Ni pain ni jeux
L’Ancien et le Nouveau Testament. La récente double confrontation entre le Football Club de Nantes et la Juventus Turin aura offert à ses témoins privilégiés une fragrance de l’air du temps, un abrégé d’économie contemporaine. Face à face, un chef-d’œuvre en péril du patrimoine sportif français, monument historique déclassé mais néanmoins encore agrippé à son lustre d’antan, et une Vieille Dame, comme on la surnomme en Italie, ravalée par la chirurgie esthétique. Deux livres ouverts chroniquant chacun une époque, l’une quasiment révolue en dépit de vagues réminiscences, l’autre triomphante.
Au Juventus Stadium le football se présente propre sur lui à l’instar d’un jeune diplômé d’école de commerce qui vient de claquer son premier salaire dans un uniforme Armani. L’enceinte est à la fois clinquante et lisse, et, comme les standards du capitalisme l’exigent désormais, sertie d’une galerie commerciale, la consommation ayant ici depuis longtemps englouti la passion. Banderoles et drapeaux sont d’ailleurs prohibés au même titre que le houblon. C’est peut-être pour cette raison qu’entre deux contrôles d’identité on demanda aux supporters nantais de se déchausser avant d’entrer, pour ne pas salir. Faut vous dire Monsieur que chez ces gens-là / On ne vit pas Monsieur, on ne vit pas, on triche. Quinze points retirés en janvier dernier pour transferts frauduleux, rétrogradation administrative en 2005 suite à l’affaire du Calciopoli, forte présomption de dopage dans les années 1990 : la Juve et la justice italienne c’est une version piémontaise de Roméo et Juliette. Au pied des Alpes, le fair-play financier est un oxymore et la Super League un business model.
A la Beaujoire c’est un autre football que nous raconte la Brigade Loire. En être c’est « soutenir ses couleurs en toutes circonstances, organiser des animations en tribune, respecter et encourager, soutenir les dirigeants qui œuvrent pour le bien du club mais aussi s’opposer à ceux dont l’ambition personnelle et l’inconséquence mettent en péril son avenir, faire corps et acte de solidarité quelles que soient les couleurs de peau, les orientations idéologiques et les conditions sociales, et également refuser l’exploitation commerciale ». Autrement dit c’est une manière d’être politique, or le marché abhorre la politique. À Turin, les ultras nantais sont donc restés aux portes du stade après un voyage en bus long de 15 heures. En loge, le président Kita, qui a troqué le blason de son club contre un plagiat du logo de la Juventus et qui rêvait de pousser le mimétisme jusqu’à la construction d’une nouvelle arène, a dû reprendre une coupette.
Les temps sont durs pour les fans dont la présence dans les gradins semble de plus en plus incommoder, comme si leur image sans filtre faisait tache dans le décor. À coups de prononciations de huis clos ou d’interdictions de déplacement – lâchons le mot : de répression – le supporter est en quelque sorte en voie de « giletjaunisation », dernier épigone d’une planète qui aurait décidé de changer d’atmosphère. Le 28 mai 2022, au Stade de France, il eut d’ailleurs lui aussi droit à sa ration poivrée de lacrymogènes. Son seul crime ? Être venu de Liverpool ou de Madrid pour assister à un match de football. Car maintenant que les circonstances de cette soirée de chaos et de honte ont été clairement établies, on sait que le public n’y était pour rien.
Le rapport indépendant dirigé par l’ancien ministre portugais de l’Éducation, de la Jeunesse et des Sports Tiago Brandao Rodrigues est formel : l’UEFA, la FFF, les autorités et la police françaises sont les seules coupables, accusées d’avoir agi « de manière irresponsable » dans le but de « s’exonérer de leurs défaillances ». La question de fond qui se pose est donc la suivante : pourquoi ceux qui ont eu à gérer la crise ce soir-là se sont-ils autorisés à masquer leur incompétence abyssale en utilisant dans un bel élan de cynisme les supporters comme boucs émissaires ? Parce qu’ils ont comme unique référence en la matière le drame du Heysel en 1985, quoique Gérald Darmanin n’avait alors que deux ans, ou plus basiquement parce que le supportérisme populaire ne cadre plus avec leur projet de société ?
« C’était un désastre d’organisation, rapportait récemment au journal L’Equipe Gerardo, 63 ans, président d’une pena madrilène et de tous les voyages européens du Real Madrid. Plus les problèmes s’accumulaient plus nous étions livrés à nous-mêmes. » N’est-ce pas là l’exacte définition du libéralisme lorsqu’il est poussé au bout de sa logique ? La dérégulation est devenue totale, l’État ne peut plus rien puisqu’il ne sait que s’en remettre à la main invisible du marché. Mais en attendant, parce qu’on se trouve dans un tunnel dont on n’aperçoit pas le bout, on ajoute de la violence à la violence en désignant dans un immense mensonge le manant qui ose se plaindre de sa condition comme seul comptable de celle-ci.
Le spectacle sportif est désormais un ornement de luxe au même titre que l’opéra à la Scala que les puissants du temps s’accaparent comme un gadget de plus.
Tout juste rentrée du Qatar la main maléfique frappait encore à l’occasion de l’ouverture de la billetterie des Jeux Olympiques de Paris, censés, selon le vœu pieux du comité d’organisation, être « les plus populaires et les plus accessibles de l’Histoire », par la grâce de la mise en vente d’un million de billets, soit environ 10 % de la somme totale des sésames, au tarif de 24 euros. Un plan marketing certes alléchant mais comme en la matière, les meilleures idées s’avèrent souvent les pires du lendemain, il aurait fallu se méfier. Pour 24 euros, Paris 2024 vous vend en fait une marque, rien de plus, histoire de faire un selfie dans la place et de pouvoir dire à vos followers que vous y étiez, comme l’été dernier au championnat du monde de billes sur la plage de vos vacances. À ce prix, vous n’espériez tout de même pas, pauvres de vous, assister à une épreuve de prestige du type athlétisme, natation ou gymnastique ? Le caviar a un coût : comptez entre 400 et 900 euros pour un siège au Stade de France. Le spectacle sportif est désormais un ornement de luxe au même titre que l’opéra à la Scala que les puissants du temps s’accaparent comme un gadget de plus. Là où le modèle devient particulièrement pervers c’est qu’avec le système de réservation par pack qui mêle disciplines plus ou moins prisées (il faut bien remplir tous les sites), le petit portefeuille se retrouve lui aussi avec une addition de restaurant étoilé pour un menu de fast-food.
Le génie de Paris 2024 est donc d’avoir inventé la double billetterie, en rien frauduleuse mais avec une file pour la noblesse nouvelle et une autre pour le tiers état. Certes, le choix des sites – château de Versailles, place de la Concorde, Champ-de-Mars – fleurait bon l’Ancien Régime et les privilèges mais de là à imaginer que la gabelle ferait passer le millésime 2012 londonien pour une opération discount… Les Phryges, mascottes officielles directement inspirées de la symbolique révolutionnaire et républicaine du bonnet phrygien, mais également de la coiffe que portaient les esclaves affranchis de l’Antiquité, ont dû se retourner sur leurs chaînes de fabrication asiatiques, quoique l’historienne Mathilde Larrère ne voit en elles que « des peluches inoffensives, aseptisées et dépolitisées ».
Alors que la Coupe du Monde de rugby s’annonce dans six mois comme une répétition générale, nos chaînes hôtelières se sont elles aussi mises au diapason en adaptant leur offre à la demande, autrement dit en multipliant leurs tarifs par quatre. Prévoyez, par exemple, un budget de 400 euros pour une nuit à Lyon dans un hôtel deux étoiles du groupe Accor, et même 600 euros pour le premier week-end du tournoi à Marseille. La France n’a bien évidemment pas le monopole de l’accueil chaleureux de l’étranger, comme on a pu le vérifier lors de la dernière Coupe du Monde de football, mais c’est fou comme elle a vite appris ces dernières années. Les plus modestes, déjà bien en peine de gagner leur pain, ont-ils à ce point perdu en importance dans notre modèle de civilisation pour en plus les priver de jeux ?
« Plus on se rapproche des JO plus on se rend compte que ce seront des jeux pour quelques-uns, déplore David Roizen, expert associé à la fondation Jean-Jaurès. C’est une réalité de ce que sont devenus les grands événements sportifs, à savoir des machines à fric. ». L’été dernier, celui-ci avait déjà tiré la sonnette d’alarme dans une tribune au Monde : « Par son ampleur, ce sujet devrait être au cœur des débats politiques, économiques et sociaux. Or, force est de constater que seul le comité d’organisation communique afin de promouvoir, légitimement, son événement. De fait, l’ensemble des questions majeures relatives aux Jeux sont passées sous silence et seul leur côté festif et joyeux est abordé. ». Mais ce dernier vient d’être légèrement écorné tandis que le sentiment d’impréparation est loin d’avoir été estompé. Où sont les Jeux, aujourd’hui, dans Paris ? L’État jure pourtant avoir retenu la leçon d’une finale de la Ligue des Champions abordée par-dessus la jambe, ce qui n’est pas forcément rassurant. La majorité présidentielle vient, en effet, d’approuver, avec le soutien des Républicains et du Rassemblement national, et au mépris de possibles dérives sécuritaires, l’utilisation d’algorithmes pour la surveillance des grands événements sportifs, récréatifs ou culturels. « Il ne s’agit pas de repérer les sweats à capuche », a cru utile de préciser Gérald Darmanin. Et le monde est en droit de s’inquiéter qui attendait a minima la démission du ministre de l’Intérieur. Mais même caricaturé en Pinocchio dans les travées d’Anfield Road à Liverpool, celui-ci semble toujours parfaitement à son aise à Beauvau. Parce que chez ces gens-là Monsieur, on ne s’en va pas. Il se dit même que le matin en se rasant l’ambitieux pense à 2027.