La critique de l’antiracisme devenue folle
Depuis le début des années 2000, la critique de l’antiracisme, auparavant généralement située à l’extrême droite, se développe dans des milieux qui insistent sur l’importance de l’appartenance à la nation et, corrélativement, exaltent les valeurs de la République.
Cette critique « nationale-républicaine » rejette complètement l’idée d’un racisme comme rapport social et considère qu’il résulte uniquement d’attitudes individuelles, autrement dit d’une opinion, éventuellement traduite en actes hostiles, qu’une idéologie vient justifier. C’est dans le cadre de cette opposition théorique que va se développer une véritable guerre des idées, aux conséquences politiques fortes.
Reconnaître les identités raciales
Pour comprendre comment nous en sommes arrivés à la situation présente, je pense nécessaire de rappeler que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et notamment après les réflexions élaborées à l’UNESCO débouchant sur les deux premières déclarations sur la question raciale, en 1950 et 1951, l’antiracisme était uniquement considéré dans sa dimension morale : le racisme, c’est le mal. On pensait pouvoir éradiquer le racisme avec des arguments plus ou moins scientistes, selon lesquels la race n’a pas de pertinence biologique. Donc, si la race n’existe pas, le racisme, qui est une doctrine de l’inégalité naturelle des races humaines, n’a aucune raison d’être.
Pourtant, malgré ces déclarations (il y en eut deux autres, en 1964 et 1967), malgré les travaux de plusieurs généticiens des populations comme Jacques Ruffié, la race est remobilisée par les militants antiracistes à partir des années 2000, dans une perspective politique, avec la « théorie critique de la race » : selon celle-ci, la race est un fait social et non biologique, qui a des effets en termes de discriminations sur les personnes racisées, d’une façon générale les non-Blancs. Ces analyses nouvelles et d’une grande richesse ont été vivement critiquées par les intellectuels conservateurs américains et français qui ont évoqué un racialisme antiraciste. Si ces changements ont été rendus possibles, c’est en raison d’un progrès dans la prise de conscience nationale des crimes coloniaux.
La violence coloniale a été en effet largement sous-estimée. Or, racisme génocidaire et racisme colonial ont une structure commune, une structure élémentaire de la haine, qui s’exprime de la même façon dans les deux cas par la hantise de la contamination, comme l’a montré l’historien Henry Méchoulan[1] à propos des lois de pureté du sang dans l’Espagne catholique de 1492. Cette crainte de la souillure par le moindre contact, on la retrouve aussi bien dans l’esclavage, la colonisation et l’antisémitisme. Elle explique à la fois l’étoile jaune pour les juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, et la règle de l’unique goutte de sang dans le système ségrégationniste américain, qui fait d’une personne avec un seul ancêtre noir, un Noir.
Les mouvements antiracistes qui apparaissent dans les années 2000 tirent la leçon des échecs de l’antiracisme classique (celui de la LICRA (auparavant LICA), de SOS Racisme, du MRAP). Elles soulignent que le célèbre « Touche pas à mon pote » de SOS Racisme, revient certes à considérer les descendants de l’immigration postcoloniale comme des sujets à soutenir, mais sans leur donner directement la parole. Or, précisément, ce qui caractérise la nouvelle génération antiraciste à partir des années 2000, c’est le refus d’un tel paternalisme.
En outre, elle fait le constat que la politique d’indifférence à la couleur a échoué. Il faut désormais mettre en avant les identités dites raciales parce que la race a des effets discriminants sur les individus à qui on attribue une race non-blanche (les « racisés »). À cet égard, j’accorde une grande importance aux analyses du philosophe américain d’origine ghanéenne Kwame Anthony Appiah. Sa position est, pourrait-on dire, « éliminativiste » (sémantiquement) : parler de « races » entretient le racisme, et l’on ne saurait lui donner tort en songeant aux connotations essentialistes du terme, telles qu’elles étaient défendues par les sciences naturelles et l’anthropologie physique d’autrefois, pour qui l’appartenance à une race renvoyait à un ensemble de caractéristiques psychologiques et morales. Mais Appiah reconnaît des identités raciales, lesquelles sont évidemment le produit de l’assignation subie. Et, écrit-il, il est crucial de se pencher sur la façon dont les gens pensent en matière de race : « On peut avoir besoin de comprendre ce qui se dit de la “sorcellerie” dans une culture qui possède un tel concept, afin de comprendre comment les gens y réagissent sur le plan cognitif et sur celui de l’action : et cela, que l’on croie ou non à la réalité des sorciers.[2] » L’existence des sorcières se mesure, en quelque sorte, à l’impact que cette croyance a sur la vie de nombreuses femmes. De la même façon, la race n’existe pas, mais les identités raciales sont bien présentes et elles affectent les personnes qui les portent.
Le racisme comme rapport social
Cette reconnaissance des identités raciales marque la dissension avec les anti-antiracistes. Dissension qui a un moment fondateur : dans son premier livre, La force du préjugé (1988), P.-A. Taguieff sous-estime les dimensions institutionnelles du racisme. Cet ouvrage défend un modèle théorique proche de celui du préjudice chez Gordon W. Allport aux États-Unis, qui tentait lui aussi d’examiner le problème du racisme sous un angle uniquement individuel. Ces auteurs n’admettent pas qu’il puisse exister un « racisme sans racistes » : pourtant, le racisme institue bel et bien et reproduit des rapports inégalitaires et des discriminations.
Ce refus provient surtout de plusieurs auteurs auparavant engagés dans le camp antiraciste durant les années 1980 à 2000. C’est notamment le cas de Taguieff, dont le point de vue est parfaitement résumé dans le titre de l’un de ses derniers livres, L’Antiracisme devenu fou. Le racisme systémique et autres fables[3]. Si l’antiracisme est devenu « fou », c’est parce qu’il défend désormais une idéologie dangereuse, à savoir l’existence d’un racisme systémique, soit un racisme sans racistes. On retrouve ce type d’idées chez des intellectuels médiatiques comme Pascal Bruckner ou Alain Finkielkraut. On doit également souligner les articles précurseurs de Paul Yonnet dans Le Débat entre 1990 et 1995. Tous ces auteurs contestent l’existence d’un rapport social qui entretient et reproduit les inégalités fondées sur les identités raciales.
Pour les anti-antiracistes, la période coloniale étant terminée, il ne reste plus rien des anciennes structures coloniales. Il ne peut donc pas y avoir de racisme institutionnel, puisque les lois de la République sont les mêmes pour tous. Pourtant, les discriminations envers les personnes vues comme non-blanches sont permises par les institutions, alors que les acteurs ne sont pas nécessairement conscients du rôle qu’elles peuvent jouer. C’est ce fonctionnement intrinsèquement discriminatoire de nos institutions que met à jour le concept de racisme systémique.
Cela dit, il possède des limites qu’a bien mis en avant Daniel Sabbagh[4], lequel n’est aucunement à ranger dans le camp des réactionnaires : selon lui, l’idée de racisme systémique peut conduire à une culpabilisation en même temps qu’une déresponsabilisation des acteurs institutionnels, s’ils supposent qu’ils sont le simple produit des institutions et que leur influence individuelle est négligeable. Par ailleurs, il ajoute qu’il peut être paradoxal de demander à des institutions qui produisent le racisme de se réformer elles-mêmes, puisqu’elles sont productrices inconsciemment d’un tel racisme. Sabbagh ne nie aucunement les discriminations que subissent les racisés mais il pointe une confusion entre la notion de discrimination et celle de racisme chez les auteurs qui postulent l’existence d’un racisme systémique.
Je résiste cependant à renoncer à ce concept, d’autant qu’il me semble difficile de séparer lutte contre les discriminations et lutte contre le racisme, même si elles ne se juxtaposent pas exactement. Mon raisonnement se fonde sur le rôle que joue la stigmatisation dans la perpétuation de l’injustice : pour Glenn Loury, c’est la stigmatisation qui serait la forme première de l’injustice subie[5].
La stigmatisation désigne un ensemble de représentations négatives et de jugements dévalorisants qui, parce qu’ils possèdent une dimension publique, exercent une forte influence sur les interactions sociales et les destinées individuelles (on peut penser à l’héritage de l’esclavage). On retrouve ici Tocqueville : une fois l’esclavage terminé, écrivait-il, il reste le préjugé de couleur. C’est dire que le stigmate va au-delà du traitement d’autrui : il touche à l’être même. Elizabeth Anderson ajoute à cette analyse l’idée que la ségrégation produit des différences visibles entre les groupes raciaux qui alimentent les représentations stigmatisantes. La stigmatisation est un phénomène public aux effets durables. J’aurais tendance à y voir une dimension du racisme systémique. Or, la stigmatisation subie par les personnes racisées est déniée ou, au minimum, relativisée, par les anti-antiracistes. Pour ces derniers, les antiracistes dits politiques mettraient en avant les identités raciales, les essentialiseraient, ce qui ferait d’eux des racistes. C’est un contresens total : la prise en compte des mécanismes de racialisation et d’assignation subie visent non pas à exalter les identités particulières mais, in fine, à déracialiser la société.
Le républicanisme dévoyé
Cette inflexion du républicanisme est évidemment multifactorielle. Il semble néanmoins qu’il faille, pour la comprendre, remonter à la querelle de Creil en 1989, où trois jeunes filles avaient été exclues du collège Gustave-Havez pour avoir refusé d’ôter leur voile islamique en classe. À partir de ce moment, des groupes d’intellectuels se sont constitués, prétendant défendre les principes républicains. Souvenons-nous de la tribune « Profs, ne capitulons pas ! », publiée dans le Nouvel Observateur, le 2 novembre de la même année, et signée par Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler. La nécessité de l’interdiction du foulard à l’école était défendue au nom du refus de la soumission des femmes, argument qui, une fois invalidé celui du respect de la laïcité, reste aujourd’hui l’argument préférentiel. À en croire les signataires, tolérer le foulard à l’école c’était œuvrer à la destruction de celle-ci et, au-delà, à celle de la République. Une République fétichisée, inattentive à la persistance des discriminations.
Cette querelle a traversé la gauche tout entière, y compris au sein même des formations politiques. Une piste explicative pourrait être l’opposition entre laïcité et tolérance, cette dernière notion étant souvent mal comprise. Sur ces questions qui touchent au cœur de la philosophie politique, il serait utile de s’inspirer des auteurs de langue anglaise, de Thomas Scanlon en particulier. Dans L’épreuve de la tolérance, il rappelle que si la tolérance ne donne pas le droit à toutes les idées d’être représentées, elle autorise ceux qui les défendent à être entendus en tant que citoyens.
Un autre facteur explicatif de ce clivage au sein du camp républicain doit à mon sens être mentionné. Les anti-antiracistes fondent leur accusation de racialisme antiraciste sur le fait que, chez certains militants antiracistes, on a pu confondre la critique légitime de la politique d’Israël et la condamnation de l’existence même de cet État. Et, de fait, l’antisionisme radical se distingue parfois assez mal de l’antisémitisme. On est donc en droit de se demander si la politique israélienne est à l’origine du rejet d’Israël ou un simple prétexte de celui-ci. La plupart des gens que je critique considèrent qu’il s’agit d’un prétexte, que la haine séculaire vis-à-vis des juifs ne demandait qu’à s’exprimer et qu’Israël légitime son expression. Je ne conteste pas cette thèse du prétexte, mais il me semble que le contexte est également une véritable cause. Il n’en reste pas moins que, chez de nombreux militants d’extrême gauche se disant « antisionistes », on observe une difficulté à comprendre qu’Israël est un État comme les autres, qu’il peut mener, comme de nombreux autres pays, une politique de brutalité voire d’expansion coloniale.
Or, le droit à l’existence des États qui se sont livrés historiquement à l’expansion coloniale n’est jamais contesté. Aussi, de nombreux juifs ressentent-ils cette exigence supplémentaire à l’égard d’Israël comme une forme d’antisémitisme. D’autant que nous ne pouvons oublier que, depuis 2006, l’antisémitisme tue de nouveau en France : 11 Juifs assassinés parce que Juifs, payant ainsi le « crime d’être né », selon la belle expression d’André Frossard. On peut dès lors comprendre la forte méfiance par rapport à l’antisionisme.
Il n’en demeure pas moins que faire de l’antiracisme politique un racisme, parce qu’il serait une expression forte de la haine envers l’Occident et les Blancs, est aberrant. En filigrane, on affirme que la « civilisation occidentale » est la seule et unique civilisation, la seule source de savoir légitime, que la pensée décoloniale est une imposture. Où est le racisme ?
NDLR : Alain Policar vient de publier La haine de l’antiracisme (conversation avec Régis Meyran) aux éditions Textuel.