Politique

Sainte-Soline ou la politique de la zone

Philosophe

Le 25 mars dernier, la bataille de Sainte-Soline a été le terrain d’une expérimentation techno-politique inédite : une nouvelle arme de maintien de l’ordre y a été testée, un « produit de marquage codé ». Le PMC laisse une trace invisible mais persistante sur la peau et les vêtements et n’est révélée que par une lumière ultraviolette. Cette arme a ainsi créé une zone à Sainte-Soline, car il suffisait d’être dans cette zone pour être marqué, suspect, arrêté et gardé à vue.

« STALKER. – La Zone, c’est… un système très compliqué.
De pièges, pourrait-on dire, qui sont tous mortels. Je ne sais ce qui
s’y passe en l’absence de l’homme. Mais, dès que quelqu’un apparaît
ici, tout se met en mouvement. Les anciens pièges disparaissent,
de nouveaux apparaissent. Des endroits sûrs deviennent
impénétrables. Le trajet à parcourir est parfois très simple,
parfois compliqué à l’extrême. Voilà ce qu’est la Zone. »
Andreï Tarkovski, Stalker (1979)

 

Une arme peut en cacher une autre. On savait déjà que la police utilisait et détournait les lanceurs de balles de défense pour blesser et mutiler des manifestants, les 24 citoyens éborgnés lors du mouvement des Gilets jaunes ayant élevé cette technique à la conscience publique. On savait qu’elle utilisait et détournait les grenades lacrymogènes GLI-F4 en arracheuses de mains. Des erreurs, des ratés ?

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Comme tout accident, les erreurs et les ratés ne sont pas marginaux ou inessentiels, ils entrent de plain-pied dans la rationalité technique. Ce n’est pas l’objet technique qui détermine son usage, c’est toujours l’usage qui détermine les possibilités techniques d’un objet.

La blessure du jeune militant Serge D. à Sainte-Soline, dans le coma après avoir été frappé à la tête par une grenade GM2L, s’inscrit dans cette continuité. Mais le pouvoir n’est pas homogène et constant, il est toujours composite, en expansion, si bien que la conscience publique retarde toujours sur la réalité du pouvoir. Ces techniques morbides normalisées de dissuasion appartiennent en effet déjà à l’appareil ordinaire du pouvoir répressif (que l’on remplace les GLI-F4 par des GM2L ne modifie pas la technique établie) ; les luttes en cours laissent déjà apparaître de nouvelles techniques de pouvoir, encore inchoatives, qui s’avancent masquées sous ses formes les plus visibles.

Le 25 mars dernier, à Sainte-Soline, le pouvoir d’État avait un intérêt tactique à paraître défensif. Il voulait donner en images l’impression héroïque du danger qu’il affronte, comme s’il ne faisait qu’absorber républicainement un monstre de violence crachant feu et boules de pétanque par les naseaux. C’est pourquoi il lui fallait pour sa part dissimuler ses armes les plus puissantes. Condamnez-vous, condamnez-vous ? Sous le bruit assourdissant des grenades médiatiques et derrière l’écran de fumée qui brûle les yeux, le pouvoir avance aussi dans l’ombre. Si la bataille de Sainte-Soline a été un piège médiatique tendu par le pouvoir aux forces écologistes, il a aussi été le terrain d’une expérimentation techno-politique inédite.

Une nouvelle arme de maintien de l’ordre y a été testée : un « produit de marquage codé » (PMC), qui était en phase d’expérimentation depuis 2019[1]. Des projectiles contenant le produit, tirés avec un fusil de type paintball, permettent d’imprégner et de marquer les manifestants à distance, et sans que ces manifestants ne s’en rendent compte. Le produit est en effet invisible à l’œil nu, inodore, mais persiste longtemps sur la peau et les vêtements. Une lampe à ultraviolet permet de révéler des taches sur le corps de ceux qui ont été marqués. Sur la base de cette « révélation de substance criminalistique » positive, deux personnes, dont un journaliste présent sur le site de l’affrontement, ont été placées en garde à vue le dimanche 26 mars, pour « participation à un groupement en vue de violences volontaires contre des personnes ou de dégradation de biens ».

Techniquement, la première innovation des tirs de PMC est précisément qu’ils permettent de marquer les corps à distance, le journaliste placé en garde à vue n’ayant jamais été en contact direct avec les forces de l’ordre pendant les manifestations. Depuis les fers rouges, les tatouages et les matricules, le marquage anatomique est certes l’une des plus anciennes techniques par lesquelles une société intègre ou exclut, ordonne et trie les individus en son sein : c’est d’abord sur le corps que le pouvoir prend.

Mais la marque est ici une marque invisible. De même qu’une micropuce RFID greffée sous la peau assure silencieusement la discrimination et la traçabilité d’un individu dans une masse, de même, chaque tir de PMC étant codé par un code unique, il doit permettre de circonscrire tel manifestant, en indiquant qu’il a été marqué à telle heure, à tel endroit. Les techniques de manifestation qui consistaient à s’habiller en noir, à se cagouler, à porter des gants pour échapper aux contrôles d’identité de la police, se trouvent à leur tour contournées par ce marquage qui, imprégnant et traversant les vêtements, ressaisit et discrétise l’individu dans la masse anonyme où il voulait se fondre.

Deuxièmement, le marquage au PMC implique une transformation subjective de l’acte de manifestation. Il s’agit d’une réinvention de ce que Foucault avait appelé l’ « anatomo-politique », c’est-à-dire l’ensemble des disciplines sociales du corps individuel qui se sont développées au cours de l’âge classique. À la différence d’une loi (« tu ne tueras point »), une discipline n’interdit pas : elle préconise, elle incite, elle guide le développement d’une action. Se tenir bien à table, s’assoir, se taire, rester assis ou se lever à un signal sonore, selon des heures fixées, se déplacer selon des itinéraires fixés : ce sont là autant de disciplines auxquelles on a dressé et dresse les corps dans la famille, à l’école, à l’usine, en prison, etc. Mais on peut aussi dresser par les affects négatifs qu’on insuffle à l’action, pour la ralentir, l’entraver, l’intimider.

La technique du panoptique, telle qu’elle a été expérimentée dans le milieu carcéral moderne, reposait sur une dissociation asymétrique du voir et de l’être vu : le gardien posté depuis une tour centrale peut voir les prisonniers dans leurs cellules sans être vu par eux, tandis que les prisonniers se savent visibles sans cependant jamais voir quand on les regarde actuellement. Ainsi les prisonniers, se sentant constamment surveillés, sont-ils dissuadés de tout manquement à la règle et s’y plient d’eux-mêmes.

Pour sa part, la technique du PMC repose à son tour sur une autre dissociation dans l’ordre du visible : une dissociation entre la marque et la visibilité. On se sait potentiellement marqué sans jamais voir la marque, jusqu’à ce que le test ne la révèle à la lumière ultraviolette. Vous avez peut-être la marque. Vous l’avez quelque part. À un doigt, ça suffit. Stigma diaboli ! Comme un sujet asymptomatique qui a eu un rapport sexuel « à risque » et n’a pas encore fait de test. Comme un covidé psychique « porteur sain », qui s’isole et s’auto-confine. Vous reculez. Vous vous tenez à distance. Prudence. Gestes barrière. L’action est coupée dans son élan.

Les herses de la machine imaginée par Kafka dans La Colonie pénitentiaire inscrivaient le texte de sa faute dans la chair du condamné ; à l’ère viropolitique, le marquage passe désormais sous le visible et touche directement à la conscience de soi, de la même manière qu’un virus se propage dans une chaîne de transmission invisible. Il vous suffit d’être dans la zone, marqué par elle, pour être suspect, arrêté, gardé à vue. Sainte-Soline marque ainsi la naissance de ce qu’on pourrait appeler la politique de la zone.

Bien qu’il ait proliféré dans le langage courant depuis la deuxième moitié du XXe siècle (« zone occupée », « zone libre », « zone sinistrée », « zone d’éducation prioritaire », etc.), le concept de zone est un concept flou, encore largement impensé, irréductible aux autres notions spatiales telles que le territoire ou le lieu[2]. La zone n’est pas un espace a priori, statique, existant en soi-même, et que l’on pourrait ranger avec les autres catégories spatiales selon des différences d’ordres ou d’échelles ; elle est plutôt une catégorie dynamique, qui traverse les lieux, les quartiers, les régions, et qui peut apparaître et disparaître spasmodiquement à travers eux.

Ainsi, la vision prophétique de Tarkovski dans Stalker s’est-elle réalisée… Le corps social est désormais hanté par l’imaginaire viropolitique de la Zone. Nous la cherchons et la fuyons parfois comme des rats. Nous ne pouvons pas la délimiter clairement, ni en tracer la frontière qui la séparerait de nous. C’est parce que la Zone est elle-même un espace-limite. Vous ne savez jamais si vous êtes déjà entré en elle ou si vous en êtes déjà sorti. La Zone se tient sur ses bords. Soyez prudents. Reculez. Sortez. Faites un détour. Vous n’êtes jamais « dans » la Zone, comme le tigre est dans la cage. Tout ce qui est dans la Zone est momentanément incorporé à elle. Ce sont des signes imperceptibles. Elle vit par nous, n’existe que par les corps qui l’occupent. Vous déplacez la Zone hors d’elle-même, la transportez avec vous. Elle se déplace à travers les corps qui en portent les traces. Elle est instable. Elle bouge. Elle est ailleurs en même temps qu’ici. Vous pouvez en sortir un instant, et retomber dans la Zone aussitôt, elle s’étend à nouveau sous vos pieds, comme une glue. Son intensité augmente avec la densité des populations qui l’occupent. Vous n’en sortez plus.

Sainte-Soline a été traitée comme un cluster par les forces policières et médiatiques.

Parfois c’est le pouvoir qui qualifie la zone comme telle. Il attire en elle comme dans un piège, une nasse. La zone-piège s’étend de la plaine à l’écran : vous vous y engouffrez en plein champ, tombez en masse comme dans une trappe pour vous retrouver exhibés en millions de pixels, marqués au front du stigmate de la violence qui disqualifie la lutte. La zone est alors traitée en îlot social pestiféré. Être là dans la zone, c’est être affecté. On est marqué de la même manière qu’on est infecté dans une zone de contagion. Sainte-Soline a été traitée comme un cluster par les forces policières et médiatiques. Le journaliste arrêté a été marqué par « transfert » du PMC au contact d’un autre manifestant ciblé, mais son marquage suffit à justifier son arrestation.

Le nœud politique de cette technique, c’est précisément la manière dont elle s’articule avec un dispositif juridico-policier : la révélation de la marque enclenche la garde à vue, selon une procédure automatisée comparable à celle qui a prévalu lors de la crise du covid. Ainsi se prépare une nouvelle gestion spatiale de la population, de ses flux et de ses densités, dont la crise du covid avait déjà été la grande répétition générale[3]. Au-delà d’un certain seuil critique de densité dans la zone déclarée, votre marquage par contiguïté vous constitue en sujet justiciable.

Ainsi s’élabore peu à peu le statut du suspect-contact voire du coupable-contact, comme on a parlé de « cas contact ». Restez chez vous. Ne bougez plus. Le PMC avait d’abord été utilisé pour protéger des objets d’art et des bijoux, en marquant le voleur lors d’une effraction ; il vient d’être étendu aux libertés de mouvement et de manifestation.

On ne lutte pas contre le pouvoir, de l’extérieur, on lutte avec lui, sur son propre terrain. Les luttes avec le pouvoir sont affaire de vitesse. On court toujours le risque de lutter en vain ou à contresens, contre ce que le pouvoir ne fait plus qu’en trompe-l’œil, contre ce qu’il ne fait déjà plus. Ne pas être pris de vitesse, lutter contre la pointe du dispositif technique de pouvoir, ce sont des exigences élémentaires et périlleuses du réalisme politique. C’est pourquoi il importe de repérer les techniques dans leur phase même de gestation, encore malformées, et d’anticiper leur naissance prochaine plus vite que le pouvoir qui les normalisera bientôt. Mais il ne suffit pas d’identifier une technique de pouvoir, sa nature, son extension et ses effets, il faut aussi chercher à identifier le régime général du capitalisme dans lequel elle est intégrée et se met à fonctionner.

À chacune des phases historiques de mutation du capitalisme a correspondu une technologie anatomo-politique morbide dominante qui fonctionnait pour son profit. Au capitalisme colonial d’extorsion et de pillage du continent africain a correspondu une technologie de fouets, machettes, supplices[4] (outils) ; au capitalisme industriel libéral la chaîne de montage parcellisée, aux cadences infernales abrutissantes (machines) ; au capitalisme financier les médias numériques en flux continus dématérialisés et addictifs (réseaux).

Mais le capitalisme est déjà en train de préparer son ultime mutation. Sur fond d’un effondrement écologique désormais admis comme inéluctable, le capitalisme s’apprête en effet à entrer dans sa phase de survie[5]. Dans cette phase, il faudra gérer la dépopulation : trier et marquer les moins vivants ; contrôler les flux de déplacement pour les ressources vitales, d’abord pour l’eau ; délimiter et protéger les zones nécessaires à la survie des classes privilégiées ; immobiliser et assigner à résidence les corps asséchés dans leurs zones de confinement illimité.

Face à cet avenir possible, la contre-offensive consiste précisément à inventer les nouveaux stalkers qui sauront marcher dans la Zone, épouser ses lois non euclidiennes : ne jamais revenir en arrière ni par le même chemin. Car le pouvoir, s’il la mine, recouvre aussi et trahit la Zone. Il la fait quadriller par des brigades de répression motorisées, la géométrise, veut la circonscrire ; il la rabat sur la rationalité de l’espace géométrique, où chaque corps a une place assignable.

Les insurgés de Notre-Dame-des-Landes avaient gagné une bataille sémiotique décisive en parvenant à imposer la dénomination du champ de la lutte comme « ZAD », « Zone à défendre », subversion du même sigle qui désignait une « Zone d’aménagement différé ». La bataille a été gagnée quand l’usage détourné du sigle « ZAD » a recouvert son premier usage, les médias et le pouvoir d’État l’employant à leur tour malgré eux dans le sens des activistes. Ainsi faut-il retourner la Zone contre ceux qui veulent en faire un piège. Vous êtes relié à elle à distance. Vous n’êtes pas seulement marqué en elle, vous dézonez la Zone. Vous la déterritorialisez. Ni les balles de défense ni les PMC ne peuvent toucher aux limites de la Zone. Libérez la Zone. La Zone croît. L’intensité y devient parfois si forte, que le ciel nocturne au-dessus d’elle est transi d’éclairs violacés comme de veines tumescentes. La Zone est en même temps dans les rues de Paris, de Saint-Nazaire ou d’Alès et dans la plaine de Sainte-Soline.


[1] Voir Marie Astier, « Sainte-Soline : les autorités pistent les manifestants grâce à un produit invisible », Reporterre, mis en ligne le 5 avril 2023 à 9 h 45.

[2] Voir Jeanne Etelain, « Qu’appelle-t-on zone ? À la recherche d’un concept manqué », Les temps modernes, n° 692, janvier-mars 2017, p. 113-135.

[3] Voir Frédéric Bisson, Virus couronné, Questions théoriques, 2020.

[4] Voir le prologue du livre d’Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence (La Découverte, 2017), où se trouve analysée la technique de torture coloniale de la cage de fer en Guadeloupe au début du XIXe siècle.

[5] C’est ce que Frédéric Neyrat a appelé le « capitalisme de survie ». Voir « Le crash-test du laboratoire Macron », Diacritik, 27 mars 2023.

Frédéric Bisson

Philosophe

Notes

[1] Voir Marie Astier, « Sainte-Soline : les autorités pistent les manifestants grâce à un produit invisible », Reporterre, mis en ligne le 5 avril 2023 à 9 h 45.

[2] Voir Jeanne Etelain, « Qu’appelle-t-on zone ? À la recherche d’un concept manqué », Les temps modernes, n° 692, janvier-mars 2017, p. 113-135.

[3] Voir Frédéric Bisson, Virus couronné, Questions théoriques, 2020.

[4] Voir le prologue du livre d’Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence (La Découverte, 2017), où se trouve analysée la technique de torture coloniale de la cage de fer en Guadeloupe au début du XIXe siècle.

[5] C’est ce que Frédéric Neyrat a appelé le « capitalisme de survie ». Voir « Le crash-test du laboratoire Macron », Diacritik, 27 mars 2023.