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Kourou, portrait d’une cité spatiale en Amazonie

Ecrivain

Après une vie en métropole, le romancier Christophe Duchatelet revient en Guyane, terre où il a passé une partie de sa jeunesse, achever son futur ouvrage Bois-Diable. L’occasion de se (re)figurer l’inextricable forêt amazonienne mais aussi le difficile passé d’une colonie devenue département français et, par extension, centre spatial international.

Ce jour-là de février 2018, en voiture de location sur la nationale depuis Cayenne, seule route traversant la Guyane d’est en ouest, j’atteins enfin ma destination et ralentis.

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À l’entrée de Kourou, ville spatiale, un rond-point. En son centre, se dresse une sculpture colorée aux motifs en apparence contradictoires. Sous un arc-en-ciel de bienvenue, un équipage composé d’un Amérindien, d’un Bushinengué, d’un Créole et d’un métropolitain pagaie à bord d’une pirogue, visiblement heureux d’être ensemble. Au-dessus, s’élève vers le cosmos une fusée qui rejette un nuage de fumée en mousse.

Je me gare sur le côté de la route, sors de mon véhicule et observe les percées dans la forêt alentour, mon être débordé par les senteurs et les souvenirs de mon enfance ici, où j’ai vécu trois années, à partir de 1971. Auparavant, j’avais également effectué deux longs séjours, au Tchad, puis en Martinique. En somme, les prémices de ma vie ont eu lieu dans ces terres qu’on appelait autrefois les colonies. Ce mot a embourbé ma bouche quand notre famille est retournée en métropole l’année 1974. Bien plus tard, je compris ce que ma lignée signifiait, moi fils d’un père pied-noir, tireur d’élite, qui avait fait la guerre d’Algérie. Beaucoup de cadavres sans visage et désarticulés pesaient dans le silence de nos consciences. J’ai toujours rêvé de revenir en Guyane. Lorsque cette opportunité s’est enfin présentée, je n’ai pas hésité une seconde. Ce retour au pays des émois amazoniens serait aussi l’occasion d’écrire un roman puisé de cette expérience, un texte terminé aujourd’hui, intitulé Bois-Diable.

Assommé par le rude cagnard, je tarde à remonter dans la voiture, je suis absorbé par mes visions où se mêlent les temps et les êtres, tandis que je me figure l’inextricable forêt amazonienne qui s’étend depuis le littoral sur tout le territoire, traversée de cours d’eau tentaculaires, masse verdoyante d’une grande richesse botanique, rongée peu à peu par l’orpaillage illégal et menacée par la dévoration extractiviste. La Guyane, département d’outre-mer, partage une frontière avec le Brésil, longue de 730 kilomètres, séparée par le fleuve Oyapock. À l’opposé, le fleuve Maroni constitue la seconde ligne de démarcation naturelle avec son autre pays riverain : le Suriname, ancienne colonie hollandaise qui fut dirigée par les propriétaires des plantations de coton. De ce lieu d’exploitation les esclaves s’évadèrent au cours des siècles passés pour rejoindre les rives de l’ouest guyanais. Ces fugitifs, appelés les Bushinengués (le peuple des villages de la forêt), formèrent des communautés de marronnage et pratiquèrent des échanges de savoirs avec les Amérindiens déjà présents sur ces terres depuis bien longtemps : Kali’na, Lokono, Palikur, Teko, Wayampi, Wayana.

Passé le rond-point, je me dirige vers la ville érigée et conçue dans les années 1960 par les technocrates. Sous la chaleur écrasante et humide, je découvre, dans un abrutissement moite, ce que j’avais repéré sur l’application Google Map depuis mon appartement parisien quelques jours plus tôt grâce à l’imagerie satellite. Difficile de décrire d’un trait ce lieu improbable, cet emboîtement mécanique de lotissements sociaux, de lacs artificiels écrasés de lumière aveuglante, d’ensembles de villas réservées aux employés de la base spatiale : architecture plus ou moins cossue selon le grade de leur locataire dans l’organigramme du business des fusées. Tout un décor en carton-pâte pour téléfilm de science-fiction rétro-futuriste. À en croire la rumeur, la ville compterait le plus d’espions par kilomètre carré au monde. De nombreux pays confient à nos fusées de la coopération européenne leurs satellites de communication et d’observation afin de trouver leur place dans les trajectoires orbitales payées à prix d’or et de plus en plus saturées par ces assemblages de composants de haute précision. La lutte contre la pollution de l’espace s’annonce en effet cruciale pour nous les humains bientôt encerclés de toute part, non seulement par les méga incendies de forêt et les déchets toxiques mais aussi par le bouclier opaque que forme désormais le cimetière des satellites autour de la Terre.

Malgré ces investissements technologiques massifs, la Guyane demeure un territoire isolé. Les Guyanais désirant voyager dans les autres lieux plus lointains de l’Amazonie doivent retourner à Paris pour atteindre ensuite les pays d’Amérique du Sud par les vols long-courriers. Ou alors se rendre à Paramaribo, la capitale du Suriname et s’acheter un billet à prix exorbitant et patienter lors d’escales à répétitions. Pour rejoindre Manaus, ville située sur le fleuve Amazone au Brésil à 2 300 kilomètres de Cayenne, le mieux et le moins onéreux est de prendre un bus depuis la capitale guyanaise qui conduit à Saint-Georges sur la rive du fleuve Oyapock, emprunter le pont ouvert à certaines heures seulement ou le taxi-pirogue pour Oiapock, petite bourgade frontalière de l’État de l’Amapa au Brésil, avant de continuer jusqu’à Macapa sur une route très embourbée pendant la saison des pluies. De là, embarquer sur un ferry et se laisser bercer dans un hamac sur le pont pendant 14 heures. Durée totale du trajet : 37 heures. Sinon, pour les mordus de l’avion, il existe une liaison depuis la Guyane : elle dure 36 heures avec trois escales et coûte environ 5 000 euros.

En Guyane, la presque totalité des terres appartient à l’État français.

Alors que je fouille les souvenirs de mon séjour à Kourou, une scène symptomatique me revient à cet instant, qui s’est déroulée pendant ma résidence d’écrivain au lycée professionnel Elie Castor près du quartier Saramaca. Le proviseur m’a invité à une réunion dans une des salles du CDI, je me presse car je suis en retard. J’ouvre la porte dans un geste brusque qui surprend les autres participants déjà installés sur leur chaise. Et là, je me bloque d’un coup : me voilà face à une assemblée divisée en deux camps. D’un côté de la table, le clan des officiels : une gendarme à chignon bien strict, le bras droit du préfet, un représentant de la mairie, le proviseur, Nicolas, un professeur, le référent réussite : tous blancs. Et, de l’autre, la responsable de la cantine, une syndicaliste, l’assistante sociale, un cadre d’une association locale, Isidore, un prof d’économie : tous noirs.

Ces deux rangées humaines semblent s’observer depuis de longues minutes bien avant mon arrivée. Il reste une chaise libre placée un peu en retrait, qui penche pourtant du côté des Blancs. Je sens les aiguilles de tous ces yeux entrer en moi et scruter mon fort intérieur, pétrifié dans un tourment de contradictions et d’injonctions inconciliables, comme si on me soufflait de choisir mon camp au plus vite. Alors que faire ? Le proviseur hoche la tête dans ma direction : Eh bien, que se passe-t-il ? Je soulève la chaise en évitant de faire grincer ses pieds et la place dans une zone que j’estime être une sorte de juste milieu. Une fois assis, je sens le coin de la table me percer le ventre.

Cette table de réunion coupée en deux témoigne de notre passé colonial et de ses effets délétères répercutés jusqu’à aujourd’hui. Ici, dans cette zone de l’Amérique du Sud, la blessure remonte à l’arrivée des jésuites en Guyane vers 1650 : ils rencontrent les communautés amérindiennes, qu’ils appellent les « oubliés d’Adam » et qu’ils s’évertuent à évangéliser au lieu de sonder leurs connaissances des esprits et de s’en inspirer. Peu après, les premiers colons débarquent, s’approprient les richesses des sols, privatisent au lieu d’apprendre la gestion collective des ressources propre à la culture amérindienne. À cette violence, les colons y ajoutent leurs microbes inconnus au système immunitaire des autochtones. Contaminés, ils périssent en masse.

En Guyane, la presque totalité des terres appartient à l’État en vertu d’un décret du 18 novembre 1898, qui prolonge les ordonnances royales de 1825 établies sous la Restauration. Bien plus tard, le 9 décembre 1984, Félix Tiouka, Kalin’a, accompagné de tous les représentants des six nations amérindiennes, prononcent un discours mémorable devant les représentants de l’État, dont voici un extrait : « L’appropriation privée de la terre et de ses ressources apparaît à la base d’un système fondé sur l’exploitation de l’homme par l’homme que traditionnellement nos ancêtres ont toujours refusé. » Depuis cette prise de parole, les jeunes des communautés amérindiennes de Guyane, notamment par la voix de ses deux principaux représentants, l’artiste Clarisse Taulewali et le réalisateur Christophe Yanuwana Pierre, revendiquent leurs droits à vivre de leur terre et à développer une société égalitaire selon leur ancienne pratique du partage des ressources. Ces demandes restent encore aujourd’hui lettre morte. En 1989, l’Organisation internationale du travail (OIT) propose au vote sa convention n° 169 relative aux peuples indigènes, garantissant la protection de leur mode de vie traditionnelle. Vingt-deux États ont ratifié cette convention, exceptée la France, sous prétexte que la République est « une et indivisible » ; la notion de « peuples indigènes », elle, s’avère prétendument incompatible avec la Constitution.

Cette douleur des blessures coloniales ne relève pas uniquement d’une négation des droits humains, elle se manifeste aussi et surtout dans la manière de mutiler les corps. La Guyane a aussi été une terre d’expérimentation de l’exploitation à travers l’industrie du bagne qui ouvrit ses cachots et ses administrations à Cayenne, à Saint-Laurent et aux îles du Salut (en face de Kourou) où a notamment été enfermé l’officier Alfred Dreyfus en 1894, victime d’une machination antisémite et judiciaire. Aux yeux des autorités, le bagnard est considéré à la fois comme une marchandise et un agent du développement économique du territoire.

Au début des années 1960, les Kali’na, ces rescapés de la colonisation, sont recrutés par la France pour défricher la future zone spatiale arrachée aux marécages et à la forêt, et en partie construite sur leurs sites sacrés. Les voilà non seulement privés de la terre où reposent leurs défunts, mais aussi parqués dans des taudis rejetés contre le bord de mer, le quartier amérindien de Kourou. Les Bushinengués, eux, connaissent ce même sort de captation de leur force de travail au service du gros œuvre des bâtiments dédiés aux fusées avant d’être relégués dans le quartier Saramaca, soumis à une grande misère. Des dizaines de familles vivaient également sur le futur emplacement de la base, qui s’étend aujourd’hui sur un territoire aussi grand que la Martinique. Des familles elles aussi chassées de leur toit et de leurs lopins de terre de façon expéditive et sans compensation. À partir des années 1930, environ 2 000 enfants Amérindiens et Bushinengués ont été intégrés de force dans des pensionnats catholiques pour y être redressés et assimilés à la société française et cela avec la bénédiction des pouvoirs publics, une autre brutalité des instances officielles récemment révélée par la journaliste Hélène Ferrarini dans son livre, Allons enfants de la Guyane (Anacharsis, Toulouse, 2022).

La prise de conscience de séparation avec la population autochtone a eu lieu en découvrant les histoires des personnes qui ont été meurtries par la colonisation.

Troublant acte manqué, je n’avais jamais eu le réflexe de m’intéresser à l’histoire de la Guyane, ce pays pourtant si cher à mes yeux tout au long de ma vie, jusqu’à ma résidence d’écrivain au lycée professionnel Elie Castor où j’ai animé des ateliers d’écriture deux années consécutives. Et, depuis ce jour, j’ai commencé à comprendre ce territoire de façon plus intime en recueillant les témoignages des élèves et des acteurs locaux. L’établissement compte environ 1 000 lycéens, tous pratiquement natifs de Guyane, descendants d’esclaves, ou alors issus de l’émigration : Brésiliens, Haïtiens, Hmong… Les textes produits en leur sein relatent dans leur grande majorité les harcèlements sur les réseaux sociaux et les brutalités au quotidien. Probablement cette violence résulte en partie des multiples traumatismes causés par les mutilations de la mécanique coloniale exercées à l’encontre de ces communautés tout au long des siècles passés. Une violence retournée aussi contre soi : en Guyane, le taux de suicide chez les jeunes amérindiens est un des plus élevés au monde.

Tandis que la fin de ma résidence approchait, j’ai proposé de rendre compte des travaux de mes élèves sous la forme d’une exposition dans une des salles du rectorat à Cayenne : en plus de montrer leurs dessins et les planches d’un roman-photo écrit et produit avec eux, j’ai fait le choix artistique de tapisser les murs de toutes les feuilles manuscrites récoltées dans mes ateliers : état des lieux d’une jeunesse broyée et qui lutte pour exister. Mettre sous les yeux du public la réalité de ces récits dans leur vérité, sans aucun filtre. Le proviseur a réservé un bus pour conduire les élèves au vernissage de l’exposition. J’ai vu dans leurs yeux un éclat de lumière, la fierté et la joie de participer à un tel événement, d’être enfin reconnus. Mais le matin de ce jour de célébration, nous avons reçu un coup de fil du rectorat pour nous prévenir que l’exposition était annulée. Nous n’avons jamais pu remettre la main sur ces écrits. Nouvelle preuve de la violence institutionnelle de l’État français à l’égard des populations d’outre-mer.

Je me souviens le dimanche, enfant de Guyane, on montait en famille dans la Volkswagen coccinelle, on quittait la gendarmerie La Madeleine à Cayenne, on longeait la route côtière, on prenait le bac pour traverser le fleuve Kourou et débarquer sur la pointe rocheuse face à l’océan Atlantique, là où se trouve encore aujourd’hui l’hôtel des Roches, construit à la fin des années soixante pour héberger les ingénieurs et les futurs clients de la base spatiale. Nous y venions pour nous prélasser au bord de sa piscine fréquentée uniquement par les métropolitains, les expats et quelques légionnaires. Entre Blancs. Je n’avais pas encore perçu cette terrible séparation avec la population autochtone. Cette prise de conscience a eu lieu de façon progressive en découvrant au fil de mes lectures et de mes voyages les histoires des personnes qui ont été meurtries par la colonisation et le sont encore aujourd’hui sous diverses formes.

L’année suivante, en 2019, lorsque je suis revenu à Kourou pour ma seconde année de résidence dans ce même lycée, je me suis de nouveau arrêté devant le rond-point à l’entrée de la ville dressant au regard des visiteurs sa sculpture d’une entente cordiale entre les communautés guyanaises, autochtones, descendants d’esclaves, métropolitaines et ingénieurs de la conquête spatiale. Le mensonge de cette image fabriquée par les autorités municipales sous contrôle du business des fusées m’est alors apparu de façon criante. Au-delà de la colère qu’il suscite, une question m’obsède à présent : saurons-nous trouver les ressources pour agir collectivement et briser ce rapport de domination ? Puis enfin soigner les terribles déchirures qu’il continue à provoquer et enfin construire des alliances et des communs.


Christophe Duchatelet

Ecrivain, Artiste