Afrique et restitutions : l’heure d’une justice ventriloque a-t-elle sonnée ?
Désormais un classique dans l’analyse de l’Afrique contemporaine, De la Postcolonie[1], ouvrage publié en l’an 2000 par l’historien camerounais Achille Mbembe, peut faire l’objet de plusieurs lectures. L’une d’elle fait de la postcocolonie une nouvelle forme de société africaine caractérisée par un cosmopolitisme tant culturel que pratique et comportemental dans tous les domaines après le moment colonial. C’est un ouvrage qui, si nous reprenons les mots propres de son auteur, est « une interrogation existentielle et historique sur ce que nous faisons de nous-mêmes une fois que le colon est parti[2]. »
Cependant, s’agissant de la colonisation, Frederick Cooper et Ann Laura Stoler mettent en avant une coproduction des colonies assurée à la fois par le colonisateur et le colonisé. D’après eux, « plutôt que de raconter les colonisations d’un seul point de vue, celui de la métropole ou celui de la colonie devenue indépendante », il faut « les englober dans une histoire des empires qui permet d’étudier ensemble, dans leurs interactions réciproques, les dominants et les dominés. Les colonies n’étaient pas des espaces vierges qu’il suffisait de modeler à l’image de l’Europe […] L’empire n’a jamais été omniprésent ou monolithique. Les frontières entre blancs et colonisés sont perméables et changeantes. Parfois les colonisés sont classés dans des catégories où certains comportements les feront accuser de viol. Parfois l’empire ouvre la possibilité aux mariages entre colons et colonisés[3]. »
Il en découle, d’une part, que l’éthos précolonial africain, malgré la répression, s’est retrouvé actif au sein de l’État-colonial et, d’autre part, que les rapports de nature coloniale se rencontrent encore dans plusieurs postcolonies comme par exemple le rôle toujours prégnant des anciennes puissances coloniales dans les politiques internes de leurs anciennes colonies. Les postcolonies ne sont donc pas les seules nouvelles formes de sociétés apparues chez les dominés du monde impérial après la colonisation. Il faut aussi évoquer les postmétropoles qui en sont complémentaires comme sociétés singulières nées après la colonisation chez les dominants du moment impérial.
Dès lors, la postcolonie ne peut être comprise de façon robuste et satisfaisante sans l’analyse de la postmétropole qui, elle-même, ne peut l’être parfaitement sans l’analyse de la postcolonie. Telle est l’hypothèse de ce texte dont la thèse, en prenant la Belgique et la France comme types idéaux historiques, soutient que les trois évènements que sont la restitution des œuvres d’art aux pays africains, la remise des restes de Patrice Emery Lumumba à la RDC et la mise en place d’une commission-mémoire par Emmanuel Macron sur la guerre d’indépendance du Cameroun, caractérisent l’âge d’une justice ventriloque à travers laquelle se reproduisent des réflexes et des classifications coloniaux où postcocolonies et postmétropoles continuent de se co-construire tout en montrant la forte inertie de longue période de la domination coloniale dans leurs nouveaux rapports au XXIe siècle.
Colonisation et décolonisation : un marché de dupe
Comprendre la ventriloquie judicaire entre postcolonies africaines et postmétropoles européennes au XXIe siècle exige que nous explicitions ce que nous entendons par marché de dupe dans l’entreprise coloniale étant donné que c’est de lui que découle la justice ventriloque. Fondamentalement un marché désigne toute confrontation entre une offre et une demande avec fixation des prix et des quantités. Il devient un marché de dupe lorsqu’une des parties est complètement désavantagée, flouée ou trompée en permanence non parce que celle-ci manque de jugeote mais parce que le marché est un faux marché en ce sens qu’il privilégie moins la liberté de l’offreur et du demandeur que des conditions profitables à l’acteur le plus puissant à la fois offreur, demandeur puis instituant des conditions du marché. Le cas emblématique du marché de dupe est la conférence de Berlin de 1884-85 où les puissances coloniales furent à la fois offreuses et demandeuses de territoires africains tout en étant les instances à travers lesquelles s’entérina l’inexistence de l’Afrique comme protagoniste d’une conférence qui traitait pourtant de son partage.
Ces acteurs dominants, puissances colonisatrices en leur temps et postmétropoles de nos jours, donnent une illusion d’autonomie aux postcolonies africaines alors que celles-ci ne comptent que pour la forme et ne servent très souvent que de monnaies d’échange et de marionnettes dans des transactions où l’égalité théorique des droits entre États ne fait pas le poids comparativement à l’inégalité de fait et une intégration subalterne à la communauté internationale.
Une telle réalité n’a rien de nouveau car dans l’Histoire ce fut en effet très souvent le refus des colonisés d’être continuellement pris pour des moins que rien qui entraîna des conflits sanglants : en 1945 à Sétif dans l’est de l’Algérie, à Madagascar en 1947, au Cameroun en 1955 et au Congo en 1960. Le marché de dupe est donc une récurrence tant dans l’histoire globale de la colonisation et de la décolonisation de l’Afrique que dans les histoires singulières entre la France et ses anciennes colonies. Il en est de même de l’histoire entre la Belgique et la RDC actuelle. Ce marché de dupe n’a pas qu’une forme purement politique mais aussi éthique, civilisationnelle et économique toutes contenues dans ses dimensions structurelles, conjoncturelles et événementielles.
La dimension structurelle du marché de dupe
Saisir les espaces-temps et les acteurs historiques dont la résonance continue dans les relations actuelles entre postcolonies africaines et postmétropoles européennes, exige d’esquisser une totalité historique qui, au sens d’une infrastructure de domination[4], continue d’agir en arrière-fond pour travailler ces deux entités et leurs interactions. C’est dans cette infrastructure asymétrique par nature dans tous les domaines à cause du rapport colonial que se trouvent les ferments de la reproduction atavique des dominations coloniales sous formes d’un sentier de dépendance pour le présent. Une brève histoire de la France et de la Belgique par rapport à leurs colonies africaines permet de le mettre en évidence. Asymétries factuelles de pouvoir, supériorité civilisationnelle auto-validée, droit naturel et puritain de dominer auto-attribué sont les caractéristiques fondamentales du marché de dupe au service de la pénétration, de l’installation, de la domination et l’exploitation comme stratégie de colonisation.
Ce sont ces caractéristiques qui font/firent que certains acteurs jouent/jouèrent tous les rôles dans le marché colonial/postcolonial : à la fois offreurs, demandeurs et régulateurs du marché. C’est, dans le cas de la France et son empire colonial africain, la Troisième République (1870-1940) qui assura la constitution de l’empire en étant la machine de guerre politique productrice de l’idéologie qu’est « la mission civilisatrice » permettant de mettre en interaction deux entités politiques que tout sépare à savoir, d’un côté, une République et, de l’autre, des colonies[5]. Était ainsi né l’oxymore « République coloniale » car la Troisième République en fut en véhiculant à la fois des idées universelles des Lumières et anti-Lumières car particularistes en Afrique où elle opérationnalisa des politiques d’aliénation, d’exploitation, d’assujettissement et d’asservissement.
Cette infrastructure des rapports historiques asymétriques Afrique/France a été continuée par la IVe et la Ve Républiques qui assurèrent à la fois la pérennité de l’empire, sa « mise en valeur » et menèrent, à partir de 1946 en Indochine, des guerres aux colonisés désireux de disposer d’eux-mêmes.
Côté belge, le territoire appelé aujourd’hui RDC servit d’espace pionnier tant à la transformation de l’Afrique en un espace marchand qu’à la prédation du capitalisme européen sur ses ressources naturelles, ses corps et ses civilisations. Aucune surprise à cela car le marché et le capitalisme ont toujours été des maillons fondamentaux du procès colonial. Mais le caractère particulier de la RDC est que le modèle précurseur du commerce triangulaire (XVe – XIXe siècle) se fit dès le XIVe siècle dans les échanges et ventes d’esclaves, d’or et de cannes à sucre entre les Portugais, la côte de l’Or (Ghana actuel), Sao Tomé et Principe (économie des plantations) puis le Royaume Kongo (pépinières d’esclaves)[6]. Cet épisode sera suivi par le projet léopoldien dont la tête de pont fut Stanley dès 1878 avec l’installation de comptoirs commerciaux au profit du souverain belge. Ces comptoirs commerciaux vont peser lourds comme preuves d’occupation territoriale pendant la conférence de Berlin de 1884-85 où se crée l’État indépendant du Congo.
Il s’agit là de la quintessence historique (structurelle) d’un marché de dupe car le roi Léopold II offrit le libre-commerce au sein du bassin du Congo et ses embouchures comme monnaie d’échange aux autres puissances coloniales et reçut l’État indépendant du Congo en retour comme sa propriété privée : un individu s’accapara ainsi d’un territoire 80 fois plus grand que son propre royaume suite à une négociation où les grandes puissances jouèrent à la fois le rôle d’offreurs et demandeurs du territoire congolais sans la présence des premiers concernés, c’est-à-dire des Congolais. Ces deux exemples tirés de l’empire colonial français et belge soulignent la dimension structurelle du marché de dupe au sens d’infrastructure structurante des rapports actuels entre postcolonies africaines et postmétropoles européennes.
La dimension conjoncturelle du marché de dupe
La dimension conjoncturelle du marché de dupe fait référence à toutes ces conjonctures impériales qui, sans modifier l’infrastructure historique de la domination des métropoles sur les colonies, vont constituer des boursouflures, des spasmes et des moments particuliers plus ou moins longs dans la continuité du procès colonial. Dans le cas de l’empire colonial français, un aspect conjoncturel à mettre en avant est le rôle joué par la IVe et la Ve Républiques dans la décolonisation de l’Afrique dans la période 1945-1960. Période où c’est la métropole qui joua tous les rôles en décidant des modalités de décolonisation acceptables et de celles inacceptables, des acteurs légitimes et illégitimes pour parler au nom de l’Afrique et de qui devait vivre ou mourir parmi les leaders africains contre la présence française.
La France mit ainsi en avant l’idée d’un fédéralisme impérial avec la France comme pivot central et ses colonies africaines comme États fédérés au sein d’un aggiornamento de l’empire colonial français faisant des Africains des Français avec les mêmes droits et devoirs que les Français métropolitains. Des leaders africains comme Félix Houphouët Boigny et Léopold Sédar Senghor furent favorables à une telle évolution et devinrent députés français dans une France attachée à préserver l’empire[7].
Dans cette conjoncture de décolonisation, Patrice Lumumba et Félix Roland Moumié du Cameroun, panafricanistes et partisans des indépendances réelles et de l’État-nation africain, furent marginalisés et éliminés tant politiquement que physiquement respectivement par la Belgique et la France. C’est suite à un désaccord intra-français sur le fédéralisme impérial que la stratégie de l’État-nation fut validée par la France comme voie vers l’indépendance de plusieurs de ses colonies africaines. Le désaccord intra-français se fondait, non seulement sur la peur que la puissance démographique africaine ne rende les Français de souches numériquement minoritaires au sein de la République, mais aussi sur les coûts économiques liés à l’extension de l’État-providence français aux populations impériales devenues toutes des Français[8].
Au Congo belge, la période 1958-1959 est marquée par des velléités indépendantistes de plus en plus empreintes de violence. Elles ont le vent en poupe, non seulement grâce à l’action ancienne mais sans cesse renouvelée d’une très dynamique spiritualité congolaise de libération du joug colonial (Francisco Kassola, Dona Béatrice, Simon Kimbangu, Simon Mpadi[9]…), mais aussi via l’action politique et militante d’un grand nombre d’organisations politiques en verve (Abako, Conakat, MNC, PSA[10]…). D’où les émeutes populaires de Léopoldville en début janvier 1959 où bagarres, meurtres, incendies et pillages laissèrent sur le carreau une cinquantaine de morts[11]. Malgré la répression violente des forces de l’ordre belges et l’emprisonnement d’un grand nombre de leaders politiques dont Patrice Lumumba, une solution de sortie du cycle de violence vit le jour à travers l’organisation d’une table ronde politique à Bruxelles du 20 janvier au 20 février 1960.
C’est où se programma l’indépendance du Congo le 30 juin 1960. De là provient la naissance de la dimension conjoncturelle du marché de dupe entre la Belgique et la RDC. Liée à la conjoncture politique des indépendances africaines, la duperie du marché politique entre la Belgique et le Congo tient au fait que la Belgique prétendit donner aux Congolais « toutes les clés » de leur indépendance alors qu’en sous-mains, elle bâcla volontairement le processus d’indépendance en se débarrassant plus d’un pays divisé et manquant cruellement de cadres qu’en y favorisant une indépendance viable et fiable.
Prévoyant des difficultés inévitables d’un Congo sans cadres, sans ressources, avec un pouvoir bicéphale (Lumumba versus Tsombé), deux conceptions de l’État (fédéral versus unitaire) et des Belges encore à tous les postes clés, le but de la Belgique était de partir du Congo sans vraiment partir en prenant d’une main ce qu’elle disait accorder de l’autre. La Belgique n’accorda donc que théoriquement l’indépendance au Congo car au moment de l’indépendance toute l’économie congolaise était encore entre ses mains et celles des anciennes sociétés coloniales dirigées par elle. Elle encouragea par ailleurs la sécession du Katanga.
L’offreur d’indépendance (la Belgique) plus puissant que le demandeur d’indépendance (le Congo) contrôla le marché politique de l’indépendance du Congo pour en faire un jeu à somme négative pour le pays demandeur. La Belgique put donc à la fois calibrer son offre d’indépendance (le degré de liberté qu’elle était prête à accorder aux Congolais pour ne pas perdre ses intérêts) et la demande d’indépendance en suscitant des dynamiques contraires à celle-ci dans la société politique congolaise (soutien aux mouvements séparatistes katangais et aux leaders politiques moins critiques envers elle).
La dimension événementielle du marché de dupe
Dans les conjonctures sus évoquées il y a des évènements saillants qui ravissent souvent la vedette aux conjonctures et aux infrastructures de la domination parce qu’ils font beaucoup de « bruit et d’éclats politiques » mais ne s’en libèrent jamais complètement dans la mesure où ils sont toujours structurées par des asymétries factuelles de pouvoir, une supériorité civilisationnelle auto-validée, un droit naturel et puritain de dominer auto-attribué aux métropoles et aux postmétropoles par elles-mêmes et pour elles-mêmes pour asservir et conduire le monde.
La période 1945-1960 est marquée par de tels évènements. Ils ponctuent le processus de décolonisation dans l’empire africain de la France. Une fois le panafricanisme et les indépendances immédiates récusés, les territoires français d’outre-mer (Afrique Occidentale Française, Afrique Équatoriale Française, Madagascar) eurent droit à un programme discrétionnaire de décolonisation dont les trois étapes événementielles furent l’Union française en 1946, la Loi-cadre ou Loi Defferre en 1956 et la Communauté française en 1958.
Concernant l’Union française, l’appartenance à l’un des ensembles de l’outre-mer permettait d’être Français grâce à la loi Lamine Gueye (du 7 mai 1946) donnant droit aux votes des députés. Même si l’assemblée de la Communauté française n’avait qu’un rôle consultatif sur l’outre-mer, l’avis décisif restant l’exclusivité de la métropole. La loi-cadre Gaston Defferre fut quant à elle un régime d’autonomie interne via des gouverneurs locaux élus chargés des affaires indigènes mais chapeautés par un haut fonctionnaire nommé par la métropole. La Communauté française de 1958 dota des territoires d’outre-mer d’une autonomie plus étendue mais la politique extérieure restait du ressort de la France[12]. Le refus de cette stratégie graduelle par la Guinée Conakry lui valut des représailles comme l’attaque du Franc Guinéen par la fausse monnaie introduite par les services secrets français[13].
Du côté de la Belgique, l’évènement à ce stade c’est la table ronde économique dont l’examen met en évidence ce qu’on peut appeler un paradigme de la négociation avec son double, du pilleur payé, du pillé endetté et de la décolonisation appauvrissante. Il va sans dire que c’est l’État indépendant du Congo (donc le roi Léopold II) puis le Royaume de Belgique qui furent maîtres absolus dans tous les domaines au Congo de 1885 à la période des indépendances africaines : Bruxelles assure l’administration de sa colonie et veille à son autonomie économique (car la colonie devait se financer elle-même) et délègue aussi des missions comme l’enseignement, la médecine ou les travaux d’infrastructures à des entités locales d’origine belge ou européenne, notamment des entreprises, des banques et des missionnaires[14].
Ce monopole absolu de la Belgique sur le Congo s’explique encore plus par le fait que le paternalisme de la colonisation belge n’a jamais consisté à faire des Congolais des hommes compétents pour gérer leur pays mais juste des sous-fifres excellents en tâches subalternes d’exécutions. La preuve en est qu’il faut attendre 1954 pour la création de l’Université Lovanium à Léopoldville, 1956 pour celle d’Elisabethville et pour avoir un premier diplômé congolais. On dénombre uniquement une vingtaine de licenciés à la veille de l’indépendance[15]. Il y a donc une telle asymétrie de pouvoir structurel, de pouvoir d’ajustement, des compétences, des statuts (État indépendant face à une colonie) et de main mise sur les affaires du Congo entre Congolais et Belges qu’il est à peine exagéré d’affirmer que la Belgique dialogue/discute/négocie avec elle-même (son double congolais) au sein de la table ronde économique au sens d’événements articulant le processus d’indépendance.
Le terme « négociation » perd de ce fait toute sa consistance significative au sens de construction commune de solutions à l’issue de discussions entre deux parties qui se respectent et ont des forces d’actions presqu’équivalentes. Il devient un monologue entre la puissance coloniale et elle-même. C’est ici le premier aspect de cette dimension événementielle du marché de dupe entre la Belgique et la RDC : autant à Berlin les anciennes puissances coloniales négocièrent avec elles-mêmes de l’Afrique, autant la Belgique négocia et discuta avec la Belgique de l’économie congolaise à la table ronde économique.
En outre, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est « le pilleur », la Belgique coloniale, qui va être payée par l’indépendance : c’est le modèle du pilleur payé et/ou de la prime au pillage. Cela se traduisit par le fait que de nombreuses entreprises coloniales jusque-là gérées par la Belgique et ses représentants au détriment des Congolais vont, par un jeu de passe-passe bien orchestré, et cela trois jours seulement avant l’indépendance, revenir à la même Belgique alors qu’elles auraient dû revenir au nouvel État indépendant.
Ce ne sont donc pas les Congolais qui gagnèrent une prime à l’indépendance sous forme de compensation économique et de rétrocession de leurs richesses, mais la Belgique, via le transfert dans son escarcelle d’un portefeuille de près de 40 milliards de francs belges, soit plus de trois fois le budget annuel congolais[16]. ». Dès lors, la table ronde économique censée négocier économiquement l’indépendance du Congo avec une valeur ajoutée économique pour ce pays s’est traduite par un renforcement de sa dépendance économique et un appauvrissement supplémentaire. C’est ce deuxième aspect de la dimension conjoncturelle du marché de dupe qui engendre le troisième, c’est-à-dire le pillé-endetté ou l’effet malus de l’indépendance.
L’indépendance de la RDC ne devint pas, dans ces conditions, un moment de soulagement de la contrainte belge sur son économie et encore moins un moment de baisse du rationnement de sa liberté économique ou de disparition des asymétries de décision entre son bien-être et celui de la métropole. Ce fut plutôt un moment de renforcement de sa dette à telle enseigne que, comme de nombreux jeunes États africains, la RDC accéda à l’indépendance avec déjà le fardeau de la dette sur ses « frêles épaules ». Ne revenait-il pas à la Belgique qui avait géré sans partage les richesses congolaises jusqu’ici d’être l’unique comptable de cette dette ? Le comportement de resquilleur (passager clandestin) de la puissance coloniale se manifesta par le fait que la fuite des capitaux du Congo Belge vers la Belgique et l’Europe s’accéléra[17]. » autant que la dette du Congo Belge au fur et à mesure que le Congo Belge avançait vers l’indépendance du Congo[18]. ».
L’indépendance appauvrissante se comprend ainsi encore mieux car l’indépendance du Congo se présenta comme une insécurité pour l’économie de la puissance coloniale (d’où la fuite des capitaux et la hausse de la dette) et la continuité du Congo comme colonie belge une assurance tout risque de ladite économie (d’où le sabotage de l’indépendance). C’est cette asymétrie d’objectifs et de bien-être économique qui fonde tant la dynamique d’une indépendance appauvrissante que l’endettement d’un pays à peine indépendant alors que la puissance colonisatrice s’approprie les entreprises coloniales et les indemnités payées aux colons sur un patrimoine que les Congolais avaient financé par leur sang et leur sueur (autofinancement de la colonie). Il apparait que pour l’Afrique en général et pour la RDC en particulier, l’indépendance ne put qu’être appauvrissante lorsque la liberté réelle de la colonie/ancienne colonie est synonyme d’insécurité économique pour la métropole/postmétropole.
La « métrocolonie » postcoloniale ou l’invention de la ventriloquie judiciaire
Un chantier pour une justice postcoloniale ?
Autant il y eut des rapports de co-construction entre métropoles et colonies, autant il y en a entre postcolonies africaines et postémtropoles européennes. Cela indique qu’il a toujours existé en colonies quelque chose qui, tout en étant moins qu’un syncrétisme, ressemblait à un mélange déséquilibré entre influences métropolitaines et influences précoloniales. Un tel mélange déséquilibré persiste de nos jours entre influences des postcolonies africaines et influences des postmétropoles européennes. Désignons-le, faute de mieux, par « métrocolonie » postcoloniale en opposition à la « métrocolonie » coloniale. C’est la dialectique des jeux de pouvoirs, de savoirs et de rôles au sein de la dyade qui en constitue le moteur qui nous intéresse au sens où la « métrocolonie » postcoloniale semble, de nos jours, le chantier d’invention d’une justice postcoloniale entendue comme la construction d’un espace d’entente via une grammaire commune des contentieux coloniaux et décoloniaux.
Le marché de dupe sus évoqué joue un rôle crucial dans ce chantier étant donné que la justice postcoloniale se construit sur un sentier de dépendance via lequel postcolonies et postmétropoles s’inscrivent toujours dans la dynamique de leurs rapports asymétriques de nature historique.
D’une part, c’est via l’infrastructure historique de domination (structurelle, conjoncturelle et événementielle) des anciennes métropoles sur les colonies que les objets d’art africain furent pillés par les puissances coloniales, que Patrice Lumumba fut tué par la Belgique et que les nationalistes et indépendantistes camerounais (Um Nyobè, Félix Moumié…) furent exécutés par la France dans une guerre engagée depuis 1955 et achevée dans les années 1970.
D’autre part, c’est la même infrastructure historique de domination qui, en sous-main, structure les rapports actuels entre postcolonies africaines et postmétropoles européennes dans les opérations de restitution des œuvres d’art, des restes de Patrice Lumumba à sa famille et de mise en place par Emmanuel Macron d’une commission sur la guerre d’indépendance du Cameroun[19]. Une telle base pour la justice postcoloniale en fait une justice ventriloque dont les trois caractéristiques sont le faux lexique, l’entrée en négociation des postmétropoles européennes avec elles-mêmes et l’instrumentation de la mémoire africaine.
Un faux lexique ne peut rendre justice car il tronque la réalité des faits
Prop Ruben : un faux lexique, une fausse justice
Dans la mesure où l’État colonial fut pour les Africains un État de non-droit[20], l’indépendance sonnait pour l’Afrique comme une forme de justice, un moment où ceux qui furent colonisés, exploités et infériorisés par la raison du plus fort pouvaient enfin retrouver leur liberté et parler afin de dire les choses et leur vie par eux-mêmes. « Can the subaltern speak ? [21] » Oui ! Enfin ! Répondirent Um Nyobè et Patrice Lumumba dans deux discours prononcés respectivement à l’ONU et lors de la cérémonie de déclaration de l’indépendance du Congo.
Um Nyobè et Patrice Lumumba rétablirent la vérité et donc une possibilité de justice, en posant « les mots qu’il faut » sur le vécu d’un moment colonial que les convenances diplomatiques étaient jusque-là occupées à polir par des « mots faux » par rapport à la réalité vécue par les Camerounais et les Congolais. Les extraits ci-après illustrent parfaitement pour l’un et l’autre l’effort de remplacement du faux lexique colonial par un lexique autonome dont le but était de faire éclater la vérité nécessaire à une justice :
« Pour ne citer qu’un exemple, le travail forcé et l’indigénat ont été les épreuves les plus dures et les Camerounais n’en sont pas encore complètement guéris. Une bonne fraction de la population du Cameroun sous administration britannique se compose de réfugiés du travail forcé provenant du Cameroun sous administration française. S’il ne faut considérer comme épreuve que les faits de guerre, les Camerounais rempliraient également les conditions puisque les troupes européennes de la guerre de 1914-1918 ne leur ont épargné aucun ennui, des dégâts en vies humaines et en biens matériels furent infligés au peuple camerounais innocent[22]. »
« Nous avons connu nos terres spoliées au nom de textes prétendument légaux, qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort, nous avons connu que la loi n’était jamais la même, selon qu’il s’agissait d’un Blanc ou d’un Noir, accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses : exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort même. Nous avons connu qu’il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les Blancs et des paillotes croulantes pour les Noirs : qu’un Noir n’était admis ni dans les cinémas, ni dans les restaurants, ni dans les magasins dits européens, qu’un Noir voyageait à même la coque des péniches au pied du Blanc dans sa cabine de luxe[23].»
Um Nyobè et Lumumba comptaient ainsi augmenter la puissance d’agir des dominés d’hier en ne laissant plus aux colons (les dominants d’hier) et à leurs collaborateurs le privilège de décider de la grammaire et du lexique politique du dicible et de l’indicible[24]. C’est cet espace de combat politique et économique ouvert par Um Nyobè et Lumumba via des mots autonomes qu’exploita plus tard le premier ministre congolais Cyrille Adoula en inventant et en mettant dans l’espace public mondial l’expression « contentieux belgo-congolais » en 1961.
Une subjectivité subalterne pouvait ainsi enrichir une problématique historique de revendication d’une justice réparatrice. La répression qu’une ancienne puissance coloniale comme la France inflige de nos jours aux études postcoloniales en dit long sur le chemin qui reste à parcourir pour une libre expression des subjectivités meurtries et subalternes même si la Belgique se montre politiquement plus sensible à ces études[25].
Force est en fait de constater que la restitution, mot central en France en ce qui concerne les « œuvres d’art » africaines, et en Belgique pour les restes de Patrice Lumumba, remet dans l’actualité un faux lexique qui efface les voix des subalternes sans lesquelles la justice devient un vain mot. Qui dit restitution dit remise d’un objet mal acquis aux vrais ayant droit/propriétaires légitimes, sanction de celui qui était jusque-là le détenteur illégitime et réparation du préjudice causé à la victime.
Et pourtant, le terme restitution, tel qu’utilisé par la France et la Belgique, ne s’accompagne de rien de tout cela dans le cas des objets d’art africains et des restes de Patrice Lumumba. Un faux lexique, c’est-à-dire une restitution sans les modalités compensatrices qui devraient s’en suivre entre postcolonies africaines et postmétropoles européennes, ne peut rétablir la vérité historique nécessaire pour une vraie justice. Ce faux lexique de base ne permet pas aux équipes de travail mixtes mises en place (Felwine Sarr/Bénédicte Savoy désignés par Macron pour préparer le rapport sur la restitution des œuvres d’art africaines puis le roi Philippe et le président congolais Félix Tshisekedi mis en scène par la Belgique pour la restitution des restes de Lumumba) de faire éclater la vérité nécessaire à l’acte de rendre justice aux victimes qui, de ce fait, perdent la mémoire de leur statut de victimes étant donné que répondre à la question « qui suis-je ? » dans ce processus de restitution ne trouve toujours pas une réponse claire.
La France discute avec la France et la Belgique discute avec la Belgique
Les tractations sur l’indépendance du Cameroun et les négociations qui s’ensuivirent se firent entre la France métropolitaine et la France camerounaise étant donné que c’est la métropole qui avait sélectionné à la fois le timing, les modalités (référendum de 1961) et les leaders camerounais en lice en réprimant ceux qui étaient contre sa stratégie. Il en est de même de l’indépendance de l’actuel Congo (RDC) où la Belgique négocia avec la Belgique car tous les postes clés du pays qui accédait à l’indépendance en 1960 étaient encore entre les mains de la Belgique dans tous les domaines. La justice ventriloque est donc déjà ancienne. Elle se révèle être une justice où le bourreau, la victime, le juge et les avocats parlent par la voix d’une seule et même entité qu’est la métropole européenne lors des indépendances et la postmétropole européenne au XXIe siècle.
Cette caractéristique se retrouve au niveau bilatéral où la notion d’aide au développement légitime une « mission civilisatrice » new-look en ce sens que les anciennes puissances coloniales, à travers un ensemble d’institutions comme le Fonds Monétaire International (FMI) chargé de venir en aide aux pays ayant des problèmes économiques et la Banque mondiale qu’elles dirigent décident toujours du sort de leurs anciennes colonies[26]. C’est donc toujours la Belgique et la France, membre du Nord global, qui parlent dans les politiques de développement et d’aide au développement.
Autrement dit, lorsque « la bouche » des instances internationales censées assurer le développement des pays africains s’ouvre, c’est « la voix » des anciennes puissances coloniales qui se fait entendre étant donné que la raison développementaliste est une forme de raison où c’est « le bourreau » d’hier qui pense la justice redistributrice contemporaine pour ses anciennes victimes[27]. Un exemple concret à cela est que la demande de démocratisation et de libéralisation économique de l’Afrique par le FMI et la Banque Mondiale dans les années 1980 est immédiatement devenue le discours des anciennes puissances coloniales sur l’Afrique depuis cette période jusqu’à nos jours[28].
En conséquence, la postmétropole, c’est-à-dire le bourreau par rapport à la postcolonie, reste le pôle dominant dans les décisions de restitution, leur organisation, la mise en place des commissions sur la mémoire des guerres d’indépendance et la désignation de ceux qui les coordonnent. L’historienne française Karine Ramondy et le musicien camerounais Blick Bassy vivant en France ont été désignés par Emmanuel Macron en mars 2023 comme co-directeurs de la commission mémoire sur la guerre d’indépendance du Cameroun. Dès lors, une autre caractéristique de la justice ventriloque est le fait que ce sont les pouvoirs exécutifs des postmétropoles européennes qui créent des commissions et nomment les directeurs des travaux de mémoire et d’histoire sur des faits qui impliquent les pouvoirs exécutifs des métropoles alors que lesdites postmétropoles représentent les figures contemporaines des armes du crime.
Conséquence, la « métrocolonie » postcoloniale gardent toujours la main sur les rapports coloniaux, comme le prouve l’asymétrie des statuts entre une historienne française spécialiste des luttes de libérations des peuples africains et un musicien camerounais choisis par Macron pour coordonner la commission sur la guerre d’indépendance du Cameroun. Comme quoi, en « métrocolonie », la raison reste hellène et l’émotion nègre[29].
Une mémoire africaine souillée par l’instrumentation des victimes
Le temps du monde change et, avec lui, le rôle de l’Afrique sur la scène internationale. Lue uniquement à l’aune des ajustements structurels dans les années 1980 et abandonnée en 1989 par les Occidentaux attirés par les anciens pays communistes après la chute du mur de Berlin, l’Afrique compte à nouveau. Sa puissance démographique, ses richesses minières et ses forêts sont des paramètres stratégiques autant dans la lutte contre le réchauffement climatique que dans la géopolitique mondiale sachant que la Russie et la Chine s’installent de plus en plus dans le continent noir.
Dans ce contexte, les postmétropoles européennes font très peu de cas du sort des victimes africaines des contentieux coloniaux et décoloniaux. Ce qui les intéresse est moins rendre justice aux postcolonies subsahariennes qu’une instrumentation des contentieux coloniaux et décoloniaux en leur faveur via la négociation de nouveaux rapports avec leurs anciennes colonies. D’où une souillure de la mémoire des postcolonies africaine via une transformation de celle-ci en un objet de communication politique et de politique étrangère. Il en découle que la détention pendant des siècles des objets d’art africains par les postmétropoles européennes devient une simple opération de restitution sans tenir compte ni du pillage/du vol culturel que cela constitue, ni des gains symboliques et financiers enregistrés par les postmétropoles via l’économie muséale qui en découla, ni du préjudice subi par les postcolonies subsahariennes.
Au contraire, ce sont encore les postmétropoles européennes qui, à travers leurs intellectuels, critiquent cette restitution en brandissant le fait que les postcolonies africaines ne possèdent pas de musées susceptibles d’accueillir ces objets d’art. C’est comme si un voleur de voiture se justifie et refuse de vous remettre votre voiture en arguant que vous n’avez pas de garage pour en prendre soin. Ce qui est mis en avant c’est le mot restitution comme schéma de communication politique et géopolitique où les postmétropoles européennes jouent le bon rôle face à l’Afrique coupable de pauvreté muséale.
L’instrumentation et les manœuvres politiques autour des restes du premier ministre congolais Patrice Lumumba en sont le parfait exemple. Gardés en Belgique depuis plus de 60 ans déjà, ces restes ont d’abord été considérés comme une propriété privée, un « butin de guerre » inaliénable du commissaire de police belge Gerard Soete. Ce dernier, au vu et au su de toute la Belgique, se vantait publiquement dans des émissions de télévision de détenir les restes de Patrice Lumumba comme le ferait un héros de guerre. Les complaintes de la famille et de la communauté congolaises n’étaient pas prises en compte par la Belgique qui respectait les droits de propriété privées sous forme d’un « butin de guerre ».
Celui-ci, après le décès de son propriétaire, revint à sa fille avant d’être récupéré par la justice belge qui, à travers le procureur fédéral, fit savoir au grand public qu’il s’agissait d’une dent, celle de Patrice Lumumba. Puis survint en Belgique le débat sur le caractère public ou privé à donner à la remise de cette dent au Congo.
C’est que, rendue par des acteurs, des pays et des instances qui sont à la fois juges et parties, la justice ventriloque est incarnée dans toute sa quintessence par cette dent en or de Patrice Lumumba, remise à sa famille et à la RDC au mois de juin 2022. Alors que Patrice Lumumba fut sauvagement assassiné par la Belgique de connivence avec ses alliés occidentaux (même si le Belgique n’a toujours pas officiellement reconnu sa responsabilité morale), sa dent en or n’est plus une pièce aggravante de la culpabilité belge, mais une simple relique politique qui permet au bourreau (la Belgique) de reconstruire de nouveaux rapports diplomatiques avec la RDC suivant ses propres modalités.
La commission-mémoire sur le Cameroun mise en place par Emmanuel Macron participe de la même stratégie d’instrumentation de la mémoire africaine au bénéfice de la postmétropole européenne. Une commission (l’analyse de l’État comme acteur le montre à suffisance) est la meilleure façon d’enterrer une problématique sérieuse.
Cela s’explique par plusieurs facteurs car une commission est, ainsi que l’écrit Pierre Bourdieu, « une invention anglaise qui s’appelait à l’origine commission royale : un ensemble de gens mandatés par le roi, commissionnés pour remplir une mission socialement reconnue, importante, en général à propos d’un problème considéré aussi comme important […]. S’il y a un acte étatique c’est bien la désignation et la nomination d’un ensemble de gens reconnus comme habiletés pour accomplir une certaine fonction […]. Les commissions font partie du théâtre d’État […] des mises en scènes, des opérations consistant à mettre en scène un ensemble de gens destinés à jouer une sorte de drame public, le drame de la réflexion sur les problèmes publics […]. Une commission c’est une combine. Qui a choisi qui et pourquoi ? Pourquoi demander à Untel d’être président ? Quelle propriété avait-il ? Comment s’est faite la cooptation ? […] Une commission engendre des effets symboliques produits par la mise en scène de l’officiel, de la conformité officielle à la représentation de l’officielle[30]. »
La commission-mémoire sur la guerre d’indépendance du Cameroun est donc de bout en bout une affaire française pour les intérêts français étant donné qu’elle est le fruit du nouveau sommet Afrique/France organisé par Macron à Montpellier le 08 octobre 2021 et que sa création a été annoncée par le même Macron lors de sa visite au Cameroun le 26 juillet 2022.
Si on tient compte du fait que les nationalistes Camerounais Um Nyobè, Félix Moumié (pour ne citer que ceux-là) et des milliers de Camerounais ont été assassinés par la France dans une guerre où elle utilisa du napalm pour garder sa mainmise sur le Cameroun en éradiquant toute résistance camerounaise[31], alors la commission mémoire Blick Bassy/Karine Ramondy sur la guerre d’indépendance au Cameroun est une organisation mise en place par le criminel pour examiner les archives relatives à son crime parce que ce criminel, plus de soixante ans après le crime, bénéficie toujours de l’infrastructure historique de domination issue du marché de dupe décolonial. Cette commission est la quintessence même de cette instrumentation de la mémoire par une postmétropole européenne et ses alliés africains.
Des contentieux sur le viol de l’imaginaire[32], le pillage du patrimoine culturel africain et les meurtres qui devraient condamner « violeurs », « tueurs », « pilleurs », « meurtriers » et permettre un rétablissement de la dignité et de l’honneur aux victimes via des réparations, deviennent des totems d’une politique étrangère et de communication où les anciennes puissances coloniales sont transformées en bienfaiteurs d’aujourd’hui.
On peut se demander, sachant que les pays occidentaux ont profité depuis des siècles des retombées financières et surtout symboliques d’une économie culturelle basée sur l’art et les corps africains à travers musées et expositions payantes, pourquoi une forme de compensation ne consisterait pas en la construction de musées dans les pays africains propriétaires des objets aujourd’hui restitués ? De telles décisions ne sont pas prises par la justice ventriloque car il s’agit d’une justice où « le pilleur », le « tueur », « le violeur » et « le voleur » est toujours le plus puissant dans ses rapports avec « le pillé », « le tué », « le violé » et « le volé ». Il demeure qu’en « métrocolonie » postcoloniale c’est le dominant du temps de l’empire qui décide de ce qu’il restitue/compense à la postcolonie africaine puis de comment et de quand il le fait au XXIe siècle.
Les crimes commis dans l’histoire coloniale sont, à l’aune de la justice ventriloque, sans conséquences fâcheuses pour leurs auteurs. Les crimes, leurs mobiles et les pièces à conviction qui les prouvent (artéfacts et restes humains) deviennent des reliques politico-communicationnelles et non des indices de culpabilisation des bourreaux et encore moins des justificatifs pour l’indemnisation des victimes.
NDLR : Thierry Amougou a récemment publié l’ouvrage Pandémisme ou les tremblements de l’anthropocène. Esquisse d’une société pandémique moderne, aux éditions Académia, en 2022.