L’Hétérocamérisme : une refondation du parlementarisme
Où réside la légitimité démocratique, quand un gouvernement fait adopter en toute légalité, mais par des dispositifs décriés, une réforme rejetée par la grande majorité de la population et des corps intermédiaires, qui s’y opposent par tous les moyens de la lutte sociale ? À l’évidence, une conception purement formelle de la démocratie peine à convaincre : les procédures, mêmes légales et constitutionnelles, ne sont en principe que des moyens d’expression de la volonté majoritaire des citoyens… ce qu’elles ne sont à l’évidence plus, notamment du fait de la confusion des motifs de vote qui caractérise selon nous le régime actuel. Vote-t-on au second tour de la présidentielle pour un programme incluant une réforme des retraites, ou pour faire barrage à une autre candidature ? Vote-t-on à l’Assemblée pour adopter cette réforme ou pour maintenir en place un gouvernement et éviter ainsi la dissolution ? Au fond, que veut-on quand on vote, et comment nos institutions traduisent-elles cette volonté ?
Le diagnostic de la crise de la démocratie est aujourd’hui largement partagé[1], sur fond de montée de l’abstention, d’indices de confiance catastrophiquement et durablement bas dans les institutions comme l’Assemblée nationale[2], de radicalisation des mouvements sociaux et de leur répression policière, de marginalisation des partis politiques traditionnels au profit de mouvements populistes de droite, de gauche et du centre formés autour d’une personnalité charismatique, etc. Longtemps considérée comme un débat clos, la démocratie se révèle être un chantier à rouvrir de fond en comble, car elle souffre selon Pierre-Henri Tavoillot à la fois « d’une terrible crise de la représentation, d’une grave impuissance publique et d’un profond déficit de sens »[3].
C’est au premier de ces problèmes que nous voulons ici nous attaquer, car les carences de la démocratie représentative nous semblent ne pouvoir être palliées par aucune forme de démocratie participative[4] (même si la démocratie représentative peut et doit être enrichie par davantage de démocratie directe[5] et par une démocratie délibérative plus saine). Nous ciblerons ici ce qui devrait constituer le cœur d’une authentique démocratie représentative : le parlementarisme.
Les dernières élections législatives en France ont vu une majorité de la population s’abstenir (52,49 % au premier tour, 53,77 % au second) malgré une campagne plus dynamique que d’habitude – mais au terme de cinq années de ce que l’opposition dénonçait comme une « majorité godillot » constituée de « députés Playmobils » se contentant de voter « en cadence » les textes voulus par l’exécutif au point de faire de l’Assemblée nationale une simple « chambre d’enregistrement ». Les propositions habituellement mises en avant pour résoudre l’incroyable déficit de légitimité du Parlement peinent à convaincre : sans évoquer la question relativement cosmétique du non cumul des mandats dans le temps ou dans l’espace, ni celle, problématique, de la représentativité sociale par quotas ou (piste plus pertinente) par tirage au sort, contentons-nous de souligner que la proportionnelle intégrale serait source d’une trop grande instabilité gouvernementale (ce dont souffrait la IVe République), tandis qu’une « dose » de proportionnelle serait sans doute insuffisante pour changer quoi que ce soit à la réalité du pouvoir – de même que la suppression du Sénat, dont la coûteuse inutilité est souvent décriée sans que sa disparition ne permette d’entrevoir une quelconque amélioration, précisément puisque son influence réelle sur les lois votées est mineure.
La question de l’équilibre des pouvoirs se pose en effet, mais l’idée d’une VIe République qui rompe avec le régime présidentiel pour renouer avec le régime parlementaire ne garantit pas véritablement une démocratie plus authentique : le régime présidentiel américain, qui connait de nombreuses alternances, parfois spectaculaires, est-il fondamentalement moins démocratique que le régime parlementaire allemand, qui a vu régner la même chancelière pendant seize ans au prix de coalitions qui nient le clivage gauche/droite et font là-bas aussi le lit du populisme d’extrême-droite ? Doutant que le salut de la démocratie se trouve dans un régime parlementaire à l’allemande, nous estimons qu’il est temps de rompre avec les vieilles recettes éculées pour imaginer enfin un système radicalement différent : l’hétérocamérisme.
L’originalité de la proposition, en rupture complète avec tous les types de parlementarisme en vigueur en France et à l’étranger hier comme aujourd’hui, pourra laisser le lecteur dubitatif sur ses chances concrètes de voir le jour, mais nous l’invitons à prendre au sérieux la proposition. Elle n’a en effet rien d’utopique pour peu qu’on imagine le cadre institutionnel dans lequel elle pourrait être discutée dans un avenir plus ou moins proche : celui d’une assemblée constituante telle que certains mouvements sociaux ou politiques (des Gilets Jaunes à la France Insoumise, notamment) en ont réclamé la tenue au cours du quinquennat passé. C’est dans une telle perspective que l’idée directrice présentée ici a été construite ; elle a vocation d’ici là à être discutée et précisée par tout politologue, juriste, politicien ou militant qui trouvera bon de s’en emparer.
Un parlement composé de six chambres
L’idée est simple : au lieu d’une seule chambre (monocamérisme) ou de deux chambres (bicamérisme) compétentes en toutes matières, nous proposons un parlement à plusieurs chambres hétérogènes (hétérocamérisme), c’est-à-dire spécialisées sur des fonctions distinctes. Nous en retenons six, composées de 100 députés chacune, et qui se répartiraient ainsi des faisceaux de compétences permettant la mise en place de législations cohérentes : les Affaires intérieures : police, justice, fonction publique ; les Affaires étrangères : diplomatie, défense, aide au développement ; les Affaires culturelles : éducation, formation professionnelle, recherche, culture, information, médias ; les Affaires sociales : santé et sport, protection sociale et politique familiale ; les Affaires territoriales : environnement, énergie, transport, télécommunications, logement, agriculture, aménagement du territoire et cohésion territoriale ; les Affaires économiques : régulation macroéconomique et sectorielle, entreprises, consommation, travail, action stratégique.
Certains sujets transversaux pourraient bien sûr faire l’objet d’un traitement conjoint par deux chambres ou plus, le budget annuel de l’État devant quant à lui être voté en assemblée plénière. Mais pour l’essentiel, les débats seraient spécialisés. Il ne serait dès lors plus attendu des députés qu’ils fassent semblant d’être compétents sur tout, ou de refléter les choix de leurs électeurs en toute matière, tout en étant la plupart du temps absents de l’hémicycle puisqu’ils se focalisent en pratique sur un travail spécialisé en commission.
Nommé par le Président de la République et collectivement responsable devant l’assemblée plénière susceptible de voter sa destitution, le gouvernement serait composé d’un Premier ministre et de six ministres, responsables chacun à titre individuel devant l’une des six chambres du Parlement. Chaque ministre se verrait en outre rattacher des secrétaires d’État en charge de sous-domaines spécifiques, le secrétaire d’État aux Finances publiques, en charge du budget de l’État, étant pour sa part rattaché au Premier ministre, puisqu’il est responsable des arbitrages budgétaires entre les ministères. L’initiative des lois reviendrait entièrement au Parlement (hormis les lois de finance), l’exécutif se concentrant sur leur application et perdant son droit de dissolution.
Un lien renforcé entre le peuple et le Parlement
Chaque année, l’une des six chambres serait élue à la proportionnelle intégrale pour un mandat de six ans par un scrutin de liste mené à l’échelle nationale.
On objectera que les députés, perdant leur sacro-saint « ancrage territorial[6] », seraient encore plus déconnectés des préoccupations populaires qu’ils ne le sont aujourd’hui. Mais rappelons que même élu sur une base territoriale, un député est constitutionnellement un représentant de la Nation dans son ensemble, et non de sa circonscription – et que, partant, il est censé voter les lois en fonction de l’intérêt général du pays, et non de sa base électorale territoriale.
Fonder la représentation nationale sur un scrutin local est pour le moins paradoxal : en alignant le mode de scrutin sur le principe de représentation qu’il est censé servir (c’est-à-dire en passant à un scrutin national), le système hétérocaméral aurait l’immense avantage de mettre fin au clientélisme local et à la confusion des compétences entre députés et élus locaux dans l’esprit des citoyens, sans pour autant couper les députés du « terrain ». En effet, il remplacerait avantageusement le lien avec un territoire (d’ailleurs contournable via des parachutages) par une spécialisation fonctionnelle : chaque député maîtriserait un domaine de compétence précis, et focaliserait son travail de terrain sur ce domaine.
Ainsi, s’il est élu à la chambre des Affaires sociales, il visiterait régulièrement des hôpitaux et des cabinets médicaux, ou des CAF et des centres d’action sociale, sur l’ensemble du territoire, plutôt que de serrer des mains sur les marchés et d’inaugurer des boulangeries dans sa circonscription, avec un souci de comprendre pleinement les réalités concrètes de son domaine de compétence plutôt que de plaire à une clientèle électorale puisqu’il ne serait pas élu par les personnels soignants ni par les travailleurs sociaux qu’il fréquente spécifiquement, mais par l’ensemble de la population.
Le citoyen s’y retrouverait aussi clairement : s’il perdrait le lien prétendument proche qui le lie à « son » député (proximité très discutable quand un député représente en moyenne 80 000 électeurs en France), il gagnerait la possibilité de participer chaque année à des élections législatives, en sachant que son vote serait reflété de manière strictement proportionnelle et s’imposerait à l’exécutif (on y reviendra). Surtout – et c’est le point essentiel –, il pourrait enfin voter sur des enjeux clairs et précis : quand tous les domaines de compétences sont confondus, l’électeur se voit contraint d’arbitrer entre ses priorités car aucun candidat ne reflète ses préférences sur l’ensemble des questions soulevées.
La spécialisation des chambres parlementaires lui offrirait un panel de choix démultiplié, jamais parfait, sans doute, puisque chaque chambre regrouperait tout de même une pluralité de compétences, mais incommensurablement plus susceptible de refléter ses choix réels – et, en le mettant ainsi en position de choisir, de raffermir son intérêt pour la politique. Le rejet indistinct des élus devrait en outre être atténué par l’identification claire des responsabilités des uns et des autres.
Un nouvel équilibre entre exécutif et législatif
En effet, outre la clarification de la distinction entre élus locaux et élus de la Nation, les pouvoirs d’échelon national seraient eux aussi bien délimités, définissant un nouvel équilibre, inédit, entre exécutif et législatif. Le Parlement serait divisé en six chambres, dont chacune admettrait en outre une pluralité de courants, donc une certaine instabilité des coalitions, mais il ne serait pas affaibli pour autant puisqu’il gagnerait énormément en pouvoir (l’initiative des lois et la capacité de renverser chaque ministère) et en légitimité (grâce à la proportionnalité et à la spécialisation fonctionnelle). Il représenterait désormais fidèlement l’électorat et prendrait pleinement le contrôle du processus législatif.
Le gouvernement, resserré autour de six ministres (plus un Premier ministre) qui gagneraient en pouvoir et en visibilité, aurait, pour sa part, la responsabilité d’articuler les attentes des citoyens dans ces différents domaines de compétence en conférant une cohérence d’ensemble aux politiques publiques. En tant qu’autorité mixte procédant du pouvoir exécutif (qui le nomme) et législatif (qui le contrôle), le gouvernement devrait prendre en charge l’application concrète des lois par des décrets, et développer des politiques publiques conformes au cadre législatif et aux grandes orientations données par le chef de l’exécutif.
Le président serait en effet à l’origine du principe de cohérence des politiques publiques, en tant qu’il nommerait le gouvernement comme dans le régime actuel. En outre, il se trouverait enfin dans la position d’arbitre au-dessus des partis que revendiquent en vain les Présidents de la Ve République. Les candidats à la présidentielle seraient en effet portés par des mouvements institutionnalisés de manière provisoire, et non par des partis législatifs, lesquels se verraient interdire la participation aux campagnes présidentielles.
En effet, dans un système hétérocaméral, les partis auraient vocation à se construire sur des enjeux spécialisés pour chaque chambre – sans exclure des fédérations transversales, éventuellement mouvantes – mais sans présenter de candidats aux présidentielles. Le Président serait élu comme aujourd’hui au suffrage universel direct par scrutin uninominal (ce qui lui confère une légitimité individuelle sans pareille), non pas toutefois sur la base d’un programme législatif détaillé, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui, mais sur quelques grandes orientations et, bien sûr, sur la confiance qu’inspirerait sa personnalité pour incarner l’État et la Nation, et prendre des décisions discrétionnaires face aux aléas de la situation, en particulier en temps de crise. Là est le vrai rôle du pouvoir exécutif, qui pour le reste veille au respect des lois et de l’ordre constitutionnel.
Il y aurait donc un équilibre inédit, qui empêche d’interpréter le modèle hétérocaméral comme une simple forme particulière de régime parlementaire. Il faut d’ailleurs envisager d’interdire à tout député d’accéder à la Présidence ou d’être nommé au gouvernement pendant toute la durée du mandat qui lui a été confié, afin d’éviter toute confusion des rôles qui saperait la séparation des pouvoirs, et toute instabilité suscitée par le désir des députés de devenir ministre, fut-ce pour trois mois, en renversant le gouvernement – comme cela a pu jouer sous la IVe République.
Un régime flexible mais sans risque d’instabilité
L’absence de coalitions parlementaires durables et transversales aux six chambres permettrait de limiter le risque d’instabilité gouvernementale – le rôle clarifié de l’exécutif, contraint d’appliquer les lois, éliminant d’ailleurs pour l’essentiel les raisons d’un vote de défiance. Certes, la vie parlementaire serait elle-même probablement marquée par une certaine instabilité, car aucun parti n’aurait la majorité absolue du fait de la proportionnelle, mais cette instabilité potentielle atteindrait bien moins le gouvernement (dont on pourrait en outre prévoir qu’il ne puisse être renversé qu’à une majorité des deux tiers), et serait limitée aux stratégies des parlementaires pour faire adopter des lois (ou les bloquer) et non plus aux enjeux de pouvoir.
En outre, la flexibilité des alliances entre petits groupes parlementaires au sein d’une chambre spécialisée est la condition d’un vote par conviction plutôt que par posture de rejet des positions adverses (qu’implique nécessairement le bipartisme) et par inertie des compromis internes à un appareil de parti hybridant des courants incompatibles sur un nombre illimité de questions (ce qu’implique également le bipartisme). Le multipartisme et la flexibilité des alliances est même ce qui permet de briser le régime des partis.
En effet, sans interdire des votes opportunistes de soutien réciproque ponctuels entre deux groupes alliés, l’élection par suffrage spécialisé offre la possibilité de créer des formations partisanes resserrées sur des programmes très précis incarnant des positions et des engagements clairement identifiables pour les citoyens, lesquels verraient ainsi leurs votes respectés à la proportionnelle, ce qui leur confèrerait une grande liberté de choix et une forte capacité de sanction des partis qui ne respectent pas leurs promesses : tout ceci contribuerait à reconnecter les partis et les groupes parlementaires aux préoccupations des citoyens plutôt qu’à leurs jeux de pouvoirs internes.
La question de la cohérence des politiques publiques
Le problème posé par la segmentation du Parlement en plusieurs chambres spécialisées est bien sûr celui de la cohérence d’ensemble des législations qu’il adoptera – et des politiques que le gouvernement portera, bien que ce point soit moins problématique, étant donné le rôle unificateur du Premier ministre nommé par le Président. On se contentera de noter qu’outre la possibilité d’un débat parlementaire conjoint entre les différentes chambres concernées par un même sujet, chacune de ces chambres serait élue par le même peuple, lequel est animé d’une même rationalité collective portée par un débat public éclairé.
Éclairé et surtout densifié par la fréquence des élections : le peuple qui élirait la chambre des Affaires sociales aurait par exemple élu deux ans auparavant la chambre des Affaires économiques, selon des principes qu’il n’aura sans doute pas oubliés au moment de prendre position sur le degré de protection sociale, et élirait un an après la chambre des Affaires intérieures, de sorte que sa vision de la politique pénale à mettre en œuvre serait éclairée par ce qu’il aura appris de la situation sociale, et ainsi de suite.
Reste bien sûr que la différenciation des chambres risquerait de pousser naturellement chacune d’elle à démultiplier les demandes de crédit pour le ministère dont elle aurait la tutelle, sans souci de l’équilibre budgétaire d’ensemble. Sur ce point, on rappellera le rôle primordial du gouvernement qui aurait à construire, sous le regard du Président et de l’opinion publique, une cohérence d’ensemble. Ce serait d’ailleurs là sa principale fonction, proprement politique : opérer des arbitrages budgétaires dans un esprit de responsabilité.
En outre, il ne faut pas négliger le rôle modérateur d’une certaine inertie des pratiques budgétaires : les exercices précédents fourniraient en effet un référentiel de budget dont les grands équilibres ne pourraient être modifiés, après un débat public, qu’avec l’aval du Parlement réuni en Assemblée plénière. Dès lors, en dehors des plans de relance ou d’austérité motivés par des raisons conjoncturelles, et des grands changements d’orientation structurelle ponctuellement portés par une élection législative de rupture ou par le Président de la République, l’essentiel des évolutions relèveraient d’ajustements à la marge du volume total des dépenses et des impôts, d’arbitrages ponctuels, ou de redéploiement des budgets internes à chaque grand Ministère à budget constant. Un ensemble de dispositifs déjà existants continueraient en outre à faire office de garde-fou contre les dérives inflationnistes (indépendance de la Banque centrale, règle d’or budgétaire limitant le déficit à un certain seuil, contrôle étroit de la Cour des comptes), même s’ils sont discutables dans une optique keynésienne.
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Quoi qu’il en soit, le régime hétérocaméral que nous proposons revitaliserait profondément le débat public, en le séquençant, tout en accélérant considérablement le travail parlementaire par la spécialisation des chambres. En outre, l’hétérocamérisme restituerait aux citoyens une véritable souveraineté sur le pouvoir législatif par une représentation strictement proportionnelle, dont le risque d’instabilité serait compensé par une meilleure délimitation des pouvoirs et une segmentation fonctionnelle du Parlement. Il permettrait à chacun de poser un choix politique précis entre différentes options sur des enjeux clairs et distincts, tout en augmentant la fréquence des votes, donc l’exercice de la citoyenneté, sans pour cela réduire la durée des mandats.