Société

Un revenu d’existence à l’ère du numérique

Politiste

Aux antipodes du projet libertarien de « revenu universel », la proposition de lutter contre les « aléas de l’existence » par l’instauration d’un revenu d’existence tout au long de la vie encadré par l’État permettrait de donner à la politique la chance de tracer une voie différente, et de songer (peut-être ?) à un ralentissement inespéré de l’hypercapitalisme.

Nous sommes dans un contexte d’accélération favorisé par un hypercapitalisme. Cet hypercapitalisme illustre une tendance à l’excès du capitalisme, amplifiée par un numérique omniprésent qui place à portée de doigts la majorité de nos actions du quotidien. La tendance est à la dérégulation, souvent au nez et à la barbe d’un pouvoir politique à la traine et avec le consentement volontaire des consommateurs. La « gratuité » contre nos données ou des paiements de services sans fin.

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Le contrôle accompagne cette mue de notre société avec puissance, silence, et une indéniable efficacité, se donnant comme objectif de mieux cibler nos attentes de consommation. Qui aurait pu imaginer qu’une telle « servitude volontaire » ait pu s’organiser avec si peu de résistance, là où l’État peine quant à lui à rester légitime dans l’imposition de ses règles.

Comment avons-nous pu en arriver là ? En partie, parce que l’individu trouve dans ce vaste océan numérique – où il peut se perdre factuellement mais aussi moralement et psychologiquement – une réponse à une envie de singularité. Il pense (et surtout on lui fait croire) qu’il est le maître du jeu. Mais la réalité est tout autre, même si nous ne nous attarderons pas plus sur cet aspect dans cet article. Ce que nous voulons montrer, c’est qu’une réflexion politique et philosophique sérieuse doit pouvoir trouver sa place dans ces enjeux de la « modernité ».

L’individualisme est mauvais quand il devient égoïsme, mise à l’écart et mépris d’autrui. Il trouve ses lettres de noblesse quand il entraîne la rencontre de l’autre dans ses différences et ses richesses. De ce point de vue-là, que cela soit dans la sphère numérique ou dans la réalité, cette même inclination vaut. Mais dans la sphère numérique, les évènements vont plus vite, l’isolement est plus facilement atteignable (ou subi), tout autant que la déconcentration chronique par les sollicitations attentionnelles devient la règle. L’échelle est également différente. Ce qui pouvait être dit sans grande conséquence au bar PMU du coin ou sur la place du marché prend désormais une ampleur considérable sur un réseau social. Twitter n’est pas le zinc ! Malgré le même nombre de mots pour dire la même stupidité dans le bar que chez l’oiseau bleu.

Que voulons-nous signifier par cette nécessaire introduction ? Ce que nous désirons questionner ici est le lien essentiel qui existe entre l’individualisme et le fait de continuer à faire société. Faire société implique de fait que nous devons avoir des repères. Un repère est une marque qui nous permet de nous retrouver, de nous orienter. Rien de vraiment moral à cela dans un premier temps. Juste un besoin de « commun » à partager. Rien n’interdit que l’immensité (que cela soit les étoiles, les flots de l’océan ou les données infinies du web) nous submerge mais nous devons avoir des repères pour faire société sans tomber irrémédiablement dans l’anomie. L’individu – qui plus est dans l’idéal démocratique – a besoin de se situer.

Si la liberté est une condition essentielle de notre vie démocratique, l’égalité est ce qui fera de moi un semblable, quelqu’un qui partage finalement le même repère. En somme, nous avons besoin d’un projet commun qui nous rende libre de nos choix d’une part mais, où l’anthropologie du projet de société est incarnée dans l’égalité et l’inclination vers l’autre d’autre part.

Ère du numérique et justice sociale

Nous travaillons depuis longtemps maintenant sur la défense et l’instauration d’un revenu d’existence. Nous l’imaginons non comme une énième politique sociale soumise à la conjoncture mais comme un droit individuel lié à la naissance. Cependant, force est de constater que la vague libertarienne venue du numérique dépose son écume sur notre système social. Comme l’avancent déjà en 2016 Marc Dugain et Christophe Labbé dans leur ouvrage L’homme nu – La dictature invisible du numérique. Selon eux, face à la montée du chômage dû naturellement au remplacement des travailleurs par une technologie bien plus performante, non syndiquée par essence et corvéable à merci, la mise en place d’un revenu universel est une idée qui fait son chemin. Ce revenu universel est toutefois bien pernicieux et loin de notre propos.

Là pour maintenir les inactifs comme des consommateurs réguliers de biens et de services (ce serait bête de se couper d’une base de consommateurs tout de même !), ce revenu ressemble davantage à un « revenu pour solde de tout compte » : « L’idée, en apparence généreuse et humaniste, est ardemment défendue par les libertariens, ce courant ultra-libéral largement sponsorisé par les big data. En versant une rente à vie aux inactifs devenus majoritaires, on étouffe le sentiment d’injustice, ferment de révolte, et on tourne la page du salariat, avec ses contraintes règlementaires »[1]. Ce revenu universel des libertariens est une nouvelle fin de l’histoire, celle de l’État social : « Toujours moins de règles, toujours moins d’État pour augmenter la captation des richesses par une poignée, tel est l’objectif des géants du numérique relayés par l’idéologie libertarienne ». Les auteurs ajoutent qu’au passage, « elles rendent obsolète l’État providence, cette chose honnie, qui malgré une intense optimisation fiscale leur coûte encore trop cher en impôts »[2].

Pourtant, même ce revenu universel des libertariens répond qu’on le veuille ou non, à une aspiration bien réelle à plus de liberté individuelle. Mais, une fois que nous avons dit cela, il est bien sûr nécessaire de définir ce que nous entendons par liberté individuelle. Conceptuellement, il existe un fossé immense entre les intentions des libertariens et des socialistes libertaires, par exemple, sur l’appréciation de l’individu, de sa liberté et du projet commun de faire ou non société. Enfin, pris ainsi, la notion de revenu universel renvoie systématiquement les échecs à la sphère personnelle, à l’épreuve des choix individuels et à la seule responsabilité de l’individu. Tragiques conséquences ou vrais exploits, chacun sera soumis à une forme de solitude et justement à ces pertes de repères que nous évoquions plus haut.

Or, si nous ne voulons pas nous retrouver avec ce que nous pourrions indéniablement regretter, nous devons à nouveau nous interroger philosophiquement et donner à la politique la chance de tracer une voie différente mais qui correspond néanmoins à l’esprit du temps, c’est-à-dire à une volonté d’autonomie des individus, à cette irrépressible envie de singularité

Comme le souligne très pertinemment le philosophe Florent Guénard dans La passion pour l’égalité, cette volonté d’autonomie et donc de liberté individuelle est aussi une aspiration à plus de sécurité pour soi-même : « Il n’y a rien d’étonnant à ce que dans une société d’individus aspirant à être maîtres et responsables de leur destin, la demande d’autonomie soit également une demande de sécurité face à la mauvaise fortune ». En s’inspirant de Tocqueville, Guénard note que les « individus qui ne sont plus attachés par la naissance à un groupe se sentent faibles et exposés ».Et de poursuivre, « d’autant plus exposés lorsque se désagrègent les filets protecteurs mis en place depuis le XIXe siècle, comme le salariat ou les protections sociales »[3].

Voilà une orientation qui vient contrecarrer les plans des libertariens pour qui le revenu universel est bien moins une question de sécurité qu’un renvoi pernicieux vers la seule responsabilité et la culpabilisation qui peut résulter de mauvais choix. Cette différence est fondamentale bien évidemment car « il faut sans doute penser ensemble désir d’égalité et désir de sécurité, c’est-à-dire plus précisément concevoir l’égalisation comme pouvant être acceptée parce qu’elle offre des garanties majeures concernant les aléas de l’existence »[4].Les cotisations sociales nous amènent à avoir une rente à notre âge de départ en retraite. Ce mécanisme est bien conçu dans cette idée de conserver une part de notre liberté (comme autonomie financière) après l’emploi, tout en nous apportant cette nécessaire sécurité. Par ailleurs et dans ce cadre, un revenu universel évacuerait la notion de minimum vieillesse (ou allocation de solidarité aux personnes âgées – ASPA) en maintenant simplement ce même socle universel et individuel. Sans condition. A cela viendrait alors s’ajouter notre pension de retraite, juste revenu des prélèvements de nos cotisations sociales durant notre carrière.

Un revenu d’existence pour toute la vie

Lutter contre les « aléas de l’existence » est bien au cœur de notre propos sur l’instauration nécessaire d’un revenu d’existence tout au long de la vie[5]. Ce revenu d’existence[6] est inconditionnel, universel, sans contrepartie et individuel. Dans une ère de raréfaction des emplois salariés, il est nécessaire de proposer des alternatives. C’est ce que fait, par exemple, l’économiste anglais Daniel Susskind quand il propose la mise en place d’un revenu conditionnel où il « prône un État fort, capable de redistribuer ces richesses via un revenu de base conditionnel – et non pas universel – qui permettrait donc à chacun d’être rémunéré pour son engagement au service de la société »[7].

Cette idée est pertinente pour apporter une alternative à la perte d’emploi salarié tout en assurant que la notion même de « travail » va bien au-delà de la sphère salariale et embrasse les activités créatrices de valeurs socio-économiques. Le bénévolat, par exemple, en fait indéniablement partie. Faisons ce raisonnement par l’absurde. Appelons à une grève générale du bénévolat et observons l’économie du pays pendant un mois. Non seulement le bénévolat est appréciable pour son utilité sociale et les valeurs qu’il porte dans notre inclination vers autrui, mais il est aussi porteur d’une utilité économique difficilement remplaçable matériellement et financièrement pour la majorité des ménages, si cela devait être converti monétairement.

Pour notre part, nous préférons – comme nous le défendons dans notre dernier ouvrage, L’égalité avant toute chose – Un revenu d’existence pour toute la vie – désolidariser la notion de revenu[8] de la rémunération de l’emploi salarié. Le revenu d’existence est un droit lié à notre naissance, au fait que nous arrivons au monde alors que nous n’avons pas choisi de naître[9]. Cela nous donne le droit de subvenir à nos besoins fondamentaux. Seul, il n’est que monnaie. Avec des services publics de qualité pour l’éducation, la santé, le logement… il devient un élément puissant de notre existence et tout sauf un « revenu pour solde de tout compte ». Il ne nie pas le travail rémunéré. Bien au contraire, il permet de mieux le choisir, de nous rendre capables de négocier de meilleures conditions ou d’en sortir le cas échéant. Nous partons d’un même constat de raréfaction de l’emploi. En cela, la réflexion de Susskind est complémentaire à la nôtre, mais non substituable. Si nous revenons à notre point de départ sur la question numérique, il est important que du travail perdu, les individus ne deviennent pas avec un revenu qu’il soit conditionnel ou d’existence, l’objet d’une nouvelle captation prédatrice de notre attention par les big data.

Ce que recherchent les libertariens se situe avant tout dans un idéal d’individu consommateur, qui a du temps et assez d’argent pour rester sous contrôle. Nous défendons, quant à nous, l’idéal d’un individu qui peut s’émanciper, reconnu à égalité dès sa naissance et qui prend conscience que sa valeur dans la société se fait par-delà l’emploi salarié

Selon nous, l’égalité est tout autant le point de départ que l’horizon moral. Il est nécessaire de redonner des repères, un espoir, un horizon commun. Et le projet d’instauration d’un « revenu d’existence pour toute la vie » constitue une piste à prendre réellement au sérieux avant que les libertariens ne s’en emparent.

NDLR : Guillaume Mathelier a récemment publié l’ouvrage L’égalité avant toute chose – Un revenu d’existence pour toute la vie, aux éditions Le Bord de l’eau.


[1] Marc Dugain et Christophe Labbé, L’Homme nu – La dictature invisible du numérique, Plon, 2016, p. 147.

[2] Ibid. p. 147.

[3] Florent Guénard, La passion de l’égalité, Seuil, 2022, p. 224-225.

[4] Ibid. p-225.

[5] Ce revenu d’existence se déclinerait selon nous avec une part capitalisée de 0 à 18 ans pour donner un capital d’émancipation déclenchable à 18 ans et un revenu d’existence mensuel de 18 ans à la mort. En somme, il ne cesserait jamais d’être donné de la naissance jusqu’à la mort mais il serait conservé pour nous donner un « starter » conséquent à 18 ans pour se lancer dans la vie. Il ressemble d’une certaine manière à une forme d’héritage pour toutes et tous.

[6] Cette volonté d’offrir les conditions favorables pour mener « une existence bien vécue » nous fait sémantiquement préférer le terme de revenu d’existence aux termes de revenu universel ou de revenu de base qui mettent davantage l’accent sur le mécanisme que sur l’idéal philosophique recherché (Guillaume Mathelier, L’égalité avant toute chose – Un revenu d’existence pour toute la vie, Le Bord de l’eau, 2022).

[7] Zaizoune, Sofiane, « “Nous devrons réfléchir sérieusement aux loisirs” : Daniel Susskind, l’économiste qui prédit un monde sans travail », Le Figaro, [En ligne] 9 février 2023. https://madame.lefigaro.fr/business/nous-devrons-reflechir-plus-serieusement-aux-loisirs-daniel-susskind-l-economiste-qui-predit-un-monde-sans-travail-20230209.

[8] Nous définissons le revenu comme « la part qui nous revient de droit ».

[9] La naissance identifiée comme la « première circonstance » nous donne le droit à un revenu d’existence (Guillaume Mathelier, L’égalité avant toute chose – Un revenu d’existence pour toute la vie, Le Bord de l’eau, 2022).

Guillaume Mathelier

Politiste, Docteur en sciences politiques

Notes

[1] Marc Dugain et Christophe Labbé, L’Homme nu – La dictature invisible du numérique, Plon, 2016, p. 147.

[2] Ibid. p. 147.

[3] Florent Guénard, La passion de l’égalité, Seuil, 2022, p. 224-225.

[4] Ibid. p-225.

[5] Ce revenu d’existence se déclinerait selon nous avec une part capitalisée de 0 à 18 ans pour donner un capital d’émancipation déclenchable à 18 ans et un revenu d’existence mensuel de 18 ans à la mort. En somme, il ne cesserait jamais d’être donné de la naissance jusqu’à la mort mais il serait conservé pour nous donner un « starter » conséquent à 18 ans pour se lancer dans la vie. Il ressemble d’une certaine manière à une forme d’héritage pour toutes et tous.

[6] Cette volonté d’offrir les conditions favorables pour mener « une existence bien vécue » nous fait sémantiquement préférer le terme de revenu d’existence aux termes de revenu universel ou de revenu de base qui mettent davantage l’accent sur le mécanisme que sur l’idéal philosophique recherché (Guillaume Mathelier, L’égalité avant toute chose – Un revenu d’existence pour toute la vie, Le Bord de l’eau, 2022).

[7] Zaizoune, Sofiane, « “Nous devrons réfléchir sérieusement aux loisirs” : Daniel Susskind, l’économiste qui prédit un monde sans travail », Le Figaro, [En ligne] 9 février 2023. https://madame.lefigaro.fr/business/nous-devrons-reflechir-plus-serieusement-aux-loisirs-daniel-susskind-l-economiste-qui-predit-un-monde-sans-travail-20230209.

[8] Nous définissons le revenu comme « la part qui nous revient de droit ».

[9] La naissance identifiée comme la « première circonstance » nous donne le droit à un revenu d’existence (Guillaume Mathelier, L’égalité avant toute chose – Un revenu d’existence pour toute la vie, Le Bord de l’eau, 2022).