Culture

L’art chiraquien ragaillardi – sur Le Maître du temps au quartier de l’Horloge

Écrivain

Commandée en 1979 par la COGEDIM pour orner le quartier de l’horloge alors fraîchement construit sur les ruines du vieux Marais, la sculpture de Jacques Monestier Le Maître du Temps est d’une médiocrité esthétique notoire. Elle vient pourtant d’être rénovée à l’initiative d’un jeune plasticien dans le vent, Cyprien Gaillard. Comment le comprendre ?

Cyprien Gailllard a récemment eu l’idée de restaurer et d’exposer une sculpture bien connue des habitants du quartier de l’horloge (Paris IIIe) mais peut-être moins des Parisiens tout court, Le maître du temps, de Jacques Monestier.

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Cette sculpture, commandée en 1979 par la COGEDIM pour orner le quartier de l’horloge alors fraîchement construit sur les ruines du vieux Marais est, disons-le tout de suite pour ne pas trop perdre de temps, d’une médiocrité esthétique notoire. D’aucuns s’en souviennent, mais pour ceux qui ont la mémoire vieille, rappelons qu’elle se présente comme un automate (c’est la prouesse technique de l’œuvre) construit dans une sorte de ferraille jaunâtre qui rappelle l’artisanat d’art des pires galeries de la place des Vosges et de Navarre. Sur un socle de béton gris saillant du mur, un gros dragon à terre ouvre de temps à autre son ventre dans un cliquetis moins infernal qu’il n’y paraît, peut-être pour ne pas troubler la tranquillité des riverains ; au-dessus de lui, un chevalier du même métal, flanqué sur sa droite d’un coq maigrichon et sur sa gauche d’une sphère horlogère également soclée, actionne une fois par heure son glaive, mimant la décapitation de la bête sauvage.

Le thème est d’une originalité pas vraiment foudroyante : le temps est notre ennemi, tempus fugit, et nous devons le tuer, mais c’est lui qui remporte la victoire finale, sauf en art peut-être puisque l’art est éternel, c’est bien connu. L’artiste, Jacques Monestier, a joint l’utile à l’agrément, car cette œuvre est aussi une horloge, qui peut servir au cas où l’on s’égarerait dans ce quartier effectivement anachronique. On pouvait récemment contempler à quelques encablures de là, à la fondation Lafayette, l’œuvre réparée et exposée, aussi spectaculaire qu’un numéro de manège dans un cirque en faillite, dans laquelle le chevalier s’approche à pas saccadés de la méchante bête pour lui assener un franc coup sur la gueule, histoire de dire : vade retro satanas. J’utilise le style heroic fantasy pour mon propos car je crois que l’une des causes du succès de l’affaire repose sur l’imitation de ce genre prisé par les générations en manque de repères historiques. Le mécanisme, en tout cas, s’actionne désormais tous les quarts d’heure, grâce à l’amélioration souhaitée par Cyprien Gaillard, le rythme originel étant d’une bataille toutes les heures, ce qui reposait de ne pas trop l’entendre.

L’œuvre de Monestier, dite sculpture d’automate, était en effet tombée en panne depuis nombre d’années : à vrai dire, c’est peu après son installation que ce monstre de 4 mètres de haut et gros d’une tonne s’est mis à dysfonctionner, malgré un baptême en fanfare sous les auspices du maire de l’époque, Jacques Chirac, un grand amateur d’art contemporain comme chacun sait. On peut déjà s’interroger sur le choix d’installer dans l’espace public une sculpture qui nécessite un entretien particulier, dû à sa fragilité essentielle, et à la complexité de son mécanisme (qui est répétons-le, l’exploit le plus net de cette œuvre).

Hélas les exploits et les héros sont fatigués, et le maître du temps… s’est arrêté de vaincre le temps. On n’avait pas pensé qu’il faudrait entretenir la bête et qu’il faudrait donc un budget pour cela : c’est curieux cette manie de bâtir ou de produire des bâtiments ou des œuvres sans anticiper les frais de leur fonctionnement. L’art libéral est parfois un peu léger quant à ses présupposés : il faut en mettre plein la vue (comme avec Jeff Koons et son bouquet de tulipes) mais personne ne veut vraiment payer pour ça, comme si l’œuvre pouvait se passer de soins, comme si elle était rapidement vouée à s’abîmer une fois construite, ce qui, au regard de son propos, s’avère bien cruel.

Du coup, Jacques Monestier a dû admettre la fin de partie assez vite, mais aigrement puisque le respect dû à l’œuvre n’avait pas été autre chose que minimal : sa restauration (problème qui n’aurait pas existé si l’œuvre avait été produite pour un intérieur  – ce qui eût l’avantage immense de ne pas la subir visuellement) allait coûter bonbon, mais si la COGEDIM veut bien investir dans la pierre, il ne faut jamais trop en demander à un promoteur sinon pour défigurer un site, comme l’a montré Louis Chevalier dans son mémorable Assassinat de Paris (1977), pamphlet dirigé contre le néo-gaullisme et son sabotage urbanistique tous azimuts, presque contemporain de l’horloge. Les gaullistes ont eu de la chance d’avoir Malraux comme grand homme ; ils en ont eu moins d’avoir Chirac comme bourgmestre, mais les problèmes esthétiques intéressant peu les Français, on a dû l’avoir en plus comme président.

Quoi qu’il en soit, cet arrêt forcé du temps devenait soudain intéressant, comme ce qui s’est voulu performant mais se dérègle aux yeux de tous. La poésie est parfois à ce prix.

Personne ne voulant débourser un liard, la sculpture s’est donc figée et avec le temps, comme disait le poète (je ne parle pas de Nerval, fantôme des rues voisines), la statue s’est couverte des habituelles injures et autres fientes de  pigeons qui ne détonnaient pas avec la couleur du matériau : j’ai toujours connu l’horloge arrêtée et lorsqu’il m’arrivait de traîner dans les Halles des années 80 alors que je travaillais à la BPI, je pouvais faire la comparaison entre une œuvre géniale, le centre Pompidou de Piano & Rogers, et cette pauvre installation genre 1 % qui ne suscitait alors dans le milieu de l’art et de l’architecture que des sarcasmes.

Mais enfin, cette sculpture atroce avait soudain un avantage énorme : elle ne fonctionnait plus, et au rebours de ce qu’elle signifiait, finissait par devenir sinon poétique, du moins ironique, mais d’une ironie involontaire, à l’inverse de toute une histoire de l’art contemporain récent abîmée dans le clin d’œil, le second degré et la connivence avec le spectateur. Au moins avec Monestier on n’était pas dans ce cadre de pensée : le « maître du temps » avec son affreuse formule allégorique, c’était du premier degré pur, de la médiocrité incarnée dans une forme péniblement réactionnaire qui caractérise toujours les artistes n’ayant à opposer à la modernité que leur savoir-faire.

Quoi qu’il en soit, cet arrêt forcé du temps devenait soudain intéressant, comme ce qui s’est voulu performant mais se dérègle aux yeux de tous. La poésie est parfois à ce prix. Le « hors-service » permet de considérer d’un autre œil des projets symboliquement et plastiquement si lourdingues qu’on finissait par être aise qu’une sculpture commandée par la COGEDIM et adoubée par Chirac se détraque de façon imprévue. Il y avait là comme une allégorie seconde – l’État culturel en panne et le marché indifférent à sa mort – qui anticipait sur une situation devenue emblématique des années à venir.

 Las ! C’était compter sans le jeune prodige Cyprien Gaillard qui allait corriger cette injustice et avec le secours de Lafayette proposer à la fondation du même nom la restauration de cette œuvrette. On a pu voir la chose ex situ dans le Marais tandis que l’emplacement originel de l’automate, resté soudain vide, dégageait une aura de l’absence beaucoup plus charismatique que l’œuvre elle-même : entre une production horrible et sa disparition, il est manifeste que la seconde est la plus belle, comme sont belles ces traces de poussière carrée qu’on découvre un fois qu’on a enlevé la croûte qui ornait le mur de la chambre nuptiale. La vraie œuvre qu’il fallait exposer (c’était plus fort et moins coûteux) était l’absence-présence du maître du temps reproduite, photographiée ou montrée par x ou y moyens destinés à en faire sentir le passage — mais je ne suis pas artiste, je m’intéresse à l’art.

Cyprien Gaillard, plus attiré par le monumental, a opté pour une toute autre opération : remonter et remontrer le vieil automate héroïque au sein de Lafayette Anticipations, son mécène. L’idée, il faut le concéder, était bonne, à condition de penser le geste d’une façon non purement décorative et réfléchir à la nature de l’œuvre initiale, ce qui ne semble pas être le cas de l’artiste, essentiellement préoccupé de faire revivre une œuvre mort-née. On peut donc s’interroger sur le bien-fondé de l’entreprise de réhabilitation de l’œuvre de Monestier par Gaillard : hommage sincère d’un sculpteur à un autre sculpteur ? – et dans ce cas il faut souligner l’effrayante absence de discernement esthétique de Gaillard. Hommage d’un jeune à un maître ? – et dans ce cas, quelle allégeance curieuse à un artiste de troisième zone, alors que redécouvrir un maître ancien injustement méconnu a parfois d’indiscutables vertus. Pur jeu d’un artiste jouant au commissaire ? Mais alors comment expliquer la pauvreté ostentatoire de la mise en scène présentée à Lafayette ? En effet, le maître du temps était exposé de façon terriblement emphatique, dans la salle principale de ce lieu difficile et vertical.

Les spectateurs devaient lever la tête comme devant un monument grandiose pour communier, l’énorme bric-à-brac néo-barbare révélant le pompiérisme de sa forme et de son contenu. Cette impression d’écrasement devant un mythe obsolète (le-triomphe-du-héros) en dit long et sur la conception de la sculpture proposée par Monestier et sur celle revisitée par le quadragénaire Gaillard. Si on pouvait apprécier l’automate aux étages et bénéficier d’une meilleure vue sur lui, c’était alors le coup de gong qui faisait office de moment dramatique particulièrement kitsch (« le temps est vaincu ! ») lorsque le héros apparaissait dans toute sa splendeur coruscante. Soit on était dominé par le maître, soit on était surplombant par rapport au simili théâtre de l’exécution du dragon. Il aurait été moins vain de pouvoir circuler autour de la statue à terre, comme la conception moderniste de cet art nous a appris à le faire, en l’appréhendant alors de façon plus égalitaire et non dans une position dominante que son esthétique accuse encore davantage.

Jamais Cyprien Gaillard ne questionne pas la statue qu’il a choisie de remettre en marche : or, on peut réclamer d’un tel geste (qui n’est pas illégitime en soi) qu’il fasse au moins l’objet d’une réflexion historique et plastique dont il est hélas exempt. Laisser l’œuvre telle quelle, par exemple, eût été nettement plus iconoclaste : apprécier l’usure du temps (puisque le thème initial de la statue est celui-là même que Monestier propose) et les dégâts occasionnés par l’abandon, les intempéries et les dégradations, aurait pu aboutir à une méditation plus riche pour le spectateur, a fortiori dans le cadre de l’esthétique romantique qui est celui de Gaillard, comme cela arrive lorsque l’on est confronté à la déshérence d’une statue dans un jardin public, par exemple. Mais non : pour Cyprien Gaillard, l’automate de Monestier est une œuvre suffisamment forte et digne de respect pour qu’on la remette en marche (à grand frais probablement) et ce pour la satisfaction d’un artisan trop heureux de se voir soudain réhabilité par l’art contemporain dont on ignorait qu’il fût un chaud partisan.

On pourra m’objecter que le geste de Gaillard n’a pas de rapport avec ce que je tente de montrer, à savoir l’incroyable dilettantisme intellectuel et historique qui est à l’œuvre dans ce projet. Il s’agirait alors « simplement » d’un hommage d’un sculpteur à un autre : mais, on l’a vu, l’œuvre initiale est trop faible pour qu’on se propose de la réhabiliter sans conséquence, aussi spectaculairement qui plus est. Une autre hypothèse, carrément cynique celle-là, mais qui n’est pas à exclure, est que Cyprien Gaillard ait délibérément choisi une œuvre qu’il juge ringarde pour briller à ses dépens, dans un geste très post-moderne (et du reste complétement dépassé au regard de ce qu’on attend d’un artiste aujourd’hui) consistant à revaloriser une œuvre de second rayon, soit par jeu, soit pour montrer au public la différence entre l’œuvre égarée dans son site premier et sa remise en lumière durant l’exposition dans un lieu autrement plus « in » que le sinistre quartier de l’horloge.

On espère tout de même que l’insolent n’a pas eu ce mauvais esprit, et l’on peut ici avancer une troisième hypothèse, celle de l’indifférence vis-à-vis de l’œuvre initiale et/ou de la méconnaissance complète du contexte, notamment urbanistique, qui entoure un tel projet.

De fait, Gaillard l’explicite ainsi : « J’ai toujours eu envie d’insuffler une vie nouvelle dans l’œuvre d’un autre », mission revivaliste assez touchante, qui explique également le succès de l’opération auprès des autorités de l’art conquises par ce pathos en laiton. Il y a une dimension éminemment roman tique dans le geste ici accompli ; je n’ai rien contre le romantisme mais l’ambiguïté de cette notion autorise presque toutes les divagations. Il existe un romantisme de gauche comme un romantisme de droite, et les acceptions esthétique et politique du terme, en outre, ne coïncident pas nécessairement ; mais ce qui est sûr, c’est que le romantisme de Gaillard, narcissique et ornemental, est ici aux antipodes de toute subversion, ce qui n’est pas toujours le cas de cet artiste par ailleurs doué, voire virtuose.

Certes, diront ses zélateurs, le geste d’exposition est tellement fort qu’aucune objection n’est possible devant l’évidence de la présence rejouée, la nécessité du recyclage ou la réanimation d’une œuvre antérieure, et nos réticences paraîtront trop sophistiquées pour qui veut jouir simplement d’une belle image ou d’une pure méditation sur le temps-qui-passe : de fait, lorsqu’on se rend Place de l’horloge pour retrouver la pièce, on est consterné par l’approbation des badauds qui n’ont qu’un « c’est joli » à la bouche. Bref, s’il s’agit juste d’une reprise néo-romantique d’une œuvre par une autre, le propos paraît trop mince.

En effet, créer n’est pas seulement faire de belles images : comme disait Serge Daney, le cinéma n’est pas du visuel et l’art n’est pas là pour satisfaire la rétine, comme un certain Marcel Duchamp l’avait aussi compris. La nostalgie dont je n’ai aucune envie de voir cultivée la veine n’autorise pas qu’une œuvre faiblarde soit magnifiée dans un écrin arty : ayant peu de goût et pour l’original et pour la copie et pour le second degré, je m’étonne que cette action post-opératoire n’ait suscité aucune critique, a fortiori après un siècle de réflexions conceptuelles sur un art qui ne l’est plus ici que de façon douteuse : le romantisme de cette résurrection passe avant le ressuscité, sans nécessité aucune puisque l’œuvre re-née n’avait pas besoin de renaître.

Aucune conception historique du temps et du temps de l’art n’apparaît dans cet éclectisme frelaté. Avec Gaillard en maître des horloges de la notoriété et du marché, le temps n’est plus réflexif, il est simplement cyclique, à l’antique.

Qu’importe dira-t-on, on a rendu hommage au temps, puisque tel est le propos palpitant du dialogue instauré par le jeune artiste avec le vieil artisan, celui-là magnifiant celui-ci dans une sorte d’œcuménisme béat. Mais alors de quel temps parle-t-on ? Celui de l’œuvre initiale ou celui de Cyprien Gaillard ? Le nôtre avec son inquiétude, ou celui strictement contemporain de la commande et du bon coup ? Faute de penser ce qui se joue à travers ce remontage chronologique, le romantisme de Gaillard apparaît comme un simple ersatz : la conception que Monestier se fait du temps et de l’art,  à travers son imagerie qu’il voudrait intemporelle et qui n’est que datée, est d’ordre mythique, mythologique même, avec son lot de figures héroïques, de dragons terrassés et de combats sortis de l’imaginaire d’un dessinateur de manga revisité par le Moyen-Âge et l’heroic fantasy, au cœur du vieux Paris refait par ses promoteurs post-modernes.

Aucune conception historique du temps et du temps de l’art n’apparaît dans cet éclectisme frelaté. Avec Gaillard en maître des horloges de la notoriété et du marché, le temps n’est plus réflexif, il est simplement cyclique, à l’antique (notez le décorum très néo-païen de l’automate, qui n’est pas exclusif d’un catholicisme larvé). Qu’une œuvre aussi faible (et tenue pour faible par le peu de commandes échues à Monestier) soit réexposée sans tenir compte de son contexte historique et géographique est affligeant – mais de cela Cyprien Gaillard n’a cure : ce n’est pas son propos, dira-t-on, et c’est lui faire un mauvais procès. Nous soutenons au contraire qu’un artiste doit se poser un minimum de questions lorsqu’il décide de faire revivre une œuvre du passé, fût-il récent, lorsqu’il décide de la restaurer (cela vaut aussi, à l’inverse, pour ceux qui déboulonnent les statues à tout va).

Cyprien Gaillard prétend travailler sur la notion de vandalisme : mais dans ce cas, pourquoi avoir redonné forme à une œuvre qui n’en valait pas le coup, et qui eût été bien plus touchante (plus romantique) laissée à vau-l’eau ? Et surtout, comment ne pas avoir réfléchi au scandaleux vandalisme que constitue ce quartier de l’horloge qui tire son nom de l’œuvre éponyme, comme si une œuvre était indépendante de son site ?

En l’occurrence, le fait que cette sculpture ait trouvé place dans le quartier le plus anti-historique de Paris, le quartier de l’horloge, qui n’est évidemment pas un vrai quartier mais un artefact conçu par la collusion des puissances financière et politique de l’époque (1979), est éloquent. Cyprien Gaillard l’ignore peut-être (sans quoi il est vraiment non le défenseur du temps mais son défonceur), mais le quartier de l’horloge, pure création des promoteurs de la COGEDIM, s’est édifié sur la destruction du quartier où se réunissaient les situationnistes dans les années 50 et 60. Guy Debord et les siens avaient élu le café Moineau (et créé la galerie du Double doute) comme quartier général à l’emplacement même de la misérable zone néo-urbaine qui nous occupe. Debord avait une conception du temps révolutionnaire ; Gaillard a une conception du temps restauratrice, s’il a même une conception du temps : mais n’accablons pas le héraut qui nous gratifie en outre du souvenir d’un ami disparu pour donner un autre sens à ce reboulonnage mémoriel.

Du pathos personnel autrement dit, qui s’édifie sur la négation du pathos collectif parisien, celui de la mémoire des lieux et des sites, chargé d’histoire, de révolte, d’art et de littérature en un temps où l’art était du côté du négatif, thème auquel le post-romantique Cyprien Gaillard est complétement aveugle, ainsi que son mécène soucieux de réhabiliter un artiste révisionniste au sein d’un îlot entièrement artificiel.

Notons au passage que ce quartier autrefois populaire (Debord fauché jeune) est devenu sous l’impulsion des promoteurs et des politiques qui les soutiennent, une enclave pour riches à 10 000 euros le mètre, le charme en moins, ce qui est comique quand on connaît le consensus sur la qualité architecturale et urbanistique de ce secteur où tout est moche : le bâti cheap, l’agencement des lieux (la voie piétonne en pente !), et l’occupation marchande avec mister bricolage en mastodonte. Non, pour tout parisien authentique, ce quartier aura été dans les années 80 celui des photocopies à bon marché où venaient les intellectuels précaires dont j’étais alors ; je me souviens d’un vieux juif qui tenait une de ces officines de photocopies avec un regard triste à faire mourir douze chiens, avouant à celui qu’il appelait tendrement « l’écrivain » que « la photocopie c’est fini, il n’y a plus d’avenir. »

Compenser la médiocrité du site de l’horloge, réalisé par un apparatchik nommé Jean-Paul Bernard, par une œuvre d’art consensuelle, tel était le but inavoué du projet : on reconnaît la brillante politique culturelle de gouvernants pour lesquels l’art n’est qu’une espèce de pansement sur une ville défigurée pendant la terrible période 80-2000. On bétonne puis on enjolive avec des œuvres « grand public » censées faire oublier le massacre. Monestier fut ce représentant pas du tout flamboyant de l’art chiraquien, Gaillard est le plénipotentiaire branché de sa version néo-romantique déjà dépassée par les événements. Tous deux pensent jouer avec le temps, l’un le tuer, l’autre l’honorer, mais tous deux sont rattrapés par le temps historique et politique qui travaille l’art de part en part. Le néo-romantisme de Gaillard a trouvé dans la sculpture de Monestier son antécédent plastique, les deux faisant fi du tissu parisien défait par les bétonneuses du capital. Effectivement, Cyprien Gaillard « travaille sur » le vandalisme…

On s’amuse enfin de penser que ce faux quartier créé de toutes pièces s’est depuis son érection trouvé au centre de polémiques sordides qui ont eu naguère une répercussion sur la panne de l’automate. Projet factice au cœur de Paris, enclave semi-privée, le quartier de l’horloge est le symptôme d’une politique urbaine absurde. Ainsi le consortium qui gère le quartier a-t-il toutes les peines du monde à faire payer les charges d’entretien de voirie au propriétaire principal mister bricolage – ce qui explique, outre la dégradation des lieux, la paupérisation des commerces minables et, par effet-domino, la mise à l’arrêt du maître du temps. Mister bricolage, ou l’autre nom de cette opération fumeuse de restauration tardive d’une vieille horloge par son nouvel horloger, qui cache bien mal ses mystères : le maître du temps artistique, c’est le libéralisme économique et ses vassaux prêts à tout pour ratifier l’enlaidissement de Paris et la vacuité de l’artisanat d’art le plus kitsch.

On n’a pas besoin que des artistes, fussent-ils talentueux par moments, s’en fassent les promoteurs, mais on peut toujours rêver d’un temps où l’art n’était soumis ni au marché ni au toc ni à l’absence de mémoire.

C’est le 6 février dernier qu’a eu lieu le grand remplacement de la statue de Monestier dans le quartier conçu par Bernard sous les yeux de Gaillard et la bénédiction d’huiles qui n’aiment rien tant qu’un art inoffensif et pompeux. C’est une date bien choisie pour ces restaurateurs de l’ordre.


Thomas Clerc

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