Politique

Raconter Sainte-Soline : mégabassines et violences d’État

Sociologue

Que s’est-il donc passé à Sainte-Soline ? Le traitement médiatique s’est emparé des violences, parfois de la « scène de guerre », en se demandant si les forces de l’ordre ont entravé, oui ou non, l’arrivée des secours. L’attention s’est souvent focalisée sur la « violence-insupportable-des-manifestants-radicalisés-de-plus-en-plus-violents », servant ainsi une double neutralisation : exit la violence des forces de l’ordre ; exit le motif écologique de ce rassemblement et de ces luttes. Il faut raconter ce qu’il s’est passé à Sainte-Soline, la foule hétéroclite de manifestants, les degrés d’engagement et de confrontation, le retour au campement : les nuances de ce mouvement, afin de mieux voir sa répression.

Que s’est-il donc passé le dernier week-end de mars à Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres ? On commence à peine à le savoir, et on n’en a pas fini. De nombreux témoignages ont déjà beaucoup circulé sur les réseaux sociaux, divers collectifs rassemblent et publient des données de première main, et ce n’est qu’un début. Ce sont des contre-récits et contre-enquêtes indispensables par temps de propagande. Il important de les multiplier afin d’échapper à la désinformation et aux mensonges, de raconter et d’essayer de comprendre.

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Ce texte est basé sur des observations faites sur place, nécessairement partielles, forcément situées et personnelles ; elles ne sauraient reconstituer l’ensemble de ce qui s’est passé. Partielles mais non partiales, elles reposent sur les principes d’empathie et de solidarité, à commencer par celles à l’égard des nombreuses victimes de Sainte-Soline, qui nous obligent.

L’arrivée

Vendredi 24 mars 2023, au lendemain de la 9e manifestation contre la réforme des retraites, à Paris, en route pour Sainte-Soline et Melle. La décision d’y aller était prise depuis cet automne, et le mouvement social actuel donne à l’événement un plus grand sens encore. Après cinq heures de route, nous arrivons le soir au campement proche de Vanzay, afin de participer et d’observer de près la nouvelle mobilisation des grandes bassines dans le Poitou. Le rassemblement a fait l’objet de plusieurs interdictions par les préfectures des Deux-Sèvres et de la Vienne, allant jusqu’à incriminer des objets du quotidien comme « armes par destination ». Rien n’empêche pourtant les participants de camper dans les communes de Melle ou Vanzay durant le week-end. En arrivant sur site, c’est juste à la toute fin du trajet que les gendarmes barrent la route d’accès à Vanzay et détournent les voitures vers un autre itinéraire, indiquant même le chemin à prendre, de façon débonnaire, avant de se reprendre… Arrivé au campement, nous montons la tente sous la pluie, dans la gadoue.

Le champ se remplit rapidement de petits groupes qui arrivent à pied, après avoir garé leur véhicule plus loin ou être venus en train ou en stop ; chacun·e installe sa petite tente avant de se retrouver sous un chapiteau et des barnums à l’abri, et alors que 50 tracteurs de la Confédération paysanne viennent d’arriver sur place après bien des blocages par les forces de l’ordre (FDO) et des ruses pour y échapper par les champs – la connaissance du terrain étant toujours un avantage. Sous le chapiteau, il y a tout un groupe d’Italiens, des No TAV probablement, en référence aux luttes depuis les années 2010 contre le « projet inutile » de ligne de TGV Lyon-Turin ; on apprend qu’un car a conduit 300 d’entre eux et on verra plusieurs de leurs banderoles ; on entend aussi parler allemand, espagnol.

Il y a beaucoup de jeunes adultes mais aussi des moins jeunes et des vieux, des groupes mixtes, des couples, au moins autant de femmes que d’hommes – au moins autour de nous. L’ambiance aurait presque un petit côté Woodstock (« No rain ! ») ; sauf que là c’est le tout aussi historique No Pasaran et le plus récent « ACAB » qui est crié de temps en temps et repris. On part prendre une assiette de riz et de légumes pour se restaurer un peu à l’abri des barnums, puis à côté du feu. Il pleut toujours. Les gens continuent d’arriver et de discuter ensemble en petits groupes, de passer et repasser. La nuit et le petit matin seront humides.

Le lendemain

Le lendemain matin, pas vraiment de petit déjeuner mais chacun·e se débrouille, certains sont équipés, on fait chauffer son eau pour le café ou le thé, chacun·e a amené de quoi manger. Une AG commence vers 9h30, à l’initiative des collectifs Bassines non merci ![1], les Soulèvements de la Terre et la Confédération paysanne, organisateurs des deux précédents événements en mars et septembre 2022. Ce rassemblement interdit proteste contre le projet du gouvernement de généraliser les réserves artificielles de stockage d’eau pour l’irrigation en France, à la demande d’une coopérative d’agriculteurs (et avec le soutien de l’État à 80 %) – projet, par ailleurs, tristement défendu par le syndicat majoritaire de la FNSEA. C’est ce que rappelle dans son discours le responsable régional de la Confédération paysanne, animée à l’échelle nationale dans les années 2000 par José Bové, ainsi que le motif de la lutte écologique : installer ces bassines (dont 16 dans les Deux-Sèvres), c’est menacer l’assèchement des nappes phréatiques et porter atteinte aux aquifères ; c’est participer plus généralement à ce que les organisateurs appellent « la lutte contre les projets inutiles et écocidaires », qui détruisent la planète par un modèle agro-industriel productiviste, mortifère et obsolète, constitutif du dérèglement climatique. « No pasaran ! » répond la foule. À la différence des manifs pour le climat, il s’agit donc d’une action de désobéissance directe et offensive qui a une double cible, l’agro-industrie et l’État, le jour d’une « mobilisation internationale pour la défense de l’eau ».

Il s’agit ce matin de s’organiser afin de « dire au revoir à la mégabassine de Sainte Soline », en espérant y pénétrer, selon un tract très optimiste distribué sur place, intitulé « Bye bye Bassines ». L’objectif est d’obtenir un moratoire pour stopper les mégabassines, d’approcher en masse le réservoir, y pénétrer et désamorcer une partie du système d’irrigation, voire comme indiqué dans un tract, ramener des souvenirs (« un morceau de grille, un bout de tuyau, une des nombreuses pompes, une portière de pelleteuse, une caméra… »). Afin de se disperser et compliquer la tâche des forces de l’ordre, trois cortèges distincts sont proposés avec chacun un totem et une couleur : « l’équipe rose des outardes », les « loutres jaunes » et les « anguilles turquoises » ; les deux dernières sont conseillées aux plus aguerris, à ceux et celles qui « marchent plus vite » (sous-entendu, prêt·e·s « à aller au contact » des forces de l’ordre). Surtout des jeunes, plus ou moins bien équipés en lunettes et masques de protection (du FFP3 au masque à gaz-lunettes, en passant par un simple masque et des lunettes de piscine), vêtus de K-way noirs ou en bleus de travail – nouveau dress code ou défi à Macron, qui ne veut voir que du « bleu ».

Les intervenants sur la petite scène rappellent les consignes de sécurité : rester groupés, venir en aide aux autres, en cas d’interpellation avoir le numéro de téléphone de la legal team, ne pas parler sans la présence d’un avocat, sorti de la « petite identité » (nom, prénom, date de naissance, possiblement les noms et prénoms des parents). D’autres mises en garde sont énoncées, placidement écoutées par les campeurs-participants qui se réveillent et ne semblent pas inquiets à ce moment. Car pour nombre d’entre nous, on vient sans avoir une idée très précise sur le déroulement de la journée, avec un accord global sur la lutte et se doutant qu’elle est potentiellement violente vu le dispositif des FDO. Mais on ne connaît rien de ce dernier, si elles procéderont (ou pas) à un quadrillage du territoire, bloquer, harceler, gazer le cortège au motif de son interdiction.

Vers 10 h 30, l’équipe rose dans laquelle nous sommes prend le chemin derrière la sculpture en bois d’une outarde[2] portée par une trentaine de personnes. Autour de la belle sculpture en bois colorée de fanions, des personnes arborent des drapeaux jaunes de Notre-Dame-des-Landes. La mégabassine est à une dizaine de kilomètres, et nous empruntons une petite route où se répand une foule compacte, qui dessine un long cortège dans un paysage inhabituel pour beaucoup, traversant le petit village de Vanzay, qui n’a sans doute jamais connu autant de monde dans sa grande rue au fur et à mesure que d’autres groupes venus directement en voiture nous rejoignent. La foule grossit, le cortège s’étend. Tous et toutes se sont équipé·e·s pour faire face aux éléments, à la pluie et à la gadoue qui colle aux chaussures, ce qui donne à l’ensemble un cachet très particulier, coloré, mi-festif mi-sportif. Dans notre cortège (dans les deux autres, il semble ne pas y en avoir), les drapeaux des organisations solidaires claquent au vent, ceux de la Confédération paysanne, de Solidaires, de Greenpeace, d’Attac, d’Extinction Rebellion, de la Zad de Notre-Dame-des-Landes, des Verts et du NPA, de la CNT (confédération nationale du travail), et même de la CGT… Détail important : il n’y a aucun barrage des forces de police sur le parcours. Quant à la météo, il n’a pas plu depuis ce matin.

Une foule en colère hétéroclite

Que dire de cette foule hétéroclite, sinon qu’elle l’est particulièrement : elle constitue un mélange social réconfortant, voire même enthousiasmant. S’il y a un point commun entre ce rassemblement et les manifestations parisiennes contre la réforme des retraites à 64 ans, c’est bien l’hétérogénéité sociologique des manifestant·e·s ; de tout sexe et de toutes les classes d’âge et générations, et, de menus indices le suggèrent, de divers horizons et mondes sociaux. Certes beaucoup de jeunes, disons de 18-24 ans et plus, moins de très jeunes de 13-16 ans que dans les manifs parisiennes, des enfants accompagnés de leurs parents, mais aussi des quadras et des plus vieux. En termes d’activité, des étudiant·e·s mais aussi des syndicalistes, des politiques, des anciens du Larzac, des agriculteurs et agricultrices, des retraités, des enseignants, quelques chercheurs, des enfants de « bobos » dira-t-on peut-être mais aussi des jeunes précaires issus de zones rurales sinistrées ou qui viennent de banlieue, où l’on s’engage moins facilement qu’ailleurs ; avec une transversalité des choix de vie alternatifs en commun, une porosité remarquable des frontières sociales. En termes géographiques, une grande diversité de provenance : des gens des environs, venus de différents coins de France (de Nantes, de Bretagne, des Charentes, de Toulouse, de Lyon, etc.), mais aussi de Belgique, de Suisse, d’Espagne apprendra-t-on après-coup, sans parler des Italiens et Allemands. Combinaison inédite, si longtemps attendue, intergénérationnelle et interclasse, locale, nationale et – même minoritairement – transnationale.

Moins exclusivement urbains pour autant qu’on puisse en juger, pas habillés pareil que les jeunes vus en manifs à Paris, les manifestant·e·s sont aussi plus ascétiques ou capables de le devenir en passant deux jours dans la gadoue d’un campement sauvage, sans équipements et sanitaires, pas de quoi charger son portable, pour marcher quinze kilomètres à travers champs. De fait, si on laisse deux minutes la guerre des chiffres de côté, aller passer un week-end dans les Deux-Sèvres et camper dans des champs détrempés n’a rien d’évident : il fallait être motivé ! Ce n’est pas le même engagement que de faire République-Nation, ou un bout de manif. Sans doute pas seulement dans l’espoir de saboter la mégabassine ! Il y a un état d’esprit combatif des participants qui se manifeste plus ou moins régulièrement et depuis longtemps mais est en plein essor. De quoi rêver ; à retenir.

La crise sociale qui a débouché sur une crise politique y est pour beaucoup, ainsi que tout ce qu’elle remet en lumière (Gilets jaunes, confinement, répression, cynisme du pouvoir…). Cette contre-réforme des retraites a mobilisé des centaines de milliers de personnes révoltées non seulement par le contenu de la loi mais par le mépris des gouvernants. La détermination des cortèges, des grèves et blocages, les violences policières, le passage en force au 49.3 au risque d’un déni de démocratie, les mensonges et approximations des ministres de Macron, tout cela est venu scander le Mouvement et galvaniser les foules. Une jeunesse vindicative y a progressivement pris toute sa place. Elle s’est fortement mobilisée dans les manifestations, occupations, grèves, coordinations, dans les lycées, universités et dépôts. Cette mobilisation très intergénérationnelle a pris des allures pré-insurrectionnelles suite à l’emploi du 49.3, d’abord face à l’Assemblée nationale le jeudi 23 mars, puis à d’autres endroits de Paris, pour donner lieu à des manifs sauvages bien délicates à contenir par les FDO pendant plusieurs soirs et des centaines d’interpellations sans charge retenue pour la majorité des jeunes manifestants. Indice parmi d’autres que le Mouvement se démultipliait et prenait enfin la radicalité attendue dans le slogan « Bloquons le pays ». On l’a encore vérifié lors des manifestations du jeudi 25 mars 2023 où la foule jeunes était massivement présente et les jeunes faisaient l’ambiance.

Dans ce contexte de très forte tension et colère sociale, on peut supposer que les manifestants concernés et révoltés par les projets de réforme et la politique de Macron comme par l’installation des mégabassines sont venus à Sainte-Soline en connaissance de cause, sachant que le rassemblement était interdit, donc à risques. Il sont donc avec du Maalox, du sérum physiologique, des masques FFP2, voire même avec la possibilité de finir en garde à vue. On en parle en marchant, et aussi de jardinage, de plantes et de fleurs semées, de projets écologiques alternatifs, dans une ambiance grave. Un hélicoptère de la gendarmerie au-dessus de nos têtes nous le rappelle ; il suit la progression des trois cortèges et filme sans doute en direct pour envoyer les images au poste de commandement.

Combien sommes-nous ? Impossible à estimer. Les organisations s’attendaient près de 20 000 personnes (3 000 lors de l’acte 1, en mars 2022, 6 à 7 000 en septembre dernier). Là, certains médias parlent de 3 000 personnes. La guerre des chiffres frise vraiment le ridicule. Ce qui est sûr, c’est qu’un cortège aux rangs serrés à perte de vue sur une petite route de campagne de plus de 6 kilomètres, ça fait quand même du monde. Comme tous ceux qui y étaient, je peux en témoigner ; les photos et vidéos diffusées ce week-end aussi. Les premiers comptages font état de 25 000 à la mi-journée. D’autres parleront de 30 000 personnes ! Soit cinq fois plus qu’en septembre dernier. Ne sont pas pris en compte évidemment ceux et celles qui ont été bloqué·e·s en amont par les forces de l’ordre, contrôlé·e·s et fouillé·e·s.

Est-ce si important ? Oui et non. Oui, car la loi du nombre compte toujours pour établir un rapport de force : la « violence » en cause aurait peut-être fait moins de bruit si la foule avait été bien moindre ; et si elle n’avait pas eu lieu, les grands médias n’auraient pas fait leur « une » sur Sainte-Soline. Non, car ce qui est important c’est la possibilité d’une rencontre entre des mondes sociaux qui ne se connaissent pas bien ou que par images interposées, c’est aussi bien la joie d’être là et la dynamique collective qu’elle porte. Tout le monde sait bien – pas à ce point, certes – que ça va barder, et cette puissance d’agir est palpable.

Scènes de guerre programmée

La veille du rassemblement, Gérald Darmanin annonce dans une conférence de presse que nous verrons des « images d’une extrême violence ». Il n’en faut pas plus pour légitimer a priori le recours à la force pour ramener l’ordre. Les scènes de guerre étaient donc préméditées[3].

Le dispositif nous l’indique lorsque, après une bonne heure de marche, nous arrivons en vue de la mégabassine ; ce n’est plus un trou, ni un réservoir d’eau, c’est devenu une forteresse imprenable. À quel prix ! Un talus de plusieurs mètres de hauteur a été construit tout autour d’un espace équivalent au Stade de France, un grillage installé, devant lesquels s’est installée une longue colonne de véhicules des gardes mobiles, ainsi que quatre camions de l’armée[4]. Nous marchons à présent à travers des champs de terre tout cabossés, coupons par des champs de colza et de maïs, toujours groupés, silencieux.

La tension monte subitement d’un cran lorsque des gendarmes ayant enfourché des quads, « leur nouveau joujou » pour intervenir en terrain rural – et non les BRAV-M (Brigades de répression contre l’action violente motorisées) – et jeter une pluie de grenades lacrymogènes sur un autre cortège en contre-bas des « outardes roses » arrivées en premier. Moment de panique pour ces manifestants noyés sous les gaz alors qu’ils et elles ne représentent aucun danger. Sans bien distinguer ce bras de cortège, logiquement cela devrait être les « loutres jaunes ». À moins que ce cortège ait été lui-même rejoint et dépassé par les « anguilles turquoises » dont émerge un groupe compact continuant d’avancer vers les FDO, qui ouvrent le feu par un déluge de grenages lacrymogènes.

On a changé totalement de configuration lorsque l’on est passés de la file indienne sur la petite route à l’horizontalité d’une ligne avançant sur la forteresse. Faut-il dire ici que le Black Bloc, lui aussi avance, laissant derrière lui une seconde ligne, et le reste du cortège ? Ils sont nombreux, c’est sûr, et créent une dynamique impressionnante. Mais plutôt que de parler de Bloc, l’on a affaire à une collection hétéroclite solidaire dans l’action de petits groupes affinitaires et de binômes-trinômes et même d’isolé·e·s, selon la définition d’une collègue. Sont-ils tou.te.s pareillement aussi bien équipé·e·s que le donne à voir la presse en quête de profil-type ? Pas vraiment, certain·e·s sont plutôt sous-équipé·e·s « pour aller à la guerre ». Les FDO balancent leur stock de gaz lacrymogène pour les repousser, mais le vent est contraire, et les gaz leur reviennent, sans toucher aucunement les manifestants sur les côtés et les faire reculer.

Très vite à partir de ce moment, sur la petite bute située à gauche du trou-forteresse, l’autre cortège assiste, à l’abri, à ce qu’il faut bien appeler des « scènes de guerre ». Sans commune mesure avec les violences de rue, elles le sont non seulement par leur intensité, leur brutalité, leur durée, mais également par la stratégie militaire élaborée et l’armement mobilisé. Le paysage s’y prête, la scène en vue cavalière aurait presque un côté tolstoïen ou napoléonien… Les images n’ont pas manqué, mais avec un « cadrage » par définition réducteur.

Pendant près d’une heure et demie, les attaques sont incessantes : tirs de gaz lacrymogènes et de flash-ball contre lancers de pierre et de mortiers ; peu de cocktails Molotov ; assez tout de même pour embraser un car et deux voitures des gendarmes. Il y a de nombreux tirs de mortiers – comme désormais dans toutes les manifestations parisiennes – qui crépitent, ravissent les uns et éblouissent les autres, restant inoffensifs ; des pétards aussi, parfois puissants, balancés sur les FDO. Les avancées se font par vagues, parfois avec des boucliers de fortune ou pas, et de plus en plus près[5]. La confrontation est telle, que l’on se demande un moment si les FDO ne vont pas devoir abandonner leur position…

Un peu à l’écart, mais comme étrangement au premier rang de ces scènes, les manifestants ne restent pas inactifs ; certain·e·s continuent leur chemin avec l’outarde autour du dispositif mégabassine-trou-forteresse, se détournant de ce triste spectacle ; d’autres appellent les Medics en pointant le bras pour indiquer la bonne direction, entourent les blessés et les protègent avec des parapluies et de leurs corps, essayent de rester groupés et d’être attentifs aux autres, un œil sur les FDO avant que les grenades ne tombent, manifestant bruyamment leur soutien. Que faire d’autre ? Solidarité et impuissance.

Face aux forces de l’ordre, majoritairement des gardes mobiles, il y a plusieurs centaines d’assaillants, organisés en petits groupes affinitaires[6], bien équipés, DETER et VNR à n’en pas douter – un peu inconscients aussi. La tactique – on y reviendra – était la suivante : que le Black Bloc ou ce qui s’y apparente serve de tampon entre la manifestation et les forces de l’ordre pour permettre l’accès à la bassine. « Aller au front soutenu par des milliers de personnes qui crient, ça change tout ! », clamera un protagoniste plus tard.

« Medic, Medic ! » Les appels fusent, en montrant de la main les blessés qui se multiplient. Certains enterrent les grenades lacrymogènes qui parsèment le sol dès qu’elles tombent. Est-ce à ce moment que les gendarmes ont changé de tactique et lancent à présent des grenades explosives ? Elles tombent partout, sur la foule restée en retrait, dans d’énormes explosions et d’épais nuages de fumée. Plusieurs explosent dans les jambes des manifestants, sur le corps, parfois juste à côté de nous. « Medic Medic ! » Ces bénévoles possédant une formation de secouriste et bien équipés sont nombreux ; s’y ajoutent des particuliers venus manifester, comme cette médecin urgentiste, ayant toujours sa trousse de secours dans son sac, décidée qui aura fort à faire, comme elle l’a raconté. Les Medics seront aussi chaudement applaudis à divers moments.

On voit quelques cocktails Molotov prendre feu. C’est devenu rare dans les manifs ; cela était une des « armes » de l’extrême gauche au temps de la Ligue communiste révolutionnaire. Une épaisse fumée noire s’échappe de véhicules des gardes mobiles en feu. (Une dizaine d’assaillants auraient atteint ces derniers – ce qui est peu au milieu des gendarmes suréquipés, y compris de FAMAS. Pourquoi les a-t-on laissés avancer ainsi et fait reculer les troupes ?) Nombre de ceux et celles qui continuaient d’enfouir les aérosols sont touché·e·s par les éclats des grenades explosives (de type GM2L et GENL) et des tirs de LBD 40 reconnaissables à leur bruit sec. Mais on ne connaît pas l’ampleur du nombre de blessés sur le moment.

Dans l’après-midi, quatre jeunes Street Medics mobilisés font état d’une « centaine de blessé·e·s » du côté des manifestant·e·s. En début de soirée, les organisateurs en évoqueront « pas moins de 200 », dont 40 grièvement (plaies et fractures ouvertes, incrustations d’éclats, mutilations et traumatismes oculaires et crâniens…) trois personnes dans le coma, dont une ayant reçu une grenade explosive sur le visage. Nous voyons, à deux mètres de nous, une jeune femme très mal en point, dont toute la joue gauche et la bouche sont en sang, qu’elle a déjà perdu abondamment, entourée de Medics qui lui prodiguent les premiers soins en attendant de la transférer. Du côté des forces de l’ordre, on annonce 29 blessés (puis 47), dont trois en « urgence absolue », sans engager le pronostic vital. « Le bilan est lourd », c’est le moins que l’on puisse dire et répéter. Sur place, c’est la stupéfaction. Tout cela pourquoi ?

De Notre-Dame-des-Landes à Sainte-Soline

On dira, ce n’est pas nouveau. Avons-nous déjà oublié Notre-Dame-des-Landes ? « L’opération César » de 2012 et celle de 2018 pour faire évacuer la ZAD ? C’était déjà leur guerre ; on a pu le voir en live et in situ dans le dernier cas, après la décision d’abandonner la construction d’un aéroport dans le bocage nantais – victoire politique indéniable des zadistes, fossoyée par la suite[7]. Et les premiers actes des Gilets jaunes, on a oublié aussi ? Et les dernières manifestations parisiennes ?

Une hypothèse pas si absurde consisterait à dire que si « radicalisation » il y a (puisque l’on semble tenir à ce terme), elle est des deux côtés, engagée dans une escalade réciproque depuis 2016, malgré, et du fait même de l’asymétrie des forces en présence, avec un degré d’intensité d’emblée maximal à Sainte-Soline. Escalade de l’usage d’armes à létalité réduite, de la violence, mais aussi de haine. « ACAB ! », entend-on tout le temps ; on imagine, et on sait ce qui se dit de l’autre côté. On nous attaque, on nous gaze, on nous mutile avec des armes de guerre et des tirs tendus de grenade ou de LBD ; on adopte également des pratiques plus offensives, on se protège et on lance des pierres, des fusées d’artifice et un nombre extrêmement limité de cocktails Molotov ; d’un autre côté, on part en manif avec son matériel de protection, ses lunettes, son sérum phy, voire une trousse de secourisme ; il y a un risque d’interpellation, on a un numéro d’avocat dans la poche, portable fermé ou pas de portable. Ce sont des pratiques offensives et d’auto-défense populaire qui s’imposent. Elles ne signifient pas qu’il faille attaquer militairement l’État ; mais combien les seuils de tolérance de la violence ont été bouleversés avec une hausse objective de la violence et de la terreur des FDO qui est désormais « acceptée », « normale », alors qu’à l’inverse les seuils de tolérance ont baissé du côté des manifestants.

Dans une configuration rurale, à la différence des manifs en ville, tout est différent, les stratégies et les tactiques des protagonistes, le théâtre des opérations, ici étendu sur un long périmètre, où les forces de l’ordre ne sont pas à l’aise, comme elles ne le furent pas dans les bois et le bocage nantais ; le vent protège les manifestants des gaz ; les FDO sont exposées à des vagues déferlantes de cailloux et de tirs de mortiers sans pouvoir bouger, dos à la forteresse ; elles ne procéderont qu’à une charge violente et unique en début d’après-midi. Car la stratégie est la même que pour évacuer la ZAD de Notre-Dame-des-Landes : tout faire pour écraser les « éco-terroristes » (sic) par la répression et par des discours anxiogènes avant et après la guerre que le pouvoir a lui-même déclarée. On pourra y lire la hantise du pouvoir de voir naître un mouvement de ce type – ou d’assister à une « gilet-jaunisation » du mouvement social.

Degrés d’engagement et de confrontation

Du côté des marcheurs, reste à savoir comment le choix tactique de l’offensive a été partagé. Comment a-t-elle été identifiée, à quel degré ? Et par qui ? Par quels cercles ? Plutôt que de supposer que stratégie et tactique sont discutées pour s’appliquer de façon homogène – comme « l’ennemi » est enclin à le penser d’un point de vue militaire –, on pourra se demander s’il n’y pas un peu de tout : de la confrontation assumée (mais pas nécessairement consciente de l’armada à laquelle elle vient se confronter), de l’improvisation in situ face au déluge de grenades lacrymogènes et explosives (sans vue d’ensemble là encore), de l’élan de solidarité, des gestes d’isolé·e·s…

Au fond, de même qu’il existe différentes formes de participation qui ne se déclinent pas seulement selon l’axe violents/pacifistes, il existe différents degrés d’engagement dans la confrontation. Et à cet égard, les membres des cortèges qui soutiennent les assaillants, voire les congratuleront après la bataille, forment une sorte de « seconde ligne ». A contrario, lorsqu’ils/elles reviennent s’approvisionner en cailloux, par exemple, nulles invectives entendues, ni de rejet de la part de la foule, ni de conseils d’arrêter. Pourtant, beaucoup n’avaient jamais assisté à un tel « spectacle de violence », comme je l’entendrai dire ; certains partirent très vite lorsqu’elle éclata. On peut donc imaginer aussi que ces marques de congratulation, d’identification d’une habileté et d’un courage n’aient pas été unanimement appréciées. Il y a toutes ces couleurs qui font la force.

Fin de manif, le retour

Au bout d’un moment, c’est l’accalmie, le cessez le feu. Plus de gaz, plus d’explosions. Qui dira l’effet de ces énormes détonations des grenades assourdissantes ou de désencerclement au milieu des corps ? À en perdre un peu ou beaucoup de son audition. On s’occupe des blessés, appelle à libérer la route pour les secours attendus, on se repose dans les talus, on mange un morceau, un peu ahuri, attendant. Dans un coin à l’écart, une dizaine de membres de la Confédération paysanne se sont réunis pour prendre une décision. « Pas question de continuer dans ces conditions. Inutile d’envoyer au casse-pipe les jeunes » se dit-on dans ce conciliabule. La décision est prise de rentrer au campement. Y avait-il là implicitement une distance prise par rapport à la méthode ?

Cette décision prend d’autant plus de sens que des informations inquiétantes circulent : l’accès des secours pour les blessés aurait été bloqué par la gendarmerie. La LDH, dont les observateurs sont sur le terrain, publiera le communiqué suivant : « Nous avons constaté plusieurs cas d’entrave par les forces de l’ordre à l’intervention des secours, tant Samu que pompiers. Le Samu a indiqué ne pouvoir intervenir pour secourir un blessé en état d’urgence vitale dès lors que le commandement avait donné l’ordre de ne pas le faire, dans une conversation téléphonique à laquelle ont assisté trois avocats de la LDH ». D’autres témoignages indiquent qu’il a fallu ici la préfète, là la Première ministre elle-même pour laisser passer les blessés secourus. Une enquête sera ouverte par le Parquet sur les blessures des manifestants et sur l’ordre de bloquer les ambulances.

Finalement, tout le monde prend le chemin du retour, avec le soleil qui fait son apparition. Les jambes sont lourdes, les corps fatigués, la tension a été forte. Beaucoup s’arrêtent en bord de chemin, s’allongent dans les champs, se restaurent ; les jeunes semblent aussi vidés que les autres. La foule du retour est très dense mais étrangement silencieuse, comme sonnée. On finit par arriver, sur les rotules, à Vanzay, puis encore deux kilomètres, au campement. Il est 18 h, et nous sommes censés déménager pour gagner un autre endroit proche où aura lieu la grande fête et un débriefing général. Pas sûr d’avoir envie de faire la fête après ça, nous sommes sans doute nombreux à le penser. De notre côté, la tente est encore trempée, nos affaires aussi ; nous nous sommes mal organisés – mais nous n’étions pas les seuls. On décide de repartir. Pas simple de sortir la voiture de la boue, mais la vieille 205 est légère, et un petit groupe de jeunes sollicité nous aide.

L’hystérie du pouvoir

Avons-nous rêvé ? Le dimanche, on ne parle que de « la violence des manifestants de l’ultra-gauche », dont c’est l’énième retour. Les éléments de langage du gouvernement et de ses soutiens sont en boucle sur les chaines qu’il faut bien appeler de désinformation continue : « déchaînement de violences inexcusable », « bilan extrêmement lourd », « images extrêmement dures », « mobilisation à haut risque ». On survole les gros titres, atterrés, avant de lire quelques papiers sur Mediapart, Le Monde, Facebook et Twitter.

Je suis contacté par une journaliste de FranceInfo pour être le Grand témoin de la matinale à 7 h 30 lundi matin ; j’ai dix minutes, en réalité j’en aurai 7. Je me suis entretenu assez longuement avec l’assistante du présentateur, puis elle m’a rappelé plusieurs fois, dont une fois pour me demander : « Vous étiez bien à Saint Soline ce week-end ? C’était comme participant ou comme observateur ? » La question en dit long. Comme si on ne savait pas depuis bien longtemps que c’est de l’intérieur, en participant, que l’on comprend mieux ce qui se passe. Comme si on pouvait dissocier les deux postures d’observateur et de participant ! J’assure néanmoins, que c’est le sociologue qui répondra, fusse-t-il engagé. Les questions posées ne sont pas plus neutres : « Quid du profil sociologique des manifestants de l’ultra-gauche ? Est-ce que ce sont les mêmes personnes que l’on retrouve à Sainte-Soline et dans les manifestations pour (sic) la réforme des retraites ? Dans quel état d’esprit sont ces manifestants à Saint-Soline si vous avez pu discuter avec eux ? » Ce n’est pas gagné mais « la sociologie est un sport de combat », comme dirait Bourdieu. D’autres sollicitations viendront les jours suivant, de journalistes de Ouest-France, de BMFTV, de L’Obs notamment, montrant bien combien ils sont eux aussi débordés par l’événement, du moins perplexes et en demande d’éclaircissement – notamment sur la catégorie d’« ultra-gauche » et ses spectres abordés dans un livre sur lequel ils tombent[8]. Passons.

Stratégie de neutralisation

Cette focalisation de l’attention sur la « violence-insupportable-des-manifestants-radicalisés-de-plus-en-plus-violents » fait coup double : elle relève d’une stratégie de neutralisation.

Exit d’abord la violence des forces de l’ordre et du pouvoir politique qui les dirige[9]. Jusqu’où iront-elles ? Quand on entend les propos des membres de la BRAV-M en intervention, il y a de quoi frémir[10]. Une pétition circule pour demander sa suppression. Qu’est-ce que cela changera ? L’institution policière s’arc-boute sur l’impossibilité d’une réforme en profondeur et le déni de sa brutalité, dans les mouvements sociaux comme dans les quartiers populaires. Attend-on qu’il y ait un mort pour stopper la montée en puissance démultipliée du Mouvement, ou bien éviter absolument un scénario Rémi Fraisse 2 (qui a vu condamner « l’État sans faute » en 2022) ? La militarisation du maintien de l’ordre dénoncée par les observateurs sur place de la LDH prend là toute sa dimension politique. Mais précisément n’y a-t-il pas d’autres manières de faire en démocratie que par une répression impitoyable et dangereuse ? Tout cela n’était-il pas évitable ? Et faute de l’être, quels effets sociaux cela produit-il ? Frédéric Lordon le rappelait récemment : « Quand un pouvoir lâche ses brutes, il peut s’en suivre deux effets, mais radicalement contrastés : l’intimidation ou le décuplement de la rage. Or c’est peu dire que l’ambiance est à la rage[11] ! »

Exit donc la violence des forces de l’ordre, mais exit aussi le motif écologique de ce rassemblement et de ces luttes. Et c’est tout aussi inquiétant – même si le déni d’État en matière écologique est constant[12]. On pourrait y voir « l’illustration de l’égarement des gouvernements français face à la catastrophe climatique », comme l’écrit la journaliste de Médiapart et militante Jade Lindgaard[13]. La semaine dernière, une conférence sur « l’économie de l’eau » s’est tenue à l’ONU, à New York – la première depuis des décennies. « L’eau est le sang vital de notre planète », écrivent des chercheurs du Postdam Institute. La question est bien globale.

En France, le Conseil d’État vient de s’opposer au remplissage de cinq bassines en Charente-Maritime, constatant l’insuffisance des études d’impact des irrigants portant ce projet. Même la préfète des Deux-Sèvres, où l’installation de 16 « réservoirs de substitution » est programmée, semble entendre cette « insuffisance » lorsqu’elle indique que la signature de l’État avec les exploitants agricoles est accompagnée d’incitations à modifier leurs pratiques grosses consommatrices d’eau à l’avenir ; bien sûr sans contraintes, ni réel contrôle, ce qu’elle ne dit pas. « On ne peut pas à la fois s’opposer aux discours du désespoir climatique et de l’anxiété écologique en assurant qu’il n’est pas trop tard pour agir et, en même temps, criminaliser celles et ceux qui prennent au sérieux la catastrophe en voulant empêcher les infrastructures qui ne peuvent qu’aggraver le désastre. » Ou bien dit autrement : « Ces personnes sont venues à Sainte-Soline parce qu’elles croient en un projet de vie plus respectueux des uns et des autres, et surtout plus respectueux de la planète. Elles sont venues lutter pour respecter le vivant et pour lui donner un meilleur avenir. Et pour ça, elles se sont fait tirer dessus par la police, à coup de LBD et de grenades de désencerclement… »[14]

Dans ce sens, le problème de fond de la violence visible, surexposée, des uns et des autres, c’est qu’elle fait écran, invisibilise ; elle conduit à refouler le motif écologique qui est au fondement de ce mouvement et nous concerne tous et toutes : le partage en commun de l’eau. Mais de la même manière, la focalisation sur les violences policières lors du mouvement social en cours peut conduire parfois à oublier la « casse sociale » dont la contre-réforme des retraites à 64 ans est la sinistre illustration, suite à la réforme de l’assurance-chômage votée en février ou à la loi concernant les arrêtés d’expulsion parmi d’autres, en attendant d’autres projets d’inspiration néo-libérale, véritable entreprise de démantèlement de l’État social en cours depuis belle lurette.

Mais ce n’est pas si simple. Que l’on puisse articuler ces différents processus (violences policières, crise sociale et désastre écologique), les manifestant·e·s et grévistes l’ont bien compris, les jeunes mobilisés également. L’épisode coronavirus-confinement les a profondément marqués et peut expliquer leur place dans ce qui constitue le premier mouvement social post-confinement nous ramenant malgré nous au temps de la pandémie. Ces jeunes sont en colère pour avoir été « blanquérisés », passés à la moulinette de Parcoursup, puis confinés, et maintenant matraqués. « Nous aussi, on sera vieux », écrivent-ils sur leurs pancartes, dont il faut souligner au passage l’inventivité et l’humour. Bel exemple de solidarité intergénérationnelle à l’heure où l’on ne cesse de déplorer la dématérialisation des liens. Ces jeunes ont connu ces dernières semaines leur première socialisation politique au fil des événements qui les marquera durablement. Que la jeunesse précarisée et révoltée ne puisse être appréhendée qu’au prisme de la violence est un symptôme de son peu de considération. Qu’elle fasse du slogan « ACAB » son signe de ralliement n’est pas étonnant, même s’il est loin d’être le seul.

Plus généralement, c’est la question de la violence légitime de la rue face aux violences d’État (et de l’économie capitaliste) qui est posée. Face au lot d’humiliations et de mépris de classe des gouvernants et des puissants subi depuis 2017 par une partie de la société française, à la violence structurelle du système économique lui-même et de la répression d’État, la réponse adressée par la France en colère n’a rien d’illégitime. Si seule une minorité passe à l’acte, elle est soutenue par la foule qui exprime sa colère, et par extension par l’opinion exprimant par sondages interposés son rejet de la contre-réforme des retraites, sans que l’une et l’autre ne soient entendues. C’est le fond du problème en démocratie : être entendu. Or, nous ne sommes plus en démocratie dès lors que le peuple n’est non seulement pas entendu mais méprisé et écrasé. Nos gouvernants auraient-ils perdu tout sens politique, et par là, de ce qu’est une « société » ? Et toute dignité ?

La recherche de la main invisible de l’ultra-gauche serait comique si ce n’était pas si grave. À retracer la genèse des Soulèvements de la Terre depuis Notre-Dame-des-Landes et la place de certains groupes d’autonomes, on en oublierait presque qu’il s’agit d’une agrégation de collectifs, et que Bassines Non merci ! et la Confédération paysanne bénéficient d’un fort ancrage local depuis belle lurette. Que vont-ils donc dissoudre ? C’est en termes d’alliance stratégique qu’il nous faut essayer de décrypter l’événement. Et dans ce sens, ce week-en-là constituera sans doute un nouvel événement de référence pour les luttes sociales et écologiques, par son organisation exemplaire, sa puissance, son succès, malgré les victimes, les débats qu’il rend possible. D’ailleurs, face à la décision du ministre de l’Intérieur de dissoudre les Soulèvements de la Terre et les réactions d’indignation qu’elle a suscitée[15], les organisateurs de ce week-end entendaient bien ne pas en rester là et envisagent de multiplier les rendez-vous contre les mégabassines et leur monde.

Ce mot nouveau a conduit le temps d’un week-end et de ses suites à une cristallisation de la France en colère. L’événement est toujours historique, inscrit dans notre culture et notre imaginaire politiques. Le pouvoir devrait le savoir. Or le roi est nu ; le pouvoir, c’est nous…


[1] Lien consulté le 29 mars 2023.

[2] Petit échassier, trapu, de taille moyenne à grande, au long cou et longues pattes.

[3] Le ministre de l’Intérieur renouera avec cette stratégie de la tension la veille de la manifestation du 28 mars 2023, appelant « dans cette période de violence (…) solennellement chacun et chacune au calme » et évoquant la venue possible à Paris, de « plus de 1 000 éléments radicaux, dont certains venus de l’étranger et d’autres étaient présents à Sainte-Soline ce week-end ».

[4] Je me demande si, en l’absence de militaires en tenues, ces camions prêtés par l’armée n’ont pas permis de transporter les nombreuses caisses des 4 200 grenades tirées en l’espace de quelques heures.

[5] Voir le communiqué extrêmement précis et documenté sur le site de « Désarmons-les », daté du 30 mars.

[6] Rappelons que le Black Bloc n’est pas un groupe, contrairement à ce que persistent à croire nombre de journalistes ou de personnes, mais une méthode d’intervention. Inventée par les autonomes allemands (qui furent jusqu’à 20 000 dans les années 1980) afin de faire face à la répression policière, elle est partagée et adaptée par une multiplicité de petits groupes affinitaires, autonomes, qui n’ont pas de liens directs entre eux.

[7] Voir, notamment sur ce point, l’article, « La Zad est morte, vive la Zad », Lundi matin, publié le 26 juillet 2018.

[8] Michel Kokoreff, Spectres de l’ultra-gauche, Éditions de l’œil d’or, 2022 ; voir aussi, La diagonale de la rage, Éditions Divergences, 2021.

[9] Lien consulté le 28 mars 2023.

[10] Voir aussi, Antoine Albertini, « Quand une équipe des BRAV-M dérape au cours d’une interpellation : “Je peux vous dire qu’on en a cassé, des coudes et des gueules” », Le Monde, 24 mars 2023.

[11] Lien consulté le 28 mars 2023.

[12] On pourra s’interroger à peu de frais sur la part de démagogie et de cynisme d’un président de la République annonçant quelques jours après Sainte-Soline le lancement de son « plan eau »…

[13] Lien consulté le 26 mars 2023.

[14] Lien consulté le 28 mars 2023.

[15] Lien consulté le 30 mars 2023.

Michel Kokoreff

Sociologue, Professeur de sociologie à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

Mots-clés

Eau

Notes

[1] Lien consulté le 29 mars 2023.

[2] Petit échassier, trapu, de taille moyenne à grande, au long cou et longues pattes.

[3] Le ministre de l’Intérieur renouera avec cette stratégie de la tension la veille de la manifestation du 28 mars 2023, appelant « dans cette période de violence (…) solennellement chacun et chacune au calme » et évoquant la venue possible à Paris, de « plus de 1 000 éléments radicaux, dont certains venus de l’étranger et d’autres étaient présents à Sainte-Soline ce week-end ».

[4] Je me demande si, en l’absence de militaires en tenues, ces camions prêtés par l’armée n’ont pas permis de transporter les nombreuses caisses des 4 200 grenades tirées en l’espace de quelques heures.

[5] Voir le communiqué extrêmement précis et documenté sur le site de « Désarmons-les », daté du 30 mars.

[6] Rappelons que le Black Bloc n’est pas un groupe, contrairement à ce que persistent à croire nombre de journalistes ou de personnes, mais une méthode d’intervention. Inventée par les autonomes allemands (qui furent jusqu’à 20 000 dans les années 1980) afin de faire face à la répression policière, elle est partagée et adaptée par une multiplicité de petits groupes affinitaires, autonomes, qui n’ont pas de liens directs entre eux.

[7] Voir, notamment sur ce point, l’article, « La Zad est morte, vive la Zad », Lundi matin, publié le 26 juillet 2018.

[8] Michel Kokoreff, Spectres de l’ultra-gauche, Éditions de l’œil d’or, 2022 ; voir aussi, La diagonale de la rage, Éditions Divergences, 2021.

[9] Lien consulté le 28 mars 2023.

[10] Voir aussi, Antoine Albertini, « Quand une équipe des BRAV-M dérape au cours d’une interpellation : “Je peux vous dire qu’on en a cassé, des coudes et des gueules” », Le Monde, 24 mars 2023.

[11] Lien consulté le 28 mars 2023.

[12] On pourra s’interroger à peu de frais sur la part de démagogie et de cynisme d’un président de la République annonçant quelques jours après Sainte-Soline le lancement de son « plan eau »…

[13] Lien consulté le 26 mars 2023.

[14] Lien consulté le 28 mars 2023.

[15] Lien consulté le 30 mars 2023.