Émeutes 2023 : la présence des absents
La mort du jeune Nahel, tué par un policier à Nanterre, et la mobilisation sociale qui lui répond, apparaissent déjà comme un moment charnière dans l’histoire politique française contemporaine.
La comparaison avec 2005 s’impose et c’est plutôt bon signe : elle démontre que ces phénomènes s’inscrivent dans une histoire entrée dans le sens commun, avec ses conflits politiques et intellectuels, ses enjeux d’interprétation. Faut-il encore rappeler que l’histoire des luttes des quartiers est jalonnée, depuis les années 1980, par ces épisodes aux mécaniques régulières, qui voient les jeunes hommes des quartiers populaires se soulever après le (ou les) décès d’autres jeunes hommes des suites d’une rencontre avec la police.
Comme toujours les concernés, à savoir les jeunes protagonistes, « sont parlés » : leur absence est en quelque sorte une condition de leur présence dans la bouche des autres, chargés de qualifier leurs actes. Émeutes ou révoltes ? Sempiternelle interrogation sur le caractère « politique » de la conduite des jeunes, souvent sans eux. Heureusement, et c’est un acquis réel par rapport à 2005, des médias comme Le Bondy Blog ou encore Booska-P font entendre une parole sous une forme qui n’existait pas à l’époque.
Comment poser encore la question de la dimension politique de ces émeutes ? Selon la définition d’Anthony Oberschall, « une mobilisation désigne le processus par lequel un groupe mécontent assemble et investit des ressources dans la poursuite de buts propres ». Alors les événements de ces derniers jours et leur déroulement pourraient presque figurer dans un manuel de science politique comme un idéal-type.
Une injustice, redoublée par la révélation (imprévue) de la tentative de mensonge de l’autorité publique sur la réalité des faits, suscite instantanément la colère de groupes sociaux s’identifiant au jeune adolescent tué. Ces jeunes de quartiers populaires ont des raisons objectives de se révolter : ils le font d’abord au nom de la « Justice pour Nahel », mais très vite cette revendication en rejoint d’autres, issues des problématiques quotidiennes des quartiers populaires. Pour les faire entendre, les jeunes mobilisés utilisent le répertoire d’actions et les ressources à leur disposition, reproduisent des pratiques instituées par le passé des émeutes, mais aussi par les mouvements sociaux récents. Une marche blanche « de la révolte » est organisée, reprenant les codes de la manifestation et à laquelle se rendent de nombreux·se·s élu·e·s de gauche. La nuit, les bâtiments publics, les caméras de vidéo-surveillance, la police, les magasins, sont pris pour cible. Les réseaux sociaux sont le média principal et incroyablement dynamique de ces actions. Les champs politique et médiatique sont la scène d’affrontement quant à l’interprétation de ce qu’il se passe, réactivant les lignes de conflit établies et les oppositions mille fois « déjà vues » autour de la représentation politique d’un tel événement.
Les sciences humaines et sociales ont, depuis 2005 justement, produit un ensemble de données et d’interprétations qui permettent de mieux « lire » les phénomènes en cours. L’histoire des luttes des quartiers populaires est bien mieux connue et étudiée qu’il y a 20 ans. L’hémisphère gauche du champ politique a clairement évolué sur ces questions, sous l’impulsion de mobilisations importantes menées par des collectifs de victimes et par la sédimentation des luttes des quartiers populaires, dont plusieurs générations ont enduré concrètement la position marginale de ces revendications. Le sujet des violences policières, auparavant traité comme périphérique, a aujourd’hui accédé à une forme de centralité. Il est devenu le point de cristallisation des formes systémiques de racisme qui traversent la société française, et dont l’évocation n’est plus un tabou mais un véritable conflit « culturel », au sens où l’entendait Gramsci. L’offensive réactionnaire de ces dernières années contre la « culture de l’excuse » (Sarkozy, Valls), puis l’« islamogauchisme » (Macron) sont un signe de ce conflit.
Cette progression de la connaissance connaît une corrélation paradoxale avec un recul et un discrédit de l’action publique en direction des quartiers populaires. Un recul qui s’est manifesté dans la conférence de presse lunaire donnée par Emmanuel Macron après trois nuits de violences urbaines : en pointant la responsabilité des parents et des jeux vidéo, le président a fini d’affliger celles et ceux qui alertent et agissent de longue date sur ces questions. En fermant si violemment la porte à toute explication structurelle de la colère qui s’exprime, le Président reproduit son geste symbolique de 2018 à l’égard du « Plan Banlieue » qui avait été déposé sur sa table par Jean-Louis Borloo et des centaines de professionnel·le·s et d’élu·e·s : toute réponse en termes de politiques publiques contre les inégalités aura pour destination la poubelle.
Le refrain du « pognon de dingue » appliqué aux zones urbaines en difficulté a gagné du terrain : l’opposition entre banlieues et campagnes, venue de la droite et de l’extrême-droite, a trouvé ses amateurs et son public y compris à gauche. Cette idée qu’on a « trop fait » pour les quartiers est la base du discours de dépolitisation des émeutes. Un refus du social, symptomatique du néolibéralisme, qui ouvre la voie au discours de responsabilisation et à son versant sécuritaire et punitif. Les émeutiers seraient tellement dénués de toute conscience politique qu’il suffirait à leurs parents, véritables responsables de la situation, de ne pas « les laisser traîner la nuit » pour mettre fin à l’émeute.
Toute position qui s’interroge sur la légitimité de la révolte de ces jeunes, qui par ailleurs prennent des risques énormes en y participant[1], est malheureusement tributaire de ce mécanisme de dépossession politique. Le dévoiler, c’est renverser la question : qu’est-ce qui au juste n’est pas politique dans ces émeutes ?
En s’attaquant aux commissariats et aux mairies, aux médiathèques et aux écoles, les jeunes s’adressent explicitement, avec leur répertoire d’action, aux pouvoirs publics. Dans son ouvrage Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? (2013), Denis Merklen mettait en avant il y a dix ans déjà la portée conflictuelle finalement très lisible d’actes que le discours dominant aime à décrire comme « incompréhensibles » : le fait de brûler un service public utile à sa propre communauté, parfois le dernier dans des espaces abandonnés par l’action publique, n’est pas la preuve d’une inconscience (c’est souvent comme cela que sont décrits ces actes et ceux qui s’y livrent) mais plutôt d’une forte conscience des conflits politiques en jeu.
Pour ces émeutes de 2023, il semble même que d’une certaine manière, les émeutiers se positionnent encore davantage comme acteurs politiques conscients : il faudra attendre des données quantitatives plus précises pour observer si certaines pratiques ont « bougé » par rapport à 2005, notamment dans les infrastructures prises pour cible. Certains indices le suggèrent.
À l’époque, le fait de s’attaquer à certains équipements (écoles et gymnases notamment) avait fait l’objet de nombreuses critiques, notamment de la part des habitant·e·s. Les débats moraux d’hier se poursuivent aujourd’hui de manière dynamique sur les réseaux sociaux. Il y a en 2023 un fait nouveau : si les jeunes émeutiers ne se rendent toujours pas sur les plateaux télé pour nous livrer l’explication de leurs actes, nous avons aujourd’hui avec les réseaux sociaux une « parole » qui s’exprime et se donne à voir, en vidéo et en commentaire, notamment sur le réseau social Snapchat. On aurait tout à fait tort de résumer les contenus postés sur les réseaux à de la concurrence dans la violence.
S’exprime dans ces émeutes une culture politique, ancrée dans l’expérience spécifique de la subalternité et du racisme qui est celle des quartiers populaires français.
C’est aussi sur les réseaux que se multiplient les prises de parole et commentaires de personnalités publiques issues des quartiers pour questionner le mode d’action des émeutiers. L’épisode des prises de position de certains joueurs de l’équipe de France, Jules Koundé, Kylian Mbappé, Aurélien Tchouaméni ou encore Mike Maignan est à ce titre emblématique : la solidarité exprimée avec la famille et la dénonciation d’une « situation inacceptable » (Mbappé) sans « aucune circonstance atténuante » (Koundé) s’est vue nuancée par un communiqué dont la trajectoire mystérieuse démontre à la fois la sensibilité de certains joueurs des quartiers aux questions politiques qui les traversent, et les conditions sans doutes difficiles de toute prise de position en la matière.
Dans le monde culturel, de nombreux artistes comme Rohff, Médine, SCH, Gradur ou Sadek se sont très vite exprimés, poursuivant pour les trois premiers une participation désormais régulière au débat public (appel au vote pour les élections présidentielles, soutien au mouvement contre la réforme des retraites). Des influenceurs emblématiques des quartiers comme Golozer ont tenté, souvent avec humilité, d’émettre leurs réserves à l’égard de la violence de certains actes, donnant finalement leur point de vue sur les formes de la mobilisation. Le boxeur originaire de Nanterre Bilel Jkitou, très suivi sur les réseaux sociaux, a fustigé ceux qui sont « plus choqués par les émeutes que par la mort de Nahel ».
Autant de points de vue qui contribuent à faire vivre la conversation démocratique et nourrir une interprétation complexe du moment que nous vivons, hors des injonctions caricaturales au retour au calme. Ces débats ont le mérite d’être ancrés dans une expérience de la vie dans les quartiers populaires qui est revendiquée comme ressource positive, une capacité à réfléchir et à agir.
On peut faire l’hypothèse d’actions plus complexes, voire réflexives encore aujourd’hui que ce qu’avaient avancé les travaux sociologiques réalisés au lendemain des émeutes de 2005 et de 2007. La remise en cause de la Politique de la ville par les habitant·e·s constitue par ailleurs un autre élément nouveau, dont nos enquêtes récentes montrent une présence importance dans le discours critique qui se formule aujourd’hui dans les quartiers, et où peu d’acteurs institutionnels sont épargnés[2]. Les démolitions, les nouveaux aménagements de l’espace public, sont l’objet de nouvelles formes de revendication, d’engagement et de colères, face à une situation ressentie comme encore dégradée après 20 ans de politique de la ville. Dans ce contexte, la mise en accusation des « parents » dans le cadre des événements en cours est d’autant plus insupportable et hors de toute réalité.
Au registre des signes politiques facilement compréhensibles, on peut d’ailleurs citer les destructions multiformes (pierres, scieuses, engins de chantier) des caméras de vidéo-surveillance qui ont fleuri dans les quartiers dans les dernières phases de la rénovation urbaine. Des actes qui rejoignent une critique de la société de surveillance qui est loin de se limiter aux quartiers populaires, et qu’il serait bien étrange de ne pas interpréter sous ce prisme. On a en tête, aussi, la manière dont la vidéo-surveillance a rendu possible la distribution de nombreuses et ruineuses amendes pour non-respect du couvre-feu pendant le confinement, suscitant l’incompréhension et la colère dans les quartiers. À cette époque déjà, l’appel au calme et à « faire les choses comme il faut », sanctionné par la violence policière, ciblait explicitement les habitant·e·s des quartiers pourtant en première ligne face à la crise sanitaire et à ses conséquences.
De la même manière, comment ne pas lire les nombreuses scènes de pillage de supermarchés, filmées et commentées par les protagonistes, dans le cadre des conditions matérielles dégradées dans les quartiers populaires, du coût de la vie, de l’inflation qui fait la une de l’actualité politique depuis près d’un an ? Les vidéos montrent des jeunes émeutiers, mais aussi des habitant·e·s non-impliqué·e·s dans les émeutes, des « parents » qui se servent de couches, lessives, œufs, ou des jeunes qui grattent un Yop ou « mascarpone pour le tiramisu »[3]. Le ton humoristique des personnes à l’image, ou de ceux qui la commentent, met à distance le tragique de la situation tout en révélant la toile de fond sociale et politique des événements en cours.
S’exprime ici une culture politique, ancrée dans l’expérience spécifique de la subalternité et du racisme qui est celle des quartiers populaires français. Il serait surprenant, au regard des conditions dans lesquelles cette culture se forme et se déploie qu’elle ne remette pas en cause les modes établis d’énonciation et de dénonciation de l’ordre des choses. Il est logique qu’elle soit violente, comme tant de mouvements contestataires qui font l’histoire.
L’urgence pour la gauche n’est pas de « renouer le dialogue » (et cette expression beaucoup utilisée ces derniers jours trahit une extériorité qui pose réellement question) mais de reconnaître sans ambiguïté la légitimité de cette violence, expression d’une souffrance et du refus politique de cette souffrance.
Dans une vidéo qui a beaucoup circulé sur les réseaux, on voyait la mère du jeune Nahel faire vrombir le moteur d’une moto, sous les clameurs des amis de son fils. Cris d’orfraie, indignation, incompréhension, stigmatisation : mais que fait-elle ? « Qui sont ces gens ? » clame l’extrême-droite par la voix Jean Messiha, lanceur d’une cagnotte en ligne pour soutenir le policier qui a tué le jeune Nahel. La concernée l’avait pourtant expliqué dans un tout premier témoignage vidéo, bouleversant, quelques heures après l’assassinat de son fils. Nahel aimait la moto, comme beaucoup de jeunes des quartiers et d’ailleurs. Il est mort sur un trajet qu’il aimait parcourir, tout près de chez lui. Entendre rugir le moteur, cela faisait tout simplement penser à lui. Cette forme d’hommage n’est d’ailleurs pas inconnue pour l’histoire politique des quartiers, marquée par le signifiant du deux-roues[4] et un « amour du risque » socialement et politiquement situé, que la Fonky Family décrivait si bien déjà en 1997[5].
La droite et l’extrême droite ne s’y trompent pas : en se déchaînant sur ce type d’images, en continuant de viser sans retenue le jeune homme décédé et sa famille, et derrière eux les habitants des quartiers, ils savent qu’ils s’attaquent à quelque chose qui existe, et qu’ils veulent voir disparaître. L’opposition à cette pente mortifère, c’est reconnaître l’existence de ces vies attaquées, et les défendre au même titre que les autres. Tout sauf un retour à la normale.