Violences
Quel que soit l’endroit où se porte notre regard, la violence s’impose à nous. Le sang jaillit et ruisselle au-delà de nos écrans. Omniprésence de la percussion. Persistance rétinienne de la matraque qui s’abat sur les corps.
Cette violence-là, n’est pas celle de la fiction. Notre esprit sait qu’elle est réelle, qu’elle meurtrit un corps et qu’elle est définitive. Le moindre bruit la ressuscitera. Un fracas de tôle, un klaxon de voiture, un verre qui se brise, une fausse note et la violence s’imposera à la conscience. Toute violence, que nous la subissions ou que n’en soyons que témoins, devient traumatisme irrémédiable, douleur perpétuelle qui s’éveille des années après que la plaie a cicatrisé.
Je suis avocat et je défends des victimes de violence policières. Je vis avec ces victimes, leurs familles, leurs proches. Les images qui m’habitent sont celles de corps recouverts d’un drap blanc, de machines qui exhibent la fréquence du cœur, de bip stridents qui maintiennent l’apparence d’une vie jusqu’au prononcé du décès, de visages qui entendent la sentence médicale d’un œil qui ne verra plus, de mains abandonnées sur un trottoir, de radios de corps fracturés. Les mots qui s’infiltrent dans mon oreille et s’incrustent à perpétuité sont ceux d’humanités abimées quelques fois détruites. Vivre avec la violence c’est être le réceptacle d’une douleur incommensurable, de cris déchirant l’absurdité même de nos existences.
Penser que l’habitude émousse les émotions est une légende. Les violences s’accumulent en strates, façonnent l’être en géologie de douleurs. Parfois l’envie me prend de fuir loin d’elles, de protéger ce qu’il reste à protéger, là où la violence ne s’exprime plus. Comment font-ils, ceux qui les causent ou les ordonnent, pour ne pas éprouver de culpabilité ? Comment font-ils pour tenir la ligne, prononcer froidement ces mots qui dénient jusqu’à leur existence même, déniant aux victimes leur souffrance, déniant même qu’elles existent ?
Nier les violences policières, c’est nier ceux qui en ont été victimes. C’est tenter d’effacer par les mots les conséquences de ses propres gestes. C’est se retrancher de sa propre humanité en voilant celle de l’autre. Si l’histoire devait avoir un sens, ce serait celui de déposer en nous les souffles de ceux qui ont péri ou souffert par la force ou par les armes. L’histoire ne devrait pas seulement être enseignée, mais imprimée dans les corps de ceux qui seront amenés à décider de l’usage de la violence, pour qu’avant d’ordonner son emploi, avant de lever le bras, avant d’appuyer sur une gâchette, avant de dégoupiller, de menotter, de plaquer, d’étrangler, de contraindre, avant que tout geste ne se commette, le corps sache ce que l’autre éprouvera.
Ce que nous vivons en France aujourd’hui, c’est l’expression absolue d’un pouvoir pathologique. La violence est cette maladie du pouvoir qui se sait expirant. Cette maladie ne nous est pas inconnue. Elle est même latente dans l’expression de tout pouvoir. Elle est hubris, absolutisme, arbitraire, destructrice, mortifère. Elle est prémices à toute dictature. Signe avant-coureur de toutes les expériences concentrationnaires et génocidaires que l’histoire nous a léguées. Nous devrions saisir l’alerte et nous dresser dans la solidarité d’une civilisation humaine qui en a plusieurs fois été décimée. Mais nous demeurons spectateurs presque passifs d’occurrences qui nous pétrifient.
Toute violence contribue à la violence du monde.
Pendant longtemps j’ai cru naïvement que la violence, lorsqu’elle était fait justificatif, légitime défense, était à même d’empêcher la violence du pouvoir. J’ai acquis la conviction absolue que toute violence contribue à la violence du monde. Je suis certain aujourd’hui que la violence autorise la violence, la nourrit, qu’en aucun cas elle n’est en mesure de s’opposer à elle. L’impératif catégorique kantien énonce que la raison permet à l’individu de se représenter une loi morale selon laquelle il faut agir de telle manière que la maxime de notre action puisse être élevée au rang de maxime universelle. La culture juive dont je suis issue énonce comme maxime d’aimer son prochain comme soi-même. Ces messages qui fondent la civilisation humaine m’interdisent aujourd’hui de penser qu’une violence dirigée contre une personne en dehors de la défense immédiate de l’intégrité corporelle de soi ou d’autrui, ne puisse acquérir la moindre légitimité.
Vivre avec la violence c’est embrasser la fureur et la colère de ceux qui éprouvent la violence. Mais vivre avec la violence, c’est aussi prendre conscience qu’il n’est d’autre opposition que la farouche détermination à endiguer toute forme de violence. Je sais désormais dans la plénitude d’une évidence fondamentale que seuls les mots et la résistance passive des corps peuvent faire cesser cette violence.
J’entends chaque jour la colère s’exprimer avec la fureur de l’injustice sociale, sublimée par celle des violences policières et politiques. L’impuissance est mère de la colère. Il nous appartient de la contenir et la canaliser dans la puissance des mots et du droit. Si le droit est indéniablement outil de répression, car enfant de l’assujettissement et de l’humiliation quotidienne, il peut être aussi arme qui désarme la domination. La langue du droit est ce que la civilisation a formé pour neutraliser la violence, y compris celle du pouvoir. Il me semble, et comme toute intuition ou expérience, ce n’est pas vérité, que pour éviter l’inéluctable qui se dessine à l’horizon, il n’y a d’autre stratégie que celle du droit et des mots. Bien sûr, l’incertitude du chemin nous conduit parfois à succomber à la vengeance et à la symétrie de la réponse. Mais l’asymétrie des forces devrait nous conduire à l’évidence de l’asymétrie des moyens. Et à garder à chaque instant la possibilité de l’espoir d’une victoire de l’humanité sur la violence.
Avant de terminer ce texte, j’ai appris qu’une enfant était entre la vie et la mort, percutée par une voiture de police. Je n’ai plus d’autres mots.