Société

L’annulation de l’agrément d’Anticor est anti anticorruption

Avocat

Depuis quelques jours, Anticor ne peut plus se constituer partie civile dans des affaires d’atteinte à la probité : le tribunal administratif a annulé l’arrêté par lequel le Premier ministre avait renouvelé son agrément. Cette récente déflagration révèle les limites de confier la délivrance de l’agrément à un pouvoir politique, dont les membres sont susceptibles d’être mis judiciairement en cause dans des affaires d’atteintes à la probité.

Le 23 juin 2023, le tribunal administratif de Paris a annulé l’arrêté du 2 avril 2021 par lequel le Premier ministre avait renouvelé l’agrément de l’association Anticor en vue de l’exercice des droits reconnus à la partie civile.

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Pour comprendre les enjeux et les conséquences de cette décision déflagratoire, il faut rappeler que la loi n° 2013-1117 en date du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière est venue ajouter un article 2-23 au Code de procédure pénale, pour permettre aux associations de lutte contre la corruption de se constituer partie civile dans les dossiers d’atteintes à la probité.

Avant cette loi, la jurisprudence avait progressivement évolué pour élargir les cas de recevabilité des constitutions de partie civile par des associations non habilitées. Dans un arrêt très remarqué datant du 9 novembre 2010, dans le dossier dit des « biens mal acquis », la Cour de cassation avait jugé « recevable la constitution de partie civile d’une association (Transparence internationale France) ayant pour objet la prévention et la lutte contre la corruption dans une affaire visant trois chefs d’État étrangers poursuivis pour détournement de fonds publics, abus de biens sociaux et recel, dès lors que ces infractions seraient de nature à causer à ladite association un préjudice direct et personnel ».

L’intention législative était louable, puisqu’il s’agissait d’ouvrir par l’effet de la loi le droit aux associations de lutte contre la corruption d’exercer les droits reconnus à la partie civile concernant les infractions de corruption, notamment compte tenu « de suspicions parfois exprimées sur la réelle volonté de la justice et du Gouvernement de voir les faits de corruption effectivement poursuivis et sanctionnés, en particulier lorsqu’ils concernent des élus » (Rapport parlementaire enregistré le 12 juin 2013 à la présidence de l’Assemblée nationale fait par M. Yann GALUT).

La loi a donc donné naissance à l’article 2-23 du Code de procédure pénale, selon lequel « toute association agréée déclarée depuis au moins cinq ans à la date de la constitution de partie civile, se proposant par ses statuts de lutter contre la corruption, peut exercer les droits reconnus à la partie civile », notamment s’agissant des infractions traduisant un manquement au devoir de probité.

Un décret en Conseil d’État fixe les conditions dans lesquelles les associations peuvent être agréées. Le décret n° 2014-327 du 12 mars 2014 prévoit ainsi que l’agrément peut être accordé à une association se proposant par ses statuts de lutter contre la corruption lorsqu’elle remplit les conditions suivantes :

1° Cinq années d’existence à compter de sa déclaration ;

2° Pendant ces années d’existence, une activité effective et publique en vue de lutter contre la corruption et les atteintes à la probité publique, appréciée notamment en fonction de l’utilisation majoritaire de ses ressources pour l’exercice de cette activité, de la réalisation et de la diffusion de publications, de l’organisation de manifestations et la tenue de réunions d’information dans ces domaines ;

3° Un nombre suffisant de membres, cotisant soit individuellement, soit par l’intermédiaire d’associations fédérées ;

4° Le caractère désintéressé et indépendant de ses activités, apprécié notamment eu égard à la provenance de ses ressources ;

5° Un fonctionnement régulier et conforme à ses statuts, présentant des garanties permettant l’information de ses membres et leur participation effective à sa gestion.

On peut le voir, certaines exigences sont parfaitement floues et c’est dans ces conditions que, dans un avis de février 2021, la CNIL a notamment estimé que « le texte semble insuffisamment précis pour imposer la production du détail des noms des donataires au-delà d’une certaine somme et les montants de leurs dons ».

La demande d’agrément ou de renouvellement est adressée au garde des Sceaux, ministre de la Justice, qui instruit le dossier. C’est également ce dernier qui fixe par arrêté la composition du dossier. Un arrêté du 27 mars 2014 en définit la liste précise.

Le choix a par conséquent été fait de confier la délivrance de l’agrément à un pouvoir politique, dont les membres sont susceptibles d’être mis judiciairement en cause dans des affaires d’atteintes à la probité.

Tenue de respecter ce cadre extrêmement critiquable pour le risque de partialité qu’il fait peser, l’association Anticor a demandé, le 28 septembre 2020, le renouvellement de l’agrément dont elle bénéficiait, en fournissant l’ensemble des documents exigés par l’arrêté. Par un décret n° 2020-1293 du 23 octobre 2020, il a été décidé que le garde des Sceaux, ministre de la Justice, ne pouvait notamment connaître « des actes de toute nature relevant des attributions du garde des Sceaux, ministre de la Justice, relatifs à des personnes morales ou physiques ayant engagé des actions notamment judiciaires contre lui en sa qualité de ministre ou d’avocat ». Anticor ayant déposé plainte contre le ministre pour « prise illégale d’intérêts », ce dernier a été contraint de se déporter dans le cadre de l’examen de la demande d’agrément.

L’examen de la demande s’est officiellement poursuivi sans lui. Dans le cadre de l’examen de la demande, un rendez-vous a cependant été organisé… au ministère de la Justice, place Vendôme.

C’est dans ces conditions que l’agrément a été renouvelé. Cet arrêté, de manière très rare, a cependant émis des réserves sur les conditions tenant au caractère désintéressé d’Anticor et au fonctionnement régulier et conforme à ses statuts, en retenant « l’intention de recourir à un commissaire aux comptes pour accroître la transparence de son fonctionnement financier, ainsi qu’une refonte de ses statuts et de son règlement intérieur ».

Pourtant, l’association avait déjà un commissaire aux comptes et les anciens statuts n’avaient pas empêché l’association d’obtenir son agrément en 2018… Les engagements de l’association, pour permettre de nouvelles améliorations, se sont donc retournés contre elle.

Dans ce contexte, deux dissidents de l’association ont contesté la régularité de l’agrément, en demandant par conséquent… l’annulation d’une décision favorable à un tiers !

Seul l’intérêt à agir de l’un d’entre eux a été reconnu par la juridiction administrative dans son jugement du 23 juin, au prétexte qu’il aurait alerté le ministère de la Justice sur des supposés dysfonctionnements de l’association par un courrier du 16 juin 2020, puis avait été exclu de l’association le 17 septembre 2020 en raison des modalités selon lesquelles il avait dénoncé des dérives de fonctionnement.

Pour contester la légalité interne de l’arrêté, les requérants prétextaient tout d’abord d’un don de 64 000 euros en 2020 par un même donateur, en soupçonnant l’existence de « dons fléchés » pour certaines plaintes notamment dans l’affaire Kohler… Cependant, il n’a jamais été établi que ce donateur avait eu la moindre incidence sur l’engagement de cette procédure.

Il est tout à fait singulier de constater que d’aucuns préfèrent se concentrer sur une polémique artificielle liée au financement, plutôt que sur la réalité concrète des agissements dénoncés.

Les anciens membres de l’association critiquaient ensuite le mode de fonctionnement de l’association. Cependant, de telles critiques sont assez classiques dans le monde associatif, surtout lorsque les attentes pesant sur les structures associatives sont nombreuses.

Dans son jugement, la juridiction ne porte aucune appréciation sur le bienfondé de la dénonciation, pas plus que sur les conditions réelles dans lesquelles l’ancien commissaire aux comptes a été écarté ni sur la circonstance qu’il avait notamment validé les comptes de 2019.

Sur le fond, la juridiction a considéré, en substance, que l’agrément avait été accordé au regard, non pas du respect des conditions posées par le texte, mais d’un engagement à les respecter à l’avenir. Il s’agissait, selon elle, d’une « erreur de droit ».

Il est par conséquent important de comprendre que la juridiction n’a pas vérifié au fond si les conditions étaient ou non remplies mais s’est bornée à considérer que l’agrément ne pouvait pas être renouvelé en se fondant sur des « intentions » mais qu’il fallait se placer au moment de l’acte.

Selon elle, la motivation traduisait le fait que les conditions n’étaient pas remplies. Or, une discussion concrète sur les conditions posées par le décret de 2014 aurait pu permettre de palier ce qui procède d’une difficulté rédactionnelle.

Contrairement à ce qu’on a pu lire, le tribunal n’a pas considéré que l’association n’était pas indépendante mais il s’est contenté de tirer les conséquences de ce qui pouvait paraître comme étant une contradiction dans la motivation du Premier ministre qui a été, de fait, condamné au profit du requérant recevable.

On peut légitimement s’interroger sur le caractère volontaire ou non d’une motivation aussi critiquable, qui a opportunément servi aux requérants. L’interrogation est renforcée par le fait que cela permet à l’autorité de se prévaloir d’une décision d’annulation, en fait liée à la motivation de son acte. La « condamnation » d’Anticor peut être attribuée à des juges et non à l’administration, ce sont eux qui seraient à l’origine de la privation de ses droits. Pourtant, les seules constatations qui précèdent dévoilent toute l’artificialité d’un tel positionnement.

Si la démarche de l’administration est volontaire, la motivation de l’acte a pu permettre de se débarrasser « proprement » d’Anticor, en faisant reposer l’examen sur les juges et en comptant sur le fait que personne ne s’interrogera sur leur raisonnement et la réalité du contrôle opéré, à savoir la conséquence de ce qui est un vice de forme. De plus, il faut rappeler que c’est le Premier ministre qui était en défense devant les juridictions administratives et non Anticor, seulement tiers intervenant. Or, le chef du Gouvernement n’a même pas fait d’observations orales lors des audiences. Il aurait également pu, conscient des enjeux, soutenir la demande d’Anticor de reporter les effets dans le temps de l’annulation, il ne l’a pas fait…

Cette procédure révèle les limites de confier à une autorité politique l’agrément mais également la définition des critères à remplir pour l’association, puisqu’elle permet une ingérence considérable de la puissance publique dans le fonctionnement associatif.

La procédure repose également sur une incongruité liée au fait que rien n’interdit les personnes mises en cause dans les procédures de poursuivre pour dénonciation calomnieuse, d’obtenir la condamnation à une amende civile de l’auteur d’une plainte avec constitution de partie civile jugée abusive. Il est par conséquent tout à fait singulier de constater que d’aucuns préfèrent se concentrer sur une polémique artificielle liée au financement, plutôt que sur la réalité concrète des agissements dénoncés…

Cette annulation profite aujourd’hui à la criminalité en col blanc qui ne va pas manquer d’utiliser cette décision pour fragiliser les procédures. Anticor ne peut aujourd’hui plus se constituer partie civile dans des affaires d’atteinte à la probité sur le fondement de l’article 2-23 du code de procédure pénale.

Une question peut également se poser sur la régularité des procédures initiées sur le fondement de l’agrément délivré en 2021 et qui n’auraient pas fait l’objet d’une régularisation des poursuites par l’intervention d’un réquisitoire aux fins d’informer de la part du procureur de la République après la plainte avec constitution de partie civile.

L’agrément d’Anticor engage le combat contre la corruption. Son annulation est anti anticorruption.

L’association a demandé au Gouvernement de lui donner un nouvel agrément. Le signal que va offrir le Gouvernement en accordant ou non cet agrément sera déterminant.


Vincent Brengarth

Avocat, Barreau de Paris