La mesure d’impact à son sommet
Le Groupe SOS, œuvrant principalement dans le champ du sanitaire et social, et revendiquant 650 établissements, 22 000 salariés et 1,5 milliard de chiffre d’affaires, a récemment fait parler de lui. Le président de son directoire est en effet à l’initiative d’un premier « Sommet de la mesure d’impact », s’appuyant pour cela sur un think tank[1] qu’il a lancé en 2020, par lequel il vise à développer une culture de l’évaluation et de l’impact, à partir de la collecte de « données à forte utilité sociale ». Sous l’égide de la présidence de l’Assemblée nationale, encadrée par une introduction de la ministre Marlène Schiappa et par une conclusion de la présidente de l’Assemblée nationale Yaël Braun-Pivet[2], ce premier « Sommet de l’impact » s’est tenu le 13 février 2023 dans les très fastueux salons de l’Hôtel de Lassay, résidence de la présidente de l’Assemblée nationale.
L’austérité de la terminologie « mesure d’impact » tranche avec l’engouement du sommet dont cette première édition revendique plus de 1 600 participants (et 40 000 connectés en ligne) [3] : de quoi cet engouement est-il le nom ? Alors qu’étymologiquement le mot « impact » renvoie davantage au langage balistique et guerrier, comment cet étendard réussit-il à rallier à lui l’économie sociale dans sa diversité ? Certains éléments explicatifs sont à chercher du côté de l’extrême hétérogénéité des intentions derrière l’idée « d’impact social ». Les projets dits « à impact » sont d’ailleurs portés par des acteurs particulièrement divers, même si l’éthos du monde de la finance en domine les ressources et le langage.
Pourquoi la question de la « mesure d’impact » se pose-t-elle ?
La mesure d’impact s’impose comme le nouveau dispositif de régulation du champ de l’économie sociale pour deux raisons imbriquées : d’une part parce que l’État attend des acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS) qu’ils fassent la preuve de leur efficacité et qu’ils mesurent donc les impacts de leurs actes. Mais aussi parce que ce même État est prêt à partager avec les acteurs du secteur privé à but lucratif et la finance son monopole de l’intérêt général et du bien commun.
Faire la preuve par les « data »
Entre les années 1970 et 1990, les acteurs de l’économie sociale revendiquaient une utilité sociale de leur activité, mobilisant, quand cela était nécessaire, quelques indicateurs pour autoréguler leurs activités et pour consolider leur identité (Jany-Catrice, 2012[4]; Studer, 2021[5]). Mais depuis les années 1990, l’ESS est traversée par trois dynamiques qui ne la laissent pas indemne.
Elle fait d’abord les frais du New public management qui conduit, dans un double mouvement d’affaiblissement de l’État social et de la fin des régulations tutélaires, à exiger des acteurs sociaux financés par la sphère publique qu’ils se soumettent à une reddition régulière de leurs comptes. Dans la veine de ce qu’on pourrait appeler le « gouvernement par la data »[6], les acteurs économiques, ESS ou non, sont invités à faire la preuve de l’ « impact » de leurs actions non seulement pour justifier des avantages fiscaux et financiers, mais aussi pour drainer de nouveaux fonds privés. C’est ainsi que Jean-Baptiste Talabot, Directeur de l’action sociale de Malakoff Humanis, et soutien du sommet de la mesure d’impact, explique que « le pilotage par la mesure d’impact social » est une « condition de preuve de notre efficience et de notre crédibilité », et même « une preuve existentielle ».
C’est ainsi encore que Pierre-Etienne Lorenceau, fondateur de Leader League, une agence de notation internationale, annonce triomphalement : « le décideur est l’homme de la mesure ». C’est ainsi enfin que Yaël Braun-Pivet affirme sa « conviction » que le « pays a besoin d’une démarche scientifique et rationnelle pour identifier, évaluer et résoudre les équations sociales ».
L’ESS est ensuite bousculée par le développement de l’entrepreneuriat social. Celui-ci a connu un fort engouement dans le monde des écoles de management en incarnant un modèle organisationnel permettant selon les acteurs de concilier les intérêts économiques (profits) et les intérêts sociaux et collectifs (aujourd’hui assimilés aux impacts sociaux). La première Loi ESS de 2014 a ainsi institutionnalisé la présence de cet entreprenariat social en optant pour un périmètre élargi de ce qu’est « l’ESS », accueillant dans son périmètre, outre les acteurs historiques (associations, coopératives, mutuelles), des entreprises conventionnelles ayant fait la preuve de la poursuite d’une finalité sociale et agréées pour cela. La Loi PACTE[7] de 2017 a également joué le rôle de catalyseur, en suggérant que « les entreprises ne se limitent pas à la recherche du profit », en permettant aux entreprises de redéfinir leur « raison d’être » et de renforcer « la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux liés à leur activité ».
Il n’est pas anodin qu’en 2020, l’acteur fédérateur de l’entreprenariat social, le mouvement des entrepreneurs sociaux (ou encore « Mouves ») se soit d’ailleurs rebaptisé « Mouvement Impact France ». Sous cette appellation, le Mouves souhaitait réaffirmer le positionnement central de l’impact social dans les activités de ses membres, tout en ouvrant le réseau, notamment par le biais de son Impact score, à toutes les entreprises « ayant engagé une transition sociale et écologique », ainsi qu’aux incubateurs et financeurs privés (fondations, investisseurs à impact).
Enfin, la troisième dynamique qui caractérise le changement de contexte est inextricable des deux premiers : devant la défaillance de l’État social dans son rôle de financeur des acteurs du champ du sanitaire et social, les acteurs de l’ESS, sans solution, se tournent par dépit vers de nouveaux financeurs, qui, de leur côté, voient dans l’économie sociale, grâce à l’appui de l’État, de nouveaux champs d’opportunités et de rentabilité financière.
Partager l’intérêt général avec la finance
La mesure d’impact devient aussi un dispositif qui facilite le partage du monopole public de l’intérêt général avec les acteurs du secteur privé à but lucratif et de la finance. Le sommet de l’impact l’a montré de manière spectaculaire. Alexandre Lourié, DG en charge de l’international du Groupe SOS a ainsi affirmé qu’ « on est passé des statuts à l’intention : le bien commun n’est pas le monopole des services publics ». S’adressant à l’ensemble des participants, Marlène Schiappa, qui se présente aussi comme « créatrice d’une entreprise à impact », affirmait, quant à elle, que « la puissance de votre mandat est au service du bien commun et de l’intérêt général ». Les acteurs à impact auraient trouvé la possibilité d’aligner intérêt privé lucratif et intérêt général.
Natacha Valla, doyenne de l’ancienne École du Management et de l’Innovation (EMI) rebaptisée « École du Management et de l’Impact » de Sciences-Po Paris, fournissait le maillon théorique des affirmations des praticiens et politiques. Selon elle, les phénomènes macroéconomiques seraient forcément micro-fondés dans la pure tradition de l’économie néoclassique et néo-keynésienne. Cette perspective lui permettait ainsi de considérer qu’aucun hiatus ne subsistait entre les intérêts individuels et l’intérêt général[8]. Le DG de la MAIF prolongeait en partie cette perspective en affirmant que placer « la performance au service de l’impact » est une manière d’aligner « tous les intérêts des parties prenantes », ce qui permettrait non seulement de dégager une « puissance extraordinaire » mais aussi « de devoir opérer des arbitrages » politiques.
Le profil des 144 intervenants « de haut niveau » témoigne encore plus largement de la velléité des porteurs « d’impact social » à briser les parois de verre entre les secteurs publics, privés à but lucratif et privés à but non lucratif : 21 % des intervenants à ce sommet étaient des banques ou investisseurs à impact, 14 % des représentants de grosses entreprises du secteur privé à but lucratif (ex. Orange, Véolia, EDF), 14 % des think tank et agences d’ingénierie (ex. Avise, Impact Tank), 11 % des cabinets de conseil. Le panel d’intervenants comptait également cinq ministres du gouvernement Macron et 9 % de représentants de l’État ou de collectivités territoriales. L’économie sociale et solidaire était présente par l’intermédiaire des grosses structures, avec 11 % d’organisations de l’ESS comptant plus de 500 salariés (ex. La Croix rouge française, le Groupe SOS, la MAIF). Les associations, quant à elles, ne représentaient que 2 % des interventions du sommet.
La quantophrénie de la mesure d’impact
La plupart des acteurs intervenant au sommet semblaient affectés de quantophrénie, cette maladie du chiffre si bien étudiée par Sorokin, père du néologisme, mais aussi par Ogien (2020[9]), Martin (2022[10]) ou encore Jany-Catrice (2012[11]).
Non seulement la donnée serait un impératif, mais en plus elle « faciliterait » par exemple l’inclusion des personnes fragiles, selon le Ministre des Solidarités. La directrice santé plaidoyer auprès de Médecins du Monde proposait dans la même veine un plaidoyer pour « plus de données » afin de « démontrer l’impact des actions ».
Toutes les voix convergeaient pour dire l’importance qu’il y aurait à produire un langage quantifié commun, à trouver un « socle d’indicateurs communs », à entrer dans une ère « industrielle » (Talabot, Malakoff Humains), autrement dit une ère de standardisation de la mesure d’impact qui infuserait tous les process, tous les outils. Les investisseurs présents souhaitaient pouvoir s’appuyer sur un standard ou sur une norme qui valoriserait l’impact des actions de l’entreprise, renvoyant à l’imaginaire d’une possible commensurabilité d’activités pourtant extrêmement hétérogènes. Ce sommet a ainsi été exemplaire de ce que l’évaluation est en train de devenir : hétéronome (évaluation par des acteurs extérieurs, cabinets de conseils, universités, experts, big data), standardisée (injonction au langage commun) et mondialisée (notations universelles et mondiales).
Nombreux réclamaient aussi la création de métiers de chief data (responsables des données), dans tous les secteurs d’activité du social, y compris pour accompagner les professionnels de… l’aide sociale à l’enfance (ASE). La priorité dans l’ASE serait-elle devenue « d’évaluer et de gérer la donnée » ? Les travailleurs sociaux auprès des enfants, et qui nous liront peut-être, estimeront ce degré d’urgence alors même qu’ils sont confrontés à une saignée dans leurs moyens. Parce que cela n’a pas été dit dans ce sommet aux relents « bienveillants » : l’évaluation d’impact est consubstantielle au retrait de l’État social et à la réduction drastique des dépenses publiques.
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La pénétration de la mesure d’impact est en marche. Elle constitue la novlangue de la RSE, mais aussi son dépassement : l’idée est à la démonstration, à travers la mesure, que les résultats de l’entreprise, petite ou grande, de l’entreprenariat social, de l’association solidaire « combinent impact et rentabilité financière » (Fanny Picard, Alter Equity).
La pénétration totalement décomplexée de la finance dans le social est elle aussi en marche. Elle le fait dans une double alliance. D’abord avec l’entreprenariat social (Jean-Marc Borello, Christophe Itier, ancien Haut-Commissaire à l’ESS et à l’innovation sociale, instigateur de l’initiative Le French Impact), mais aussi le Crédit Coopératif, ou encore le Labo de L’ESS dont le président, Hugues Sibille a généreusement promu les contrats à impact social via la Social Impact Investment Taskforce. Ensuite, et surtout, avec l’État, celui-ci apparaissant comme un soutien non plus du social mais de la finance.
Cette vaste pénétration n’a plus de limite. Empruntons ainsi les termes de Damien Héron, impact manager du Groupe SOS Consulting, qui, à la suite de cinq minutes d’alexandrins sur les vertus de la mesure d’impact, acheva ce moment de poésie technocratique par « merci de votre écoute et surtout n’oubliez pas : mesurez votre impact ! »