Politique

Absents du mouvement, les quartiers ?

Enseignant

« Où sont les Français issus de l’immigration depuis deux mois ? » feignait de demander Pascal Praud fin mars, au sujet de la mobilisation contre la réforme des retraites. Pourtant, ce mouvement a justement été l’occasion de révéler une nouvelle génération de syndicalistes, femmes, et hommes, issus de l’immigration et revendiquant l’héritage politique des quartiers populaires. Alors, absents, les quartiers ? Oui et non.

Ces dernières semaines, des commentaires ont émergé quant à « l’absence » des habitant.e.s des quartiers populaires du mouvement contre la réforme des retraites. Évoqué par certains médias et éditorialistes d’extrême droite sous la forme du constat réjoui ou de l’accusation détournée, ce phénomène a aussi fait l’objet de discussions du côté des acteurs des quartiers (militants et médias spécialisés), qui n’évitent plus le sujet du dialogue conflictuel entre cadres traditionnels d’engagement et mobilisations issues des quartiers populaires.

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Ces premières réponses en forme de contre-feux venus « du terrain » sont une bonne nouvelle et signalent les recompositions contemporaines du champ politique. Elles permettent de sortir de ce que nous appelons le dilemme du divorce ou de la lune de miel, dans lequel sont enfermés les débats sur le rapport qu’entretient la gauche aux classes populaires : le comportement politique de ces dernières balancerait ainsi entre l’adhésion aveugle et la colère ou le dégoût de la politique… Comme s’il n’y avait rien entre ces deux pôles ! Ces pentes misérabilistes ou populistes, évoquées en sciences sociales par un ouvrage emblématique[1] sont souvent empruntées par un discours politique en mal de légitimation (pente populiste) ou en mal d’explication (pente misérabiliste) et empêchent de comprendre les nouvelles formes de politisation, dans un contexte d’effondrement objectif des structures partisanes[2].

« Où sont les Français issus de l’immigration depuis deux mois ? Sur cette réforme ils ne sont nulle part, je ne les entends pas… j’ai l’impression que c’est la France blanche » lançait ainsi Pascal Praud sur son plateau de CNews au mois de mars. Bien entendu, cette fausse question visait avant tout à ouvrir la porte aux paroles racistes et stigmatisantes en direction des habitants des quartiers, sur une chaîne livrée depuis longtemps maintenant aux pires argumentaires d’extrême-droite (et que la gauche doit évidemment déserter désormais, comme l’a très bien exprimé la secrétaire générale de la CGT Sophie Binet récemment).

Mais cette intention raciste manifeste ne doit pas cacher un symptôme obsessionnel plus structurel, dénoncé par Abdelmalek Sayad en son temps : « Aujourd’hui, il n’est pas, peut-on dire, de propos tenu sur la société française qui ne soit pas, en même temps, implicitement ou explicitement, un propos sur les immigrés. Même quand on n’en parle pas, on en parle encore ; ils sont toujours là[3]. »

Cette attaque a suscité des réactions bienvenues. Les dossiers notamment des médias Booska P et le Bondy Blog ont apporté de nombreux éléments de réponse pour une interprétation réflexive du phénomène, montrant qu’on pouvait riposter à ce type d’accusations hors des discours imposés. Absents, les quartiers ? Oui et non.

Répondons d’abord à la première accusation obsessionnelle qui sous-tend cette prétendue absence. Les cortèges incarneraient « la France blanche ». En d’autres termes, les Noirs et les Arabes seraient indifférents au mouvement social.

Une première observation du mouvement en cours permet aisément de contredire cette idée. Au contraire même, ce mouvement a justement été l’occasion de « révéler » une nouvelle génération de syndicalistes, femmes et hommes, issus de l’immigration et revendiquant l’héritage politique des quartiers populaires. Difficile de passer à côté, d’autant que certains ont vu leurs interventions partagées plusieurs centaines de milliers de fois sur les réseaux sociaux : la punchline du syndicaliste Ibrahim Sidibé (CGT éboueurs de Paris), « Je n’ai pas envie de crever derrière la benne », devenant ainsi emblématique des enjeux du mouvement, et reprise par de nombreux députés de la NUPES. Au SNES-FSU, la secrétaire générale adjointe Sophie Vénétitay, enseignante dans l’Essonne (91), représente ce renouvellement. Du côté des cheminots et plus largement dans les transports, quiconque observe le champ des mobilisations sociales dans ces secteurs notamment depuis la loi travail de 2016, est témoin de l’émergence salutaire de nombreux responsables syndicaux issus des quartiers populaires et portant cette parole ; le militant Anasse Kazib (Sud-Rail), très présent sur les réseaux sociaux, incarne de façon marquante cette dynamique.

L’idée que les luttes de l’immigration et des quartiers populaires se seraient constituées à distance du monde du travail et des préoccupations traditionnelles du mouvement ouvrier est en soi une aberration. Il faut relire Sayad, encore lui, pour rappeler à quel point la pénibilité au travail, le rapport réflexif à l’usure du corps, occupent une place structurante dans cet héritage politique, qui s’exprime aujourd’hui.

La question de la retraite est quant à elle omniprésente dans les données empiriques recueillies par la sociologie de l’immigration (qui a beaucoup été, correspondant aux réalités sociales de son objet, une sociologie des travailleurs immigrés), et pour cause : elle porte en elle le retour possible au pays d’origine, la fin de l’absence, ou encore le droit de mener en France une vie en dehors des dominations du monde du travail. Elle est tout sauf un sujet qui n’intéresse pas les populations issues de l’immigration, et figurent au sein du corpus politique des luttes de l’immigration et des quartiers populaires depuis les années 1960[4].

La pénibilité au travail, directement liée aux débats présents sur la réforme des retraites, est un argument souvent mobilisé dans les discours des « militants ordinaires » que nous recueillons dans nos enquêtes de terrain[5]. Interrogé sur les motifs de son engagement associatif, un jeune de 21 ans qui affirme être « pas politique » donne cette réponse : « Ouais… Après peut-être que c’est politique ! Par exemple, je vois une mère, Samira, que je n’ai jamais vue, dans le train comme ça, à moitié endormie pour aller au taff, tu vois ça me fait un… Ça me fait chier de fou tu vois ». La souffrance au travail, des mères comme des pères, imprègne les textes de rappeurs comme SCH, Médine ou Rohff[6], qui ont pris par ailleurs position contre la réforme des retraites.

L’expérience des violences policières conduit à une mise en retrait lucide, fruit d’une réflexion et d’une évaluation du risque.

Toutefois, cet héritage ne contredit pas le conflit entre les quartiers populaires et « le mouvement social », rappelant à quel point ce dernier correspond finalement à une part située des modes d’engagement… Et ainsi à une définition limitée de la politique et de l’opposition à un certain ordre des choses. La critique, ou l’expression de certaines réserves, à l’égard du mouvement social tel qu’il s’organise, constitue ainsi autant une prise de distance qu’une forme de revendication, une volonté de « prendre part », mais pas à n’importe quelles conditions.

La question des violences policières apparaît sans doute à ce titre comme un marqueur ambivalent. D’un côté, l’importance nouvelle dans le discours de la gauche institutionnelle de cette question pourrait suggérer certaines convergences avec les acteurs politiques des quartiers mobilisés sur ces questions depuis les années 1980, tout en soulignant leur apport politique historique. De l’autre, ce qui peut ressembler parfois à une « découverte » suscite une amertume compréhensible : en frappant les cortèges, les violences policières ont aujourd’hui acquis une centralité bienvenue dans le discours de la gauche, mais cette centralité nouvelle ne peut pas faire oublier qu’elles constituent l’expérience quotidienne de groupes sociaux qui se sont mobilisés, souvent sans soutien de la part de la gauche institutionnelle, depuis plusieurs décennies autour de cet enjeu.

Cette expérience conduit à une mise en retrait lucide, fruit d’une réflexion et d’une évaluation du risque. Cela a très bien été exprimé dans les articles cités plus haut : dans un tel contexte, les jeunes de quartier savent qu’ils seront les plus exposés aux violences, et aussi aux sanctions judiciaires. D’où également un certain scepticisme à l’égard des injonctions à la mobilisation qui les visent, notamment venant de la gauche.

Les relations entre « le mouvement social » (qui est en fait une part située du mouvement social, de la même manière que les manifestations sont une part de l’opposition à la réforme) et les quartiers populaires sont faites de conflits et d’intersections. Dans une conférence en 1968, Pierre Bourdieu interrogeait, en guise de provocation : « les absents ont-ils toujours tort ? », manière de moquer le reproche adressé par une conception dominante de l’engagement à des classes dominées qui ne seraient pas assez engagées : les absents ont peut-être toujours raison, au sens où l’absence des espaces de mobilisation proposés par le champ politique répond à des logiques très structurées. La (fausse) déploration à l’égard de cette absence, c’est d’abord l’aveuglement à l’égard de ces logiques.

Concernant les quartiers populaires, souvent celles et ceux qui font semblant de se plaindre de cette absence font en réalité tout pour l’entretenir. La déploration prend la forme d’une accusation, voire de l’affirmation d’une sorte d’incompatibilité culturelle entre les habitants des quartiers et « la politique ». La violence de ce dispositif symbolique, déroulé de manière systématique, entretient la prophétie.

Ce que l’on pourrait, avec les mots de Raymond Williams, considérer comme une culture politique dominante, produit en creux, en conflit avec elle, d’autres pratiques et expériences, formées en dehors de ces formes dominantes. Alternatives ou plus clairement oppositionnelles, elles donnent à voir une culture « émergente » : des significations, des valeurs qui « prennent part – sans en constituer une part définie – aux pratiques contemporaines effectives ».

Les thèmes politiques du débat sur la réforme des retraites sont des thèmes largement présents dans les pratiques politiques ordinaires dans les quartiers.

La reconnaissance de cultures politiques émergentes, définies comme telles, permet de relativiser l’absence des un.e.s et des autres dans les cadres traditionnels de mobilisation, mais aussi et surtout de casser le dualisme entre « terrain » et « monde politique ». Dans la réalité, ces espaces interagissent en permanence.

Les thèmes politiques du débat sur la réforme des retraites sont des thèmes largement présents dans les pratiques politiques ordinaires dans les quartiers. Pendant la crise sanitaire, la solidarité s’est organisée d’abord en direction des personnes âgées. Dans le cadre des mobilisations d’habitants contre les démolitions et reconfigurations urbaines, c’est le respect des « familles historiques » et la revendication de la légitimité des habitants âgés des quartiers qui sont moteurs de mobilisation, y compris chez les jeunes.

Lorsque, lors d’un événement sportif dans un quartier populaire, les organisateurs s’attachent à préserver une place pour « les daronnes » en mettant en avant la nécessité que celles-ci « s’y retrouvent », tant symboliquement que matériellement, quelles sont les catégories intellectuelles et politiques à notre disposition pour analyser cette préoccupation ? Qu’est-ce qui empêche de penser ces engagements, et leurs justifications, dans le cadre d’un discours d’opposition aux politiques néolibérales ? Ici encore, il faut rappeler l’histoire très vivante de ces pratiques et des expériences politiques qu’elles sédimentent.

Le dimanche 9 avril dernier, près de 50 rappeurs et rappeuses répondaient à l’appel spontané du collectif La Familiale pour un concert « 100 % rap » au bénéfice des caisses de grèves, matérialisant un soutien bien réel de nombreux artistes au mouvement social contre la réforme des retraites. Cette mobilisation ne sortait pas de nulle part : le collectif La Familiale revendique par exemple sa présence à la fête de l’Humanité, et prenait ici une initiative en continuité avec de nombreuses prises de position publiques du monde du rap en solidarité avec le mouvement. L’intitulé de l’événement, « Braves », peut être vu comme un clin d’œil à une certaine brigade motorisée, mais aussi comme une référence à une conception valorisée de l’engagement, voir aux carrières difficiles dont il s’agit de défendre aujourd’hui le droit à la retraite. C’est aussi à ces « héros » de l’ordinaire que le rappeur SCH semble faire référence lorsqu’il affirme « je n’oublie pas d’où je viens et j’ai trop de respect pour nos héros pour n’être qu’un objet de divertissement[7]. »

En refusant avec provocation la légitimité des « foules » et de la rue, le Président évidemment veut ignorer et délégitimer non seulement les mobilisations actuelles, exceptionnellement amples, mais aussi les nouvelles formes de vie politique et morale qui se sont développées dans des lieux longtemps tenus à l’écart de la légitimité voire de la citoyenneté. Dans cette mise à l’écart, la gauche n’est pas exempte de tout reproche, loin de là, et il est évident que la NUPES dans sa forme actuelle se heurte à cet enjeu d’élargissement et d’ancrage dans la société.

Les dernières années et crises ont au contraire vu se déployer la capacité des citoyens à prendre des responsabilités, à s’organiser pour pallier les insuffisances des dits pouvoirs publics. Les quartiers populaires ont singulièrement déployé cette forme singulière de ce que nous avons appelé un self defense politique : loin d’être « absents », ils ont occupé malgré ou par les discriminations et vulnérabilités dont ils ont historiquement l’expérience, un rôle exemplaire dans la protection non seulement de leurs habitants mais aussi de la société tout entière.


[1] Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Seuil, 1989.

[2] Voir à ce titre le dernier numéro de la revue Politix.

[3] Abdelmalek Sayad, « Les maux-à-mots de l’immigration. Entretien avec Jean Leca », Politix, vol. 3, n° 12, p. 7-24.

[4] Ahmed Boubeker, Abdellali Hajjat (dir.), Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France, 1920-2008, Éditions Amsterdam, 2008.

[5] Voir notamment : Ulysse Rabaté, « Subalternité et invention politique dans les quartiers populaires. À partir des travaux de Daho Djerbal », Multitudes, vol. 84, n° 3, 2021, p. 87-96.

[6] Ces prises de positions politiques dans le contexte ont même l’argument d’un nouvel épisode du clash entre Booba et Rohff, ce dernier déclarant : « Foutaise ! Je n’ai pas attendu le 49-3 pour défendre le peuple. Ne comparez pas l’incomparable, il est juste un communicant sans figure. Merci. Cordialement. #94.3 ».

[7] Sur ce même thème, voir également la série de morceaux intitulés « Mémoires des luttes », et plus largement l’œuvre musicale du rappeur Skalpel.

Ulysse Rabaté

Enseignant, Président de l'association Quidam pour l'enseignement populaire, Ex-Conseiller municipal de Corbeil-Essonnes

Notes

[1] Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Seuil, 1989.

[2] Voir à ce titre le dernier numéro de la revue Politix.

[3] Abdelmalek Sayad, « Les maux-à-mots de l’immigration. Entretien avec Jean Leca », Politix, vol. 3, n° 12, p. 7-24.

[4] Ahmed Boubeker, Abdellali Hajjat (dir.), Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France, 1920-2008, Éditions Amsterdam, 2008.

[5] Voir notamment : Ulysse Rabaté, « Subalternité et invention politique dans les quartiers populaires. À partir des travaux de Daho Djerbal », Multitudes, vol. 84, n° 3, 2021, p. 87-96.

[6] Ces prises de positions politiques dans le contexte ont même l’argument d’un nouvel épisode du clash entre Booba et Rohff, ce dernier déclarant : « Foutaise ! Je n’ai pas attendu le 49-3 pour défendre le peuple. Ne comparez pas l’incomparable, il est juste un communicant sans figure. Merci. Cordialement. #94.3 ».

[7] Sur ce même thème, voir également la série de morceaux intitulés « Mémoires des luttes », et plus largement l’œuvre musicale du rappeur Skalpel.