Une étrange victoire
Glass Beach, la plage de Fort Bragg, est l’attraction la plus courue de la côte nord de la Californie. La « plage de verre » accueille plus de visiteurs que les confins sauvages de la Lost Coast, la « côte perdue », dont les sentiers escarpés, offrant des vues spectaculaires sur l’océan, serpentent au cœur de cloud forests, ces forêts tempérées humides baignées de brumes fréquentes, parsemées de cascades. La circulation y est beaucoup plus soutenue que dans les espaces naturels proches que sont les Mendocino Coast Botanical Gardens et le parc national des Mendocino Headlands.
Depuis le parking situé au bout de la route d’accès à Glass Beach, les touristes descendent un escalier abrupt entre deux falaises de grauwacke pour aller photographier cette crique étroite où miroitent des myriades d’éclats de verre turquoise, bruns et rouges rubis, polis et arrondis par les vagues. Des pancartes enjoignent aux visiteurs, qui sont au nombre de deux ou trois mille chaque jour durant l’été, de ne pas empocher ces billes. Mais ils ne peuvent s’en empêcher.
En 2012, J. H. « Cass » Forrington, capitaine de la marine marchande à la retraite et propriétaire du Musée international du verre de mer, à deux pas de là, où sont exposées plus de trois mille pièces braconnées, lança une campagne pour « régénérer » la plage avec des tonnes de verre brisé. La demande de Forrington reposait sur un argument écologique : puisque le verre de mer, dont la présence avait créé un habitat pour les organismes marins microscopiques, était désormais intégré à l’écosystème local, il méritait le même type de protection que celle accordée au Séquoia sempervirens de la côte pacifique, au castor de montagne ou à la grenouille à pattes rouges.
Le Département de la pêche et de la faune de Californie (CDFW) a pour mission d’assurer la protection et la conservation des « communautés naturelles pour leur valeur écologique intrinsèque et les bénéfices qu’elles apportent aux populations ». Le sort de Glass Beach dépendait donc de la définition que l’on donnait du terme « naturel ». Forrington soutenait que la Californie était légalement tenue de déverser sur cette plage de nouvelles quantités de verre. « Affirmer que le verre n’est pas “naturel” est tout simplement faux, écrivait-il dans son manifeste ponctué d’une irréfutable profusion de guillemets. À cause des dégâts que nous nous savons capables d’infliger à un habitat pris dans sa globalité, nous avons tendance à nous considérer comme étant en quelque sorte “non naturels” et “extérieurs” à la “nature”. Mais nous faisons partie intégrante de la “nature” et sommes également capables de causer le plus grand bien. »
Le grand bien qu’évoquait Forrington remontait à 1949, quand Glass Beach avait été choisie pour accueillir les déchets municipaux. Les tonnes de galets et d’ellipsoïdes de verre qui jonchaient la grève étaient les vestiges de bouteilles de bière, d’optiques de phare et de Tupperware. Pendant les deux décennies suivantes, les habitants avaient pris l’habitude de désigner cette plage comme « la Décharge ». Le seul moyen de restaurer sa beauté naturelle, écrivait le capitaine Forrington, était donc de la recouvrir chaque année de quelques tonnes supplémentaires de déchets. En fin de compte, le Département de la pêche et de la faune, guère convaincu par la manière dont le capitaine Forrington définissait la « nature », refusa d’intervenir.
Mais Forrington n’était pas du genre à s’avouer vaincu aussi facilement. Il continua envers et contre tout de vendre des sacs plastiques remplis de verre pré-poli aux touristes, pour qu’ils les transportent au bas de l’escalier et les vident sur le sable. Le capitaine Forrington était persuadé de faire ainsi sa part pour sauver la nature – ou, du moins, la « nature ».
Longtemps après que l’ultime exemplaire de la Bible version « King James » se sera désintégré et que la Vénus de Milo aura été réduite en poudre, la gloire de notre civilisation survivra sous la forme de roches difformes parsemées d’éclats fluorescents qu’on appelle des plastiglomérats : des composés de sable, de coquillages et de plastique fondu qui se créent lorsqu’on brûle des emballages de bonbons et autres capsules de bouteilles dans les feux de camp. D’autres indices subsisteront : l’omniprésence du césium 137, cet isotope artificiel produit par les explosions nucléaires ; une diminution plurimillénaire des dépôts de carbonate de calcium, conséquence de l’acidification des océans ; et des carottes de glace (si toutefois il existe encore des glaciers) portant la trace d’un pic spectaculaire du taux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Les anthropologues du futur ne seront peut-être pas capables d’apprendre tout ce qu’il y a à savoir sur notre civilisation à partir de ces marqueurs géologiques, mais ce sera déjà un bon début.
À l’origine, les êtres humains avaient tendance à appréhender la nature comme un ennemi mortel – avec méfiance, effroi et agressivité. La guerre débuta avant même que nous ayons pris la peine de nommer cet ennemi. Dès les premiers écrits de l’humanité, l’assaut est déjà bien lancé, le bellicisme clairement affirmé, les motifs incontestés. Dans « Le Seigneur vers le pays où vivait la créature », Gilgamesh, terrifié par la mort, décide qu’il doit réaliser un exploit héroïque pour accéder à l’immortalité. Ne pouvant rien imaginer de plus honorable que la destruction d’une forêt vierge, Gilgamesh voyage donc jusqu’aux parages sacrés de la forêt des Cèdres, décapite le demi-dieu qui défend celle-ci et rase totalement la forêt, se réservant le plus gigantesque de ses arbres pour en faire un pont dans sa ville.
Providence à être soumise et cultivée, et à devenir la résidence de nations civilisées. Par essence, cette conception de la Nature était un permis de dominer, de brutaliser et de piller.
Dix-sept siècles plus tard, dans le Phèdre de Platon, Socrate, réticent à s’aventurer au-delà des murailles d’Athènes, déclare : « C’est que j’aime à m’instruire ; or, les champs et les arbres n’ont rien à m’apprendre, et je ne puis profiter qu’à la ville dans la société des hommes. » Dans sa Politique, Aristote se montre plus catégorique encore : « La nature a fait toutes choses spécifiquement pour le bien de l’Homme. » Avancez de quelques siècles encore jusqu’à l’Ancien Testament, et la nature sauvage, wilderness en anglais, apparaît comme un domaine oublié de Dieu, l’anti-Éden. Citons par exemple : « Il t’a fait marcher dans ces vastes et terribles étendues sauvages où il y a des serpents venimeux et des scorpions, dans des lieux arides et sans eau. »
Décrivant la nature indomptée, le terme anglais wilderness a pour sens étymologique le « lieu où vivent les bêtes sauvages ». Samuel Johnson le définissait comme « une étendue de solitude et de sauvagerie ». William Bradford, l’un des fondateurs de la Plymouth Colony, première colonie anglaise permanente de Nouvelle- Angleterre au début du XVIIe siècle, eut une réaction d’horreur devant ce Nouveau Monde, qu’il qualifiait de « hideux et désolé, […] peuplé de bêtes sauvages et d’hommes sauvages ». Les trente-six volumes de l’Histoire naturelle de Buffon, l’œuvre la plus largement diffusée de l’époque des Lumières, regorgent de termes tels que « grotesque », « écœurant », « pestilentiel », « terrible » ou « immondice ».
La nature exigeait d’être domptée, assujettie – pour son propre bien. À l’heure de bâtir un fondement légal permettant de spolier les Amérindiens de leurs territoires, le juriste américain James Kent traitait avec une égale arrogance les êtres humains qui avaient vécu pendant des millénaires en harmonie avec ce paysage. Ce continent, soutenait Kent, était « destiné par la Providence à être soumis et cultivé, et à devenir la résidence de nations civilisées ». Par essence, cette conception de la Nature était un permis de dominer, de brutaliser et de piller – et d’en être fier.
Certains de ces exemples sont tirés du classique fondateur de l’historien Roderick Nash, Wilderness and the American Mind (« La nature sauvage et l’esprit américain », 1967), décrivant la manière dont, au XIXe siècle, les termes de la relation entre l’humanité et la nature ont fini par basculer. Scientifiques et philosophes remettent soudain en cause le postulat selon lequel la nature représenterait une menace pour la civilisation. Pour eux, c’est même l’inverse : la civilisation représente une menace pour la nature. Il était devenu évident que l’humanité allait bientôt remporter sa guerre plurimillénaire contre la nature, qui s’achèverait en débâcle. Une victoire coûteuse, néanmoins : elle se ferait au prix d’un effondrement civilisationnel.
Le premier à formaliser cette vision des choses fut Alexander von Humboldt, né en 1769, à l’époque où les humains, ayant cessé de craindre la nature, s’enorgueillissaient de leur capacité à la maîtriser. C’était l’âge de la machine à vapeur, du vaccin contre la variole, du paratonnerre. Les systèmes de mesure du poids, des distances et du temps étaient en train de se standardiser ; les derniers espaces blancs sur les cartes, d’être comblés. Avant même d’entamer son tour de la planète pour analyser tout, depuis la configuration des vents et la structure des nuages jusqu’au comportement des insectes ou la composition des sols, Humboldt avait déjà saisi intuitivement que la Terre était « un vaste organisme vivant dont tous les éléments sont reliés ». Parler de « réseau du vivant » est presque une banalité aujourd’hui, mais ce concept est une invention de Humboldt. Il s’ensuivait que le sort d’une espèce en particulier pouvait avoir des effets en cascade sur les autres. Humboldt fut l’un des premiers à mettre en garde contre les périls liés à l’irrigation, à un développement agricole fondé sur les cultures commerciales et à la déforestation. Au tournant du XIXe siècle, il avait déjà conscience que les dégâts provoqués par la civilisation industrielle étaient « incalculables ».
Les intuitions de Humboldt furent développées par des acolytes tels que George Perkins Marsh (qui mettait en garde contre le fait qu’un « excès climatique » risquait d’entraîner l’extinction de l’espèce humaine) ; Charles Darwin (qui plagie Humboldt dans le dernier paragraphe de L’Origine des espèces, couronnement de sa démonstration) ; Ralph Waldo Emerson (« la totalité de la nature est une métaphore de l’esprit humain ») ; et un John Muir enamouré (« Comment dire le bonheur parfait où nous mit ce brusque plongeon dans l’état sauvage – ce baptême à même le cœur chaud de la Nature ? »). À l’orée du XXe siècle, les Américains considéraient de plus en plus la nature sauvage comme un refuge spirituel face à la mécanisation de la vie moderne.
Toutefois, cette vision romantique de la nature allait se révéler contre-productive. Elle encourageait en effet la protection de cathédrales naturelles comme le Yosemite et le Yellowstone, tout en dévaluant les banales étendues de marécages, de forêts et de prairies qui formaient l’essentiel du pays. Les cathédrales elles-mêmes ne tardèrent pas à se retrouver assiégées, victimes du pragmatisme politique. Theodore Roosevelt et Gifford Pinchot, le premier directeur de l’United States Forest Service, le service en charge des forêts au sein du ministère de l’Agriculture des États-Unis, décidèrent en effet d’adopter une approche utilitaire pour faire en sorte que ces sanctuaires naturels puissent faire à la fois le bonheur des randonneurs et des prospecteurs de pétrole.
Mais quand ces intérêts contraires entraient bel et bien en conflit, les défenseurs de l’environnement perdaient toujours la bataille – l’exemple le plus flagrant étant celle qui se déroula autour de la vallée de Hetch Hetchy, située en plein parc de Yosemite et finalement inondée en 1923 suite à la construction de l’immense barrage O’Shaughnessy, destiné à assurer l’approvisionnement en eau de San Francisco.
« L’ingénierie est clairement l’idée dominante de l’ère industrielle, écrivait Aldo Leopold en 1938. L’écologie est peut-être l’une de ses concurrentes en vue d’un nouvel ordre. […] notre problème se résume donc essentiellement à faire en sorte que ces deux sensibilités se chevauchent davantage. » L’écologie, quoique clairement réduite au rang d’outsider dans cette compétition, a connu de timides avancées au fil du XXe siècle. Quand le Jour de la Terre fut célébré pour la première fois, en 1970, cette école de pensée avait donné naissance à un nouveau mouvement politique. Au cours de la décennie suivante, la politique de la nature évolua, reflétant une conscience plus largement répandue de l’aspect interconnecté des menaces écologiques. Les inquiétudes liées à la pollution de l’air et de l’eau, au changement climatique, à l’occupation des sols, à l’extraction des matières premières, à l’extinction des espèces, aux sécheresses, aux incendies de forêt et aux détritus jonchant le bord des routes avaient désormais fusionné sous une seule et même rubrique : « l’environnement ».
La définition de ce terme s’est encore élargie depuis, pour intégrer l’idée que la dégradation écologique, en exacerbant les inégalités qui empoisonnent notre système, dégrade la démocratie elle-même. Prise de conscience qui a définitivement sonné le glas de l’idée romantique d’une nature innocente, échappant à toute influence humaine. Nous ne sommes plus innocents.
L’idéalisation de la nature sauvage est non seulement un mythe, mais se révèle contradictoire avec les objectifs de tout défenseur de l’environnement.
Ce que, dans un élan de nostalgie déplacé, nous continuons d’appeler le « monde naturel », n’est plus, si tant est qu’il n’ait jamais existé. Pratiquement aucune pierre, aucune feuille, aucun mètre cube d’air sur Terre qui ne porte désormais notre signature balourde. Pour citer Diane Ackerman : « C’est comme si des extraterrestres avaient débarqué avec des méga-maillets et des burins laser et entrepris de resculpter tous les continents. Nous avons transformé le paysage en une forme d’architecture ; nous avons fait de cette planète notre bac à sable. »
Nul n’a mieux exprimé l’incohérence de l’idéal de la « nature » que l’historien William Cronon dans son article fondateur paru en 1995, « The Trouble with Wilderness ; or, Getting Back to the Wrong Nature » (« Le problème avec la notion de wilderness ; ou le retour à la mauvaise nature »). Cronon y adopte, plus ou moins, la même position que le capitaine Forrington. La nature, écrit-il, est « une création profondément humaine. […] En contemplant le miroir qu’elle nous tend, il nous est facile d’imaginer que ce que nous avons sous les yeux est la Nature, alors qu’en réalité, nous ne voyons que le reflet de nos propres envies et désirs, jamais interrogés ».
L’idéalisation de la nature sauvage est non seulement un mythe, mais se révèle contradictoire avec les objectifs de tout défenseur de l’environnement. Car si cette nature sauvage doit survivre à l’avenir, cela ne pourra se faire qu’à travers « la gestion la plus vigilante et la plus réfléchie qui soit ».
Nos espaces naturels les plus précieux bénéficient déjà de réglementations gouvernementales, de compromis politiques et d’incessantes interventions désignées de manière euphémique par l’expression « gestion du territoire ». Même le mouvement dit du rewilding ou « réensauvagement », qui prêche une négligence bénigne afin de permettre à la nature de se régénérer à son propre rythme, reconnaît la nécessité de se mêler des affaires de celle-ci. Dans Wilding (2018), récit de la transformation de sa ferme anglaise en une réserve naturelle, Isabella Tree détaille l’installation de clôtures de barbelés, l’importation de vaches Texas Longhorn et de cervidés sauvages, un épandage massif de glyphosate. Le projet de « réensauvagement » le plus ambitieux, présenté par le biologiste Edward O. Wilson dans son ouvrage Half-Earth (« Demi-Terre », 2016), où il propose de créer une réserve naturelle occupant la moitié de la surface terrestre, part du principe que ceux de notre espèce sont devenus « les architectes et les seigneurs de l’Anthropocène » – formule faisant évidemment écho aux « maîtres et possesseurs de la nature » de Descartes – et doivent donc assumer cette responsabilité. La création d’une telle « Demi-Terre » ne pouvant se faire, après tout, sans traités politiques, impôts et armées.
Nous avons suivi l’instruction d’Aldo Leopold de préserver « les derniers vestiges de la nature sauvage, comme des pièces de musée, pour l’édification de ceux qui, un jour, voudront peut-être sentir ou étudier les origines de leur héritage culturel ». Nous avons réussi, calamiteusement. Il nous reste ces derniers vestiges, et pas grand-chose d’autre. L’une des leçons fondamentales de l’écologie, c’est que des poches de nature sauvage isolées finissent toujours par dépérir.
L’ingénieur et l’écologiste sont ennemis depuis le berceau. Dès la création de cette discipline au XVIIIe siècle, le génie civil a toujours cherché à mettre au pas une planète turbulente – aplanissant les infortunes d’angle et de degré, simplifiant les terrains accidentés pour en faire autant de trames planes, normalisant le chaos. Mais depuis quelques décennies, un changement se dessine. Les ingénieurs ont commencé à concevoir des bâtiments taillés comme des montagnes pour en réduire les émissions, des éoliennes imitant les ailerons des baleines pour une meilleure efficacité, des briques de bactéries qui aspirent le dioxyde de carbone. Ils sont parvenus à un contrôle plus puissant de la nature grâce à l’imitation de celle-ci.
Les écologistes, de leur côté, ont accepté l’idée qu’un écosystème menacé avait besoin de soins interventionnels constants, comme n’importe quel patient se trouvant dans un état critique.
NDLR : Ce texte de Nathaniel Rich est l’introduction de son livre Un monde dénaturé, qui paraîtra le 31 mars 2023 aux Éditions du sous-sol (traduit de l’anglais par David Fauquemberg).