écologie

Soulèvements de la Terre : où sont vraiment les vandales ?

Géographe

S’appuyant sur une vieille rhétorique qui vise à désigner des « vandales », le gouvernement a pris, en Conseil des ministres et à la demande du président de la République, un décret de dissolution des Soulèvements de la Terre. Mais quitte à chercher des vandales, ne vaudrait-il pas mieux tourner le regard ailleurs ? Et plutôt du côté de ceux qui œuvrent à la dégradation des écosystèmes comme de ceux qui protègent leurs exactions.

Je ne sais pas si les enfants jouent encore aux gendarmes et aux voleurs dans les cours d’école. Sans doute. Parce que ces deux figures de notre imaginaire social incarnent des archétypes que les sociétés modernes ont besoin de penser pour mettre en scène ordre et subversion.

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Depuis deux siècles, un autre couple de personnages est devenu bien commode pour scénariser l’ordre social, cette fois dans un champ plus limité : les vandales et les gardiens du patrimoine.

L’histoire commence avec la Révolution française. Une vague de dégradations opérées sur des édifices religieux et aristocratiques se répand en France ; elle est l’expression d’une libération de la colère populaire contre les symboles de l’ancien monde. L’élite de la nation, l’abbé Grégoire en tête, désigne les auteurs comme autant de « vandales » ; l’évocation de ce peuple germanique du Moyen Âge qui, avec quelques autres, a déferlé sur les restes de l’Empire romain fait office de commode repoussoir. Dans le type de récit que popularise alors l’histoire nationale, les Vandales avaient endossé, à leur corps défendant, le rôle d’ennemis de la civilisation. Les députés de la Convention s’alarment du vandalisme de leurs compatriotes et s’emploient à convertir les traces monumentales du passé en patrimoine de la nation et, d’un même geste, à les nationaliser. Le moment est aux fondements de l’idée de patrimoine national qui va déferler sur l’Europe dans les décennies qui suivent.

Près d’un siècle plus tard, Victor Hugo reprend l’expression à son compte pour dénoncer le saccage de la forêt de Fontainebleau par les « bûcherons » : « la forêt de Fontainebleau est un monument ; ce que les siècles ont construit, les hommes ne doivent pas le détruire » lançait-il en 1872 ; il s’adressait pourtant au Comité de protection mis en place dans la foulée du décret qui avait, quelques années plus tôt, inventé pour le site l’instrument de protection des « séries artistiques ».

Sur la base de ces précédents, certains ont pris le curieuse habitude de qualifier de « vandales » deux acteurs contemporains de la scène environnementale et patrimoniale : d’un côté, les militants de mouvements divers qui s’efforcent d’alerter l’opinion sur l’urgence climatique en aspergeant de peinture des objets patrimoniaux, en veillant à ce que leurs actes soient sans conséquences sur les œuvres elles-mêmes ; de l’autre, les activistes de la mouvance écologiste qui s’en prennent à des équipements menaçant des écosystèmes divers, sans aller toutefois jusqu’à les détruire. On croit alors pouvoir ressusciter le fantôme du vandale, celui qui dévore le patrimoine.

Sauf que le sens de ces actions est exactement inverse ; les militants d’Extinction Rébellion ne dégradent rien ; ils prennent le soin de viser des œuvres qui sont protégées par des vitres que viennent souiller, très provisoirement, la peinture qu’ils projettent ; ils attestent ainsi d’un respect de l’idée patrimoniale dont ils souhaitent qu’elle soit mobilisée aussi pour protéger l’environnement, avec la même conviction que celle dont font preuve les musées pour les œuvres d’art. Les manifestants réunis sous la bannière des Soulèvements de la Terre dénoncent, à Sainte-Soline et ailleurs, des pratiques qui impactent les écosystèmes ; ils savent que la loi française les associe à l’idée de patrimoine naturel et que cette même loi impose d’en prendre soin.

Les uns et les autres ne s’en prennent pas au patrimoine ; au contraire, ils font leur l’idée de patrimoine et appellent à son usage effectif pour assurer la sauvegarde des écosystèmes. Quitte à chercher des vandales, il vaudrait mieux tourner le regard ailleurs, plutôt du côté de ceux qui œuvrent à la dégradation des écosystèmes et de ceux qui protègent leurs exactions. Comme on dit dans les cours d’école, « c’est celui qui dit qui y est ».

Qualifier les activistes d’Extinction Rebellion et des Soulèvements de la Terre de « vandales » quand rien de patrimonial n’est altéré est donc un contresens. Mais un contresens intentionnel car, offert sur un plateau aux médias, il joue sur les amalgames pour amplifier les effets d’une condamnation qui se veut morale. Car dans les vingt dernières années, on a bel et bien assisté à des destructions intentionnelles de patrimoine dont les auteurs ont été indistinctement qualifiés de « vandales », de « barbares » et d’ennemis de la civilisation.

Les bouddhas de Bamiyan, le musée de Mossoul, les mausolées de Tombouctou ont tous été la cible de groupes islamistes contestant l’idée même de patrimoine, surtout quand elle s’adjoint le qualificatif « universel ». En analysant avec beaucoup de finesse la rhétorique adoptée pour dénoncer la destruction des mausolées de Tombouctou, Mathilde Leloup[1] a montré qu’était à l’œuvre un triple processus de « criminalisation » de « victimisation » et d’« héroïsation » : le coupable désigné était un groupe armé se réclamant du mouvement islamiste Ansar Din conduit par Ahmad al-Faqi al-Mahdi ; celui-ci a été condamné en 2016 pour crime de guerre par la Cour pénale internationale ; le statut de victimes a principalement été attribué aux populations privées de leur patrimoine culturel ; les héros étaient les organisations, notamment la Mission des Nations unies pour la stabilisation au Mali qui a repris le contrôle de la zone et l’Unesco qui a organisé la reconstruction des mausolées.

Appliquée aux deux cas de figure analysés ici, cette grille de lecture permet de pointer la subversion du discours qui accompagne leur stigmatisation. Ce sont bien les activistes que l’on criminalise. Mais qui sont les victimes et qui sont les héros ?

Deux récits contradictoires, mais avec la défense du patrimoine, celui dont la Loi française dit qu’il doit être ménagé, du côté des manifestants.

Dans le cas de la mouvance écologiste qui instrumentalise les hauts lieux du patrimoine culturel, un événement qui s’est produit ce mois de mars à Florence donne quelques réponses : un petit groupe se réclamant d’Ultima Generazione, mouvement apparenté à Extinction Rebellion, a projeté de la peinture lavable sur les murs du Palazzo Vecchio ; le maire de la ville, Dario Nardella, présent sur la place au même moment, s’est jeté sur l’un des activistes pour le maîtriser ; plusieurs journaux toscans et nationaux ont fait leurs choux gras de l’événement, se chargeant au passage d’assigner les rôles ; ils ont dénoncé les « vandali » écologistes – les criminels – qui s’en prennent à un fleuron du patrimoine des Florentins, des Italiens et de l’humanité entière – les victimes – en raison de l’inscription du centre historique de Florence au patrimoine mondial de l’Unesco ; le maire de la ville est devenu le héros de l’histoire.

Pourtant, on aura compris que pour les militants à la manœuvre, la distribution des rôles était bien différente : les criminels sont les pollueurs de la planète, la victime est l’humanité, et les héros ceux qui défendent l’environnement.

Dans le cas des activistes de l’environnement qui agissent « sur site », le rassemblement de Sainte-Soline, intervenu lui aussi en mars dernier, les réponses sont proches, mais un peu différentes aussi. Bien que les dégradations intervenues sur le site aient été peu nombreuses, le qualificatif de vandales a été associé aux manifestants par plusieurs organes de presse ; les mêmes journaux et le gouvernement français ont qualifié de victimes, non les professionnels et les organisations impliquées dans la construction de la méga-bassine puisqu’il n’y a pas eu dégradation notable, mais les forces de l’ordre ; ces dernières étaient aussi mises en avant, notamment par la voix du ministre de l’Intérieur, comme les véritables héros du champ de bataille ; dans ce récit, le patrimoine n’avait pas de place.

Du côté des manifestants, qui pour la plupart réprouvent la logique d’affrontement, les criminels sont ceux qui privatisent et dilapident les ressources naturelles, les victimes sont les autres usagers et, derrière eux, les écosystèmes, et les héros sont de leur côté. Deux récits contradictoires donc, mais la défense du patrimoine, celui dont la Loi française dit qu’il doit être ménagé, est assurément du côté des manifestants.

En renforçant son appareil répressif pour lutter contre ce type d’actions militante, l’État français, comme il vient de le faire en interdisant les Soulèvements de la Terre, marque son adhésion pleine et entière au premier des deux récits. Le mouvement devient hors la loi et les militants des criminels en puissance. En victimisant et en héroïsant les forces de police, l’État français les conforte certes dans leur mission de maintien de l’ordre, mais aussi un ordre qui ne dit pas son nom : celui du productivisme à tout crin en dépit des impacts dont sont victimes le patrimoine naturel de la France et quantité d’acteurs socio-économiques qu’on a évacué de l’histoire.

Je doute que les enfants jouent, un jour, dans les cours d’école, aux vandales et aux gardiens de l’idée patrimoniale ; mais s’ils devaient être tentés, je doute aussi qu’ils puissent jamais se reconnaître dans la distribution des rôles que l’État français cherche à imposer. Ce seront eux qui, dans vingt ans, sauront désigner les vrais criminels, les vraies victimes et les vrais héros.


[1] Leloup, Mathilde, 2021, Défendre l’humanité en protégeant son patrimoine : un nouveau mandat pour les opérations de paix onusiennes, Dalloz

Bernard Debarbieux

Géographe, Université de Genève

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Notes

[1] Leloup, Mathilde, 2021, Défendre l’humanité en protégeant son patrimoine : un nouveau mandat pour les opérations de paix onusiennes, Dalloz