International

« Débarkhaniser » ! Quand les militaires montrent le chemin à l’aide internationale

Anthropologue

Agir en appui et non à la place de : l’armée française a dû tirer les leçons de son expulsion du Mali en 2022, et essaie désormais au Niger un partenariat ajusté aux demandes de Niamey. Mais la « débarkhanisation » des esprits ne devrait pas se limiter à la sphère militaire : bailleurs de fonds internationaux et programmes d’aide au développement auraient tout à gagner à (re)prendre en compte les contextes. En Afrique, il serait temps que les intervenants occidentaux, qu’ils soient militaires ou humanitaires, apprennent à écouter.

Un récent article de Monde Afrique[1] témoigne du changement radical des modalités d’intervention de l’armée française en Afrique dans la lutte contre le jihadisme.

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La défunte opération Barkhane fonctionnait en enclave, comme le veut la culture militaire des opex (opérations extérieures) en vigueur depuis des décennies, et elle menait donc en territoire malien sa propre guerre contre l’insurrection, sans réelle coordination avec les Forces armées maliennes (FAMA), il est vrai démotivées et en triste état, sans faire de la protection rapprochée des populations une quelconque priorité (ce qui est pourtant la clé de toute guerre asymétrique), sans compréhension de la complexité des sociétés locales (quelques clichés ethniques en tenant lieu), et en suivant une stratégie définie par ses seuls chefs (en l’occurrence ciblée sur l’élimination des dirigeants jihadistes). Cette « politique militaire hors sol » a non seulement échoué (l’insurrection a progressé au Mali malgré la présence de Barkhane), mais elle a aussi été une des causes majeures de l’impopularité de la France et du départ peu glorieux des soldats français exigé par l’actuel régime militaire de transition[2].

Toutefois les responsables de la politique militaire française ont manifestement tiré les leçons de cet échec, et les forces françaises suivent désormais au Niger un chemin qui diffère à 180 degrés de celui qui était le leur au Mali. Le Monde Afrique, se basant sur l’AFP, rapporte ce propos du général Bruno Baratz, commandant des Forces françaises au Sahel (FFS) : « Au Niger et même de façon globale partout en Afrique, la position philosophique est différente de ce qui se faisait au Mali. Aujourd’hui, notre aide part d’abord du besoin du partenaire ». Une autre citation le confirme, du côté nigérien, celle de Kalla Moutari, ancien ministre de la Défense : « Aujourd’hui le commandement est nigérien, maître du terrain et des besoins ». Bien évidemment les autorités nigériennes ont joué en l’affaire un rôle important et ont favorisé, voire exigé, un tel changement de doctrine. Celui-ci n’est pas que de façade, c’est une réalité tangible.

Il y a deux ans, j’avais dans ce même journal tracé un parallèle entre la méconnaissance des contextes locaux (au Mali) par Barkhane et une méconnaissance similaire des contextes locaux par l’industrie du développement (en Afrique plus généralement), en particulier en raison des « modèles voyageurs » que celle-ci exporte partout à cadence accélérée sous la forme privilégiée de « projets » standardisés (de développement, de bonne gouvernance, de renforcement des capacités, etc…), le projet étant d’une certaine façon aux interventions humanitaire ou aux interventions de développement ce qu’est une opex aux interventions militaires. Les projets de développement et les opérations humanitaires sont par divers aspects des opex civiles. Mais la situation a changé, et elle a changé en faveur de l’armée, qui, en prenant ce grand virage stratégique, reconnait de fait n’avoir pas jusqu’ici répondu aux besoins des pays bénéficiaires de son appui.

La conséquence de cette nouvelle donne doit être tirée au-delà de la sphère militaire. Il faut souhaiter que les responsables des « projets » et autres programmes de développement ou d’aide humanitaire opèrent eux aussi la même reconversion que les généraux français.

Les interventions de l’aide internationale civile ont en effet un certain côté Barkhane en version développement. Elles constituent le plus souvent des enclaves de luxe dans des administrations nationales démunies et démotivées, elles poursuivent des objectifs définis par les politiques et experts du Nord et mettent en œuvre les dispositifs d’interventions élaborés par ces derniers. Les « cellules » et autres « unités de projet » qui constituent les directions opérationnelles des interventions financées par les bailleurs de fonds sont certes rattachées à tel ou tel ministère du pays d’accueil, mais fonctionnent « pour de vrai » en silo, avec leur propre financement, leurs propres règles comptables, leurs propres procédures, leurs propres indicateurs de résultats, leur propre matériel, leur propre personnel recruté à l’étranger ou sur place.

Le véritable objectif (bien que non affiché publiquement) de cette architecture étrange jamais déployée en Europe est de prémunir les projets de la corruption qui sévit dans les administrations publiques africaines (comme elle sévit dans les armées nationales) et d’éviter les détournements dont l’aide internationale est fréquemment l’objet (comme c’est aussi le cas pour l’aide militaire). Mais le remède accroit le mal pour au moins trois raisons : (1) les ressources des projets, fonctionnant comme une rente, attirent les appétits et chacun veut en avoir sa part ; (2) ceux qui en sont exclus entendent compenser cette injustice par le recours aux pots-de-vin ou aux péages illicites ; (3) la lutte contre la corruption ne peut réussir que si elle est menée de l’intérieur des pays concernés par des réformateurs locaux (ils sont peu nombreux certes, mais ils existent) et non par des réformateurs externes qui implantent des zones quasi extraterritoriales réputées intègres car régies par une avalanche de procédures bureaucratiques et d’audits ou contrôles financiers.

Malgré leurs nombreux effets pervers et leurs résultats contestables, les projets tracent imperturbablement leur propre chemin avec leur propre boussole, comme Barkhane le faisait malgré la progression jihadiste. Obsédés par l’atteinte des résultats planifiés attendus, sans attention prêtée aux pourtant nombreux résultats inattendus (comme Barkhane là encore), ils sont (sauf exceptions rarissimes) incapables de répondre à des demandes soudaines du partenaire local ou à de nouveaux besoins dès lors qu’ils ne figurent pas sur les conventions ou les programmes de départ. Ils ne sont pas en mesure d’appuyer des initiatives locales modestes, tant parce qu’ils ignorent leur existence que parce que leurs procédures lourdement bureaucratisées ne s’y prêtent pas.

Dans de telles conditions, l’aide civile internationale ne devrait-elle pas s’inspirer du tournant opéré par l’aide militaire, être à son tour être placée sous commandement national, et surtout intervenir en appui direct et rapproché aux unités opérationnelles de l’État (formations sanitaires, établissements scolaires, tribunaux, commissariats, services sociaux, collectivités locales), à la demande expresse de celles-ci et selon les besoins qu’elles expriment ? Autrement dit en s’éloignant de la culture des projets.

De même, le profil bas qui est désormais celui des militaires français, qui n’affichent plus leur présence, se font particulièrement discrets, et laissent les Nigériens maîtres de la communication sur les opérations menées, pourrait avantageusement inspirer les institutions de développement (en particulier celles qui relèvent de la France, mais pas seulement), trop promptes à vanter urbi et orbi les mérites de leur aide, à afficher leur logo sur tout ce qu’elles financent, à planter leurs pancartes sur le bord de tous les carrefours, à payer télévisions et radios locales pour rendre compte ad nauseam des innombrables ateliers, séminaires et conférences qu’elles organisent à longueur de journée. Cette affichage bavard et prétentieux (aggravé dans le cas de France par les déclarations paternalistes ou arrogantes de ses chefs d’États successifs) n’est pas pour peu dans le sentiment d’humiliation et le ras-le-bol qui s’expriment actuellement dans la jeunesse africaine contre le suprématisme occidental, et sur lesquels surfent les militaires au pouvoir et leurs idéologues.

Le silence actuel de l’armée française (rappelons-nous qu’elle était surnommée autrefois « la grande muette ») devrait être un exemple pour les politiques qui pilotent les institutions de l’aide internationale ! Il est compréhensible qu’ils fassent leur auto-promotion dans leurs propres pays, à destination de leurs électeurs ou de leurs contributeurs, mais il serait temps que, en Afrique, ils apprennent à se taire et à écouter.

La réalité des politiques d’aide au quotidien reste bien éloignée des intentions purement morales : ce sont toujours les bailleurs de fonds occidentaux qui fixent les règles du jeu.

Bien sûr, ce tableau comparatif est quelque peu caricatural (quoique moins qu’il n’y parait, à y bien réfléchir) et tout n’est pas si simple, du côté des militaires comme du côté des professionnels du développement.

Les militaires français sont désormais régis par une nouvelle doctrine, qu’on ne peut qu’approuver en son principe. Mais la mentalité de « corps expéditionnaire » a-t-elle disparue pour autant ? Les nostalgies coloniales dont Rémi Carayol avait rendu compte dans son enquête auprès d’officiers de terrain de Barkhane[3] se sont-elles dissipées ? Le sentiment de supériorité et la morgue de donneurs de leçons (formes habituelles du suprématisme occidental chez les personnels du Nord intervenant en Afrique, fréquentes chez les civils et plus encore chez les militaires) se sont-ils évaporés ? Il faut espérer que les éléments opérationnels français au Niger – et en particulier les officiers en contact avec leurs collègues nigériens – sauront se reconvertir comme l’ont fait leurs stratèges. Ce n’est pas forcément gagné.

Respecter celui qu’on « aide » (terme terrible si on y réfléchit) n’est pas si facile et les cultures professionnelles changent moins vite que les décisions politiques. Certains militaires en sont conscients puisqu’un officier français (toujours cité par le Monde Afrique) reconnaissait, à propos des troupes affectées au Niger, la nécessité – et la difficulté – d’une « débarkhanisation des esprits ». Traduire dans les comportements individuels sur le terrain la réorientation de la politique militaire de la France ne se fait pas par un coup de baguette magique, fut-ce celle d’un général. Néanmoins il faut reconnaître que les troupes françaises ont réellement changé leurs méthodes d’intervention, elles sont réellement placées sous commandement nigérien, elles interviennent réellement en appui aux forces nigériennes au niveau opérationnel, elles se font réellement discrètes. C’est un gros progrès, même s’il est bien tardif.

Par ailleurs, du côté de l’industrie du développement, notre souhait, qui peut paraitre provocateur, que celle-ci s’inspire pour une fois des militaires, soulève deux objections sérieuses. La première constate que le monde du développement est hétérogène, et n’a pas, contrairement à une armée, de centre de décision unique. Il est composé d’une multitude d’institutions ayant chacune ses propres priorités, son propre agenda, ses propres procédures. Même si les organisations internationales, dont la Banque mondiale, ont souvent une voix prépondérante, elles sont elles-mêmes traversées de contradictions et sont loin de faire partout en Afrique la pluie et le beau temps (d’autant que les présences et les ambitions chinoises, turques, moyen-orientales, indiennes, ou russes accroissent les marges de manœuvre des gouvernements).

Malgré un fond de sauce plus ou moins commun où se mêlent néo-libéralisme, new public management, néo-institutionnalisme, social-démocratie, influences écologiques et humanisme social (sans oublier les effluves toujours actifs du suprématisme occidental), chaque institution des Nations Unies, chaque agence nationale du Nord, chaque ONG internationale, chaque fondation a sa propre politique, son propre agenda, ses propres procédures. Certes, parfois, une large entente (qui se trouve alors célébrée à grand bruit) se noue autour de vagues et en général sympathiques objectifs (consensus de Washington, conférence d’Alma Ata, déclaration de Paris, Objectifs du millénaire pour le développement, Objectifs de développement durable, COP 21, etc.), mais peu à peu le vent passe, et les promesses ne sont pas tenues. Contrairement à diverses injonctions radicales et attentes militantes, on ne peut guère espérer une reconversion rapide à 180 degrés de l’industrie de l’aide. Celle-ci ne fonctionne en rien comme une armée.

La seconde objection est que la « nouvelle philosophie » relative à l’Afrique dont l’armée française se réclame désormais a déjà été proclamée depuis longtemps en matière d’aide internationale. Déjà la déclaration de Paris avait mis au premier plan le soutien aux États nationaux, et la nécessité pour les projets d’être en conformité avec les besoins exprimés par les autorités dans leurs plans sectoriels. Cela fait de longues années que les termes d’« appui », de « partenariat », de « co-développement », de « soutenabilité », de « respect de la souveraineté des États » sont des maîtres mots incontournables de tout projet de développement comme de tout colloque consacré au développement. Cette rhétorique est reine. Officiellement le gouvernement, les services publics et le monde associatif du pays bénéficiaire sont censés être des « partenaires » et l’aide répondre à des « besoins » que ces derniers auraient exprimés. Ce classique élément de langage des discours officiels vaut d’ailleurs au même titre pour l’aide civile et l’aide militaire et il a été utilisé en son temps pour légitimer Barkhane !

Mais la réalité des politiques d’aide au quotidien reste bien éloignée de ces belles phrases et de ces bonnes intentions. Ce sont toujours les bailleurs de fonds occidentaux qui fixent les règles du jeu. Ce sont toujours les banques de développement, les agences d’aide, les bureaux d’études ou les ONG du Nord qui sont au poste de pilotage des projets, et qui, selon l’expression déjà ancienne de Jean-David Naudet, hélas encore d’actualité, cherchent des problèmes pour leurs solutions[4]. L’ingénierie sociale de l’aide est toujours exportée massivement sous des formes standardisées, les innovations et les réformes viennent toujours pour l’essentiel de l’industrie du développement, qui les dissémine en Afrique comme autant de « bonnes pratiques » à suivre (pour de « bons élèves », donc). La bureaucratisation, la procéduralisation et la planification qu’imposent les bailleurs de fonds pour accéder aux ressources de l’aide progressent toujours de façon aussi spectaculaire qu’implacable, en excluant par là même (sauf exceptions rarissimes) toute proposition non formatée, tout projet innovant ou toute idée originale émanant de l’immense majorité des acteurs africains. De son côté, la toute petite minorité qui a « soumissionné » (terme intéressant !) aux appels d’offre des agences de développement, et qui, parce qu’elle en parle le langage et en maîtrise les codes, a réussi le parcours du combattant, doit se débattre entre exaspération et résignation avec les exigences juridiques, réglementaires et budgétaires des projets.

Décidément l’aide internationale gagnerait beaucoup à entrer à son tour dans un processus de « débarkhanisation », même si elle ne dispose d’aucun chef d’État-major pour donner le signal.


[1] « Le Niger, “laboratoire” de la France pour sa nouvelle approche militaire en Afrique , Le Monde Afrique, 24 mai 2023.

[2] Cf. par exemple le tout récent film documentaire diffusé sur France 5 Mali, la guerre perdue contre le terrorisme, 2023.

[3] Rémi Carayol, « Militaires français au Sahel. Un inconscient colonial si peu refoulé », Afrique XXI, 27 octobre 2020.

[4] Naudet, J.D., Trouver des problèmes aux solutions : 20 ans d’aide au Sahel, OCDE, 1999.

Jean-Pierre Olivier de Sardan

Anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS et directeur d’études à l’EHESS

Notes

[1] « Le Niger, “laboratoire” de la France pour sa nouvelle approche militaire en Afrique , Le Monde Afrique, 24 mai 2023.

[2] Cf. par exemple le tout récent film documentaire diffusé sur France 5 Mali, la guerre perdue contre le terrorisme, 2023.

[3] Rémi Carayol, « Militaires français au Sahel. Un inconscient colonial si peu refoulé », Afrique XXI, 27 octobre 2020.

[4] Naudet, J.D., Trouver des problèmes aux solutions : 20 ans d’aide au Sahel, OCDE, 1999.