Politique

Quand les assemblées deviennent formes

Critique

Pourquoi affirmer aujourd’hui un art de l’assemblée ? Les mutations contemporaines mettent en crise les formes d’assemblée traditionnelles et incitent à la recherche de nouvelles manières de vivre ensemble. Urgence climatique, crise de la démocratie et transition numérique : autant d’enjeux qui ouvrent à la nécessité et au désir d’inventer de nouvelles formes d’assemblée.

Depuis plusieurs années, le designer Olivier Vadrot visite les sites antiques de la Méditerranée pour en étudier les divers amphithéâtres : à Syracuse, Lecce ou Paestum, à Olympie, Knossos et bien sûr Athènes, à Arles ou Fréjus, à Larache au Maroc (autrefois Lixus), à Uthina en Tunisie, en Jordanie, en Espagne, à Chypre, en Turquie, en Crète, en Israël…

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Olivier Vadrot fait des relevés systématiques de la taille des gradins et observe très scrupuleusement la forme des théâtres, odéons et autres bouleutérions, cette assemblée restreinte des citoyens en charge des affaires courantes de la cité.

En retour, cette passion antique lui inspire des formes variées et extrêmement contemporaines d’assemblées : un auditorium mobile et livrable en quelques heures, un Circo Minimo plus intime où l’on peut se tenir en cercle à six-huit personnes, ou encore sa Pnyxette, petite estrade belvédère récemment installée à Annonnay : « On raconte que la démocratie serait née à Athènes sur la colline de la Pnyx, commente Olivier Vadrot, avec un espace assez peu monumental, simple esplanade de pierre avec une tribune pour les harangues, taillée dans la roche. Lors des assemblées, les citoyens amenaient un coussin pour s’asseoir à même le sol. On y accédait par un escalier très étroit, en file indienne, ce qui permettait de compter le nombre de participants ».

Ainsi Olivier Vadrot fait-il partie de ces « faiseurs d’assemblées », cette forme d’art aujourd’hui en pleine émergence dans les champs ouverts de l’architecture, du design, de l’art contemporain et encore du théâtre quand on songe à l’île de Crash Park de Philippe Quesne exposée à la Biennale de Lyon puis au Centre Pompidou en 2019, ou encore à la création en 2016 de Ça ira (1) Fin de Louis du metteur en scène Joël Pommerat, spectacle inspiré par la Révolution française et dans lequel les acteurs se mêlent aux spectateurs pour former une assemblée révolutionnaire.

D’autres exemples encore : tandis que l’artiste Jonas Staal multiplie les formes de parlements et théorise sa pratique sous le terme d’« Assemblism », sur un volet plus queer le philosophe Paul B. Preciado a conçu entre 2016 et 2019 le « Parlement des corps », programme public ouvert à toutes les diversités et toutes les formes de subjectivation, qu’il a fait itinérer à Athènes, Kassel ou encore à Bergen, en Norvège où s’organise tous les trois ans l’événement « Bergen Assembly », véritablement à la pointe du sujet.

En 2021 le collectif d’architectes Berlinois Raumlabor reçoit le Lion d’Or à la Biennale de Venise récompensant 20 ans de réflexions et de displays scénographiques réinventant les façons d’être ensemble. En juin prochain à Londres, l’architecte Franco-libanaise Lina Ghotmeh inaugurera le nouveau pavillon d’été de la Serpentine Gallery, intitulé « À table » : de forme circulaire, sous un toit assez bas et plissé à la façon d’une feuille de palmier, sa structure en bois s’inspire des togunas, ces lieux d’assemblée traditionnellement utilisés au Mali. Tandis que l’intérieur du pavillon présentera une longue table circulaire, entre grande tablée culinaire et table des négociations, « nous invitant à nous réunir, à nous asseoir, à réfléchir, à partager un repas, à célébrer les échanges qui permettent à de nouvelles relations de se former ».

Pourquoi affirmer aujourd’hui un art de l’assemblée ? Notre monde actuel connaît des mutations qui mettent en crise les formes d’assemblée traditionnelles et incitent à la recherche de nouvelles manières de vivre ensemble. Urgence climatique, crise de la démocratie et transition numérique : autant d’enjeux qui nous ouvrent à la nécessité et au désir d’inventer de nouvelles formes d’assemblée.

À l’évidence, le contexte politique ambiant et la situation de crise de nos démocraties suffisent à pointer les raisons de cet intérêt renouvelé, dans le champ de la création la plus contemporaine, pour les concepts et les formes du rassemblement. Sur la place Tahir du Caire pendant les Printemps arabes, à New York avec Occupy Wall Street, en France sur les ronds-points des Gilets Jaunes ou avec Nuit Debout (sans compter les casserolades anti-Macron ou les marches furtives dans Paris contre l’usage abusé du 49.3), ou encore sous les parapluies des manifestants de Hong Kong, les mouvements sociaux de ces dernières années ont été animés par le désir de formes alternatives de rassemblement.

« Comment vivre ensemble ? » cette question posée par Roland Barthes en 1976 se pose peut-être avec encore plus d’acuité dans notre société où le vivre-ensemble semble attaqué de toutes parts

Face à l’usure des structures institutionnelles, ces initiatives proposent de « tester » d’autres modalités démocratiques, d’autres modes de pourparlers et de prises de décision. Il en va au fond de l’efficacité de ces dispositifs autres, de l’action exercée par la cohésion agissante de ces corps assemblés, de ces êtres concertés : c’est toute la question de la « performativité » que la philosophe Judith Butler élargit aux manifestations publiques dans son essai justement intitulé Rassemblement (Fayard, 2016). C’est d’ailleurs pourquoi, dans le champ de l’art, certaines initiatives ne se contentent pas de proposer une forme d’assemblée, mais incluent aussi un programme de paroles, de rencontres, d’ateliers et autres activités. À l’image par exemple du « Procès de la fiction » intenté et imaginé par le collectif curatorial « Le Peuple qui manque » lors de la Nuit Blanche à Paris en 2017 : il s’agissait alors, par un habile retournement, de réinvestir un parlement municipal traditionnel (la salle du Conseil de la Ville de Paris) pour y proposer un débat décalé opposant les partisans de l’imagination aux dénonciateurs d’un monde trop fake à force de fictions.

« Comment vivre ensemble ? » Cette question posée par Roland Barthes dans son cours au Collège de France en 1976 n’a donc rien perdu de son actualité, et elle se pose peut-être avec encore plus d’acuité dans une société où le vivre-ensemble semble attaqué de toutes parts, d’abord dans les formes brutales de la guerre ou du terrorisme, mais aussi dans les dérives d’un système ultra-libéral qui intensifie les fractions du corps social. Au regard de ces divisions, l’assemblée trouve ici une autre nécessité impérieuse. À quoi s’ajoute, avec la prolifération des écrans, la question de la virtualisation de nos présences physiques. L’horizon du Métavers, où tout un chacun pourra mener sa vie quotidienne via un avatar numérique, où l’on pourra enchaîner des réunions virtuelles (de copropriétaires, de conseil de classe, etc.) pose avec encore plus d’intensité la nécessité d’inventer de futures assemblées, de prendre en charge la question de leur technologie, afin que l’existence virtuelle puisse se combiner sans l’annuler, sans la dématérialiser avec la présence réelle des corps.

À cette question du vivre-ensemble, l’événement « Platform for New Assemblies » qui se déroule ces jours-ci au Centre Pompidou entend prendre encore une autre direction : invité à co-concevoir ce programme public autour des assemblées avec des architectes et des artistes, le philosophe Emmanuele Coccia a suggéré de s’intéresser d’abord à l’espace domestique, entendu ici comme une sorte de cellule première de nos vies assemblées. Plutôt que de se tourner d’emblée vers des assemblées plus politiques et publiques comme les parlements ou les assemblées nationales, il nous incite à explorer les lieux intimes de la chambre, de la cuisine, de la maison : « Nul besoin de sortir de chez nous ni de quitter nos lits pour commencer à assembler des choses et des personnes, à composer des mondes pour les rendre habitables, écrit-il en préambule à “Platform for New Assemblies”. Dans la chambre ou en cuisine, nous assemblons constamment des êtres humains et des animaux, des saveurs, des événements, des objets, pour non seulement survivre, mais aussi pour vivre mieux. Les espaces domestiques sont les premières, les plus originales et les plus puissantes formes d’assemblée que nous constituons et qui nous constituent ».

Enfin, il convient d’inscrire l’émergence de ce phénomène culturel en lien avec la crise climatique et de lui donner une dimension à proprement parler d’écologie politique. On se souvient des propositions de réformes constitutionnelles du philosophe Bruno Latour pour « doubler » le parlement des élus territoriaux par une autre chambre où pourraient siéger non seulement les humains, mais également les représentants des éléments naturels : les dauphins, les forêts, les rivières et les mers, voire le pétrole et les énergies fossiles (dont les extracteurs feraient mieux de siéger aux côtés d’autres entités du monde vivant, plutôt que de faire du lobby dans les coulisses du pouvoir).

On mesure aisément ici l’influence profonde exercée sur toutes cette génération d’ « assembleurs »par la philosophie d’Isabelle Stengers et Bruno Latour qui en appelaient à un nouveau « cosmopolitisme » incluant tous les vivants dans de nouvelles sphères publiques. Bien des formes d’assemblées proposées ces dernières années par des artistes, des curateurs ou des architectes font écho à cette idée : quand je repense à l’étrange pavillon que les artistes allemands Carsten Höller et Rosemarie Trockel avaient construit en 1997 à la « Dokumenta » de Kassel, dans lequel cohabitaient tout ensemble des hommes, des rats et des pigeons, je me dis qu’il y avait là, déjà, une première forme cosmopolitique d’assemblée. Mais je pourrai également songer à la « Kitchen for Interspecies » (cuisine pour interespèces) récemment proposée par l’architecte espagnol Andrés Jaque, au « Théâtre des négociations » mis en action par Philippe Quesne et Frédérique Aït-Touati aux Amandiers de Nanterre avec Bruno Latour, ou encore à la « World Academy » de l’artiste Jonas Staal. Autant de propositions qui font résonner une fameuse phrase prononcée à la fin de sa vie par Bruno Latour : «  le monde n’a pas encore de Parlement ».

NDLR : « Platform for New Assemblies » se tient au Centre Pompidou du jeudi 11 mai au dimanche 14 mai de 11h à 21h. Entrée libre. En français et en anglais avec traduction simultanée. Avec le philosophe Emmanuele Coccia, les architectes Andres Jaque, Cave Bureau, Lina Ghotmeh, Philippe Rahm, Tatiana Bilbao, Beatriz Colomina, Aric Chen, les musiciens Lou Doillon et Superpoze,le  Collectif Somme sensible, l’artiste Jeanne Vicerial,le chef cuisinier  Julien Dumas, les curateurs Beatriz Colomina, Aric Chen, Prem Krishnamurty, Joy Mboya, Beatrice Galilee, le cinéaste Todd Haynes en conversation avec Philippe Mangeot…


Jean-Max Colard

Critique, Responsable du service de la parole au Centre Pompidou, commissaire d’exposition et spécialiste de littérature française contemporaine

Mots-clés

Démocratie