que le sujet politique a le défaut de ne pas se résigner à une existence locale, et uniquement locale. Ce qui peut vouloir dire inversement que l’écologie tend inévitablement à n’être qu’une administration située des choses et des « êtres », même dans la composition polémique des collectifs que propose Latour. Ce qui peut aussi signifier, dans une tradition critique, que l’écologie relève fatalement de l’idéologie puisqu’elle tend à faire taire la politique, et son supposé pouvoir d’émancipation du sujet, au profit d’un ordre environnemental toujours « géolocalisé ».

La conséquence du hors sujet n’est-elle pas qu’il n’y a finalement pas grand-chose à faire ? Poursuivre le business as usual, dans tous les domaines, quitte à en être conscient et à se répéter que l’écologie rend fou ? Dans cette situation le sujet est affecté par une perplexité pratique ou plus exactement par une perplexité relative à sa pratique. Il n’est pas question uniquement de ses choix pratiques : quel consommateur est-il, quel touriste est-il, est-il ou non militant, etc. ? La réflexion issue de « la folie as usual » doit aller jusqu’à s’exprimer dans cette double question : quelle pratique de la théorie et quelle pratique de la pratique ? Par la première question, on s’interroge d’abord sur la fonction de la production théorique à propos de l’écologie : quel rôle cela joue-t-il ? On s’interroge également sur la différenciation des positions théoriques : pourquoi soutenir ceci plutôt que cela à propos de l’écologie et, de nouveau, quel rôle cela joue-t-il ?

La deuxième question porte sur ce que l’on investit dans sa pratique, en quelque sorte, ou sur ce que l’on en attend, à la fois par rapport à l’état de la planète, par rapport aux autres et par rapport à soi. Est-il bien sensé de supposer, par exemple lorsque l’on trie ses déchets correctement, que l’on fait réellement « un geste pour la planète », comme la communication écologique nous le répète ? La pratique peut-elle fonder une exemplarité, source de duplication, d’imitation et de changement social, comme la communication écologique l’attend des programmes que les collectivités territoriales ou les entreprises mettent en œuvre ? Bref, en quoi la situation écologique nous autorise-t-elle à charger d’une fonction normative telle ou telle pratique ? Ou, pour le dire autrement, de quoi la folie as usual de l’un (par exemple celle du militant qui asperge une œuvre d’art) pourrait-elle se prévaloir par rapport à la folie as usual de l’autre (celle du cynique), et inversement ?

Quel sujet « réfléchi » pouvons-nous être dans une situation où c’est le fait d’être sujet qui nous maintient dans la folie ? Prudence du soin, comme Latour le préconisait, histoire de ne pas trop souffrir là où nous nous retrouvons coincés. Renoncement à l’espoir, comme source d’illusion subjective à propos du monde hors de notre portée. Il n’est pas certain que la réflexion nous livre des règles salutaires. Au moins permet-elle d’introduire dans la pratique (pratique de la théorie et pratique de la pratique) le minimum d’une forme de pyrrhonisme.

La vertu de ce scepticisme est claire lorsque l’on se penche sur la production théorique. Comme dans d’autres domaines des sciences humaines et sociales, le travail théorique en matière d’écologie conduit inévitablement à des controverses. Or la pratique de la théorie, dans notre situation écologique, requiert peut-être la suspension (épochè) de certaines différences, qui ne sont radicales qu’en apparence. Ce que nous appelons « les problèmes écologiques » sont-ils dans la réalité, et appellent-ils des actions censées les résoudre ? Ou bien sont-ils des représentations sociales, qu’il s’agit avant toute chose de déconstruire intellectuellement ? De la même façon, il semble théoriquement percutant et « productif » d’avancer, contre le discours courant, qu’il n’y a pas de crise écologique ou bien qu’elle a déjà eu lieu. On entend aussi des positions contrastées à propos de la nature : il y a encore des auteurs pour écrire sur la nature alors que tant d’autres se sont efforcés de montrer qu’il n’y a justement pas de nature ! Par rapport à ces débats, la question philosophique qui se pose est d’évaluer jusqu’à quel point maintenir une différence entre de telles options n’instaure pas finalement une espèce d’indifférence au premier critère de l’expérience.

Il reste que, pour tenir compte de sa situation écologique, le sujet « hors sujet » n’a pas d’autre solution que de prendre des bonnes décisions quand il le faut et d’agir dans le bon sens quand il en a l’occasion.

La référence au scepticisme renvoie à des postures philosophiques diverses. Primat de l’agir sur les vérités philosophiques ; critique des fondements de la connaissance ; méditation sur l’instabilité des choses ; critique morale des faux biens ; recherche de l’ataraxie. Pour resituer l’intérêt du scepticisme dans notre situation écologique, il faut revenir à ce que Sloterdijk explique du sujet. Le chapitre qu’il consacre à la subjectivité dans Le palais de cristal : à l’intérieur du capitalisme planétaire (chapitre 11) met en avant le lien entre théorie et pratique. Est sujet un acteur qui passe de la théorie à la pratique ou qui croit que la théorie le pousse à agir dans un certain sens. La théorie a pour fonction d’écarter ce qui nous retient d’agir. Le sujet est celui qui a intériorisé, sous forme de pensées, de doctrines, de morales, de croyances, la nécessité de surmonter ses inhibitions. Cette constitution intime du sujet délimite un champ d’intervention juteux pour tous ceux qui prétendent apporter aux autres les conseils, les doctrines, les idéologies, les accompagnements dont ils manquent pour agir. Prêtres, intellectuels, psychanalystes, idéologues, coaches, conseillers dans tous les domaines.

En montrant les effets politiques auxquels cette puissance de la théorie a conduit dans l’histoire, quand on a pu penser que la polarisation théorique correspondait à une guerre, par exemple entre bolchévisme et fascisme, Sloterdijk oppose aux idéologues extrémistes les modérés qui se sont plus tard repliés sur une position sceptique et ont vendu l’indécision comme une forme de vie. Cette irruption du scepticisme est intéressante parce qu’il demeure ici perçu comme un chemin qui peut mener jusqu’au sujet. Il est une option théorique que certains choisissent parce qu’ils estiment qu’elle est encore le meilleur moyen de s’adresser aux sujets qui constituent leur fonds de commerce. Dans la mesure où notre situation écologique met le sujet HS – hors sujet –, elle confère probablement un autre sens au scepticisme. Elle impose aux sujets de réfléchir, nécessairement en tant que sujets, leur propre démantèlement, en tant que sujets. Ancré dans notre situation écologique, ce scepticisme touche au cœur du rapport entre théorie (théorie de la pratique) et pratique (pratique de la théorie et pratique de la pratique).

D’un côté, il désamorce la force que des théories prétendent transférer à des pratiques écologiques ou bien qu’elles opposent au contraire à des pratiques écologiques. L’engagement n’est plus la clef. La crise écologique met au même niveau toutes les règles qui présupposent encore la prééminence du sujet ; elle renvoie, par exemple, dos à dos la prétention universaliste du moralisme (la recherche d’un fondement à un devoir écologiste) et la négation de la prétention universaliste au nom de moi, moi, moi (ma vie, mon intérêt, et après moi le déluge).

De l’autre côté, ce scepticisme signifie que la déconnexion n’est pas une connexion travestie dont le résultat serait seulement « une pratique de la retenue pratique », autrement dit une espèce d’ataraxie.

Enfin, pour terminer la boucle, ce scepticisme coïncide avec une certaine pratique de la pratique, laquelle conserve toute sa place et tout son sens à une activité théorique. Il ne s’agit pas de renoncer à penser la situation écologique sous prétexte que les solutions ne peuvent provenir que de l’action. Même exemplaire, comme on a pris l’habitude de la célébrer dans les milieux institutionnels de l’écologie ou du développement durable, la pratique ne peut pas être une raison d’oublier de penser. La formule de Green Peace n’est pas dépourvue de sens : plutôt l’optimisme de l’action que le pessimisme de la pensée. Mais la plupart du temps, cette célébration de la pratique s’accompagne d’un catéchisme théorique qui est plus désespérant encore, au plan théorique, que la plus pessimiste des philosophies.

On le reconnaît aux multiples lieux communs qui chevillent le discours sur notre situation écologique : le changement des comportements, le scénario de la pénurie, l’impératif de la sensibilisation, l’idée d’une sobriété joyeuse, l’étape politique incontournable de la participation, etc. Circulez, il n’y a rien à discuter – quand bien même ce ne serait que pour la joie de discuter ! Le scepticisme d’un sujet « HS » fait jouer la déconnexion entre théorie et pratique tant pour déjouer la prétendue force d’entraînement pratique d’une théorie que pour laisser à la pensée le soin de révéler des forces qui ne sont pas toujours « pratiquement correctes ».

Les sportifs qui s’adonnent à des raids du genre marathonien, que ce soit à pied, à vélo ou autrement, savent qu’il vaut mieux entretenir des pensées ou des images positives pendant l’effort. L’apparition de représentations dépressives signale déjà une baisse de régime physique. Mais leur effort consiste aussi à éviter de laisser ces pensées peser sur leur capacité à continuer, quand bien même il est impossible de les évacuer. Cela veut dire que, dans ce moment difficile, ils doivent continuer à faire, quoi qu’ils pensent. Ce qui suppose aussi qu’ils sont préparés à penser beaucoup de choses différentes sans qu’il y ait d’incidence déterminante sur leur endurance. Il en va peut-être ainsi de la pratique et de la théorie dans notre situation écologique actuelle. Il ne s’agit pas de reprendre l’impératif moderne « aller toujours plus de l’avant », que Latour a raison de dénoncer.

La situation écologique exige, jour après jour et dans le quotidien des organisations, que nous décidions certaines choses (pour favoriser la production d’énergie renouvelable, par exemple, ou pour organiser autrement la distribution d’énergie) et que nous adoptions certains gestes (trier nos déchets, réduire la température de confort dans les bâtiments, prendre son vélo pour aller au travail, manger moins de viande, etc.). Il serait déraisonnable, voire fou, de croire que ces pratiques sont les prémisses d’un projet politique à sortir de terre ou qu’elles exemplifient des normes sociales auxquelles tout le monde finirait par adhérer en reconnaissant leur valeur. Il reste que, pour tenir compte de sa situation écologique, le sujet « hors sujet » n’a pas d’autre solution que de prendre des bonnes décisions quand il le faut et d’agir dans le bon sens quand il en a l’occasion, même si la signification du mot « bon » s’enlise ici dans ce qui ressemble à s’y méprendre à une certaine stultitia.


Philippe Éon

Philosophe

Rayonnages

Écologie