Ce qui est mort et ce qui est vivant dans la planification économique
Avec notre collègue Frédéric Legault, nous avons récemment publié un livre à propos de la planification économique. D’aucuns y verront un sursaut nostalgique de la part d’amateurs de l’URSS et de ses plans quinquennaux.
Cette association est un quasi-réflexe qui montre à quel point nous avons bien fait de publier Construire l’économie postcapitaliste. En effet, comme elles n’ont pas été traduites en français, les recherches accomplies sur la planification économique depuis la chute du mur de Berlin ont peu circulé et ont à peine été débattues dans le monde francophone. Pourtant, elles contiennent des propositions stimulantes pour sortir des multiples crises – économique, écologique, démocratique – dans lesquelles l’humanité semble piégée et pour dépasser, à terme, le système économique qui les structure : le capitalisme.
Ainsi, quand il est question de planification économique, il nous faut séparer le mort du vivant, le bon grain de l’ivraie, aussi bien du côté scientifique que du côté imaginaire. Alors qu’aujourd’hui une bonne partie de l’économie capitaliste est planifiée – par les États, bien sûr, mais aussi par les corporations transnationales –, le mot planification évoque immanquablement les longues files et les tablettes vides. Or, cette vision n’a plus rien à voir avec ce qu’est la planification économique aujourd’hui et encore moins avec ce qu’elle pourrait être si elle était démocratisée.
Notre livre présente, le plus clairement et simplement possible, six modèles de planification démocratique qui ont été conçus entre 1988 et 2019. Il serait bien impossible de tous les présenter ici. Cependant, à partir de ce parcours, nous pouvons esquisser ce qu’il est désormais important de rejeter à propos de la planification économique, mais, surtout, ce qu’il faut en garder pour la construction d’une économie postcapitaliste.
Ce qui est mort : la centralisation à la Staline et Mao
La proposition de planification économique que tout le monde connaît est directement liée à certaines expériences désastreuses; les plans quinquennaux de Joseph Staline dans les années 1930, le Grand Bond en avant de Mao Zedong à la fin des années 1950. Outre leurs attaques aux droits humains les plus élémentaires, ces exemples posent, du point de vue du fonctionnement même de la planification, plusieurs problèmes importants.
D’abord, ces expériences sont toutes deux fondées sur le volontarisme politique du sommet de la pyramide politique. La planification économique devient la façon de plaquer les objectifs politiques des dirigeants sur le reste de la société. L’économie n’a pas pour finalité de combler les besoins et désirs de la population en général, mais de correspondre à ce qu’il faut accomplir selon les décideurs et pour le bien de la nation. Les acteurs économiques – travailleurs et travailleuses, entreprises, fonctionnaires – n’ont pas d’autonomie sur la prise de décision locale et ne comprennent généralement même pas pourquoi ils accomplissent les tâches qui leur sont assignées. Ces problèmes mènent à un désengagement généralisé face aux projets économiques eux-mêmes et peu d’incitatifs existent pour renverser cette tendance.
Ensuite, ce désengagement pousse tous les acteurs économiques à agir de façon purement égoïste, peu importe les conséquences collectives. L’important, c’est de sauver sa peau dans un système dont on ne comprend ni les buts ni le fonctionnement kafkaïen. Ainsi, les équipes de travail et les directions d’entreprises vont tout faire pour répondre aux objectifs du plan, mais de la façon qui est la plus avantageuse pour elles, même si ce faisant elles fournissent des produits inutilisables ou transmettent des informations fausses. Au sommet de la hiérarchie, les planificateurs doivent donc prendre les décisions à partir de données qu’ils savent trafiquées et mensongères. Ils mettent alors en place des processus de contre-vérification bureaucratiques et coûteux comme ils ne peuvent se fier à personne, ce qui réduit d’autant l’engagement des autres acteurs économiques et les encourage à faire davantage usage de manœuvres et de falsifications.
Enfin, la rigidité dans l’exécution des plans chinois et soviétiques causait une série d’autres problèmes. Le changement du plan était inévitablement vu comme l’admission d’une erreur de la part de la direction politique et il était crucial d’éviter de telles situations. Nul besoin d’évoquer les mesures disciplinaires et mortifères mises en place pour satisfaire cette rigidité, elles ont été largement discutées. Plus central à notre propos est le manque d’information reçu par les planificateurs sur le contexte d’exécution du plan que cette contrainte imposait. Si tout le monde doit prétendre que le plan se réalise à merveille ou doit au contraire évoquer des circonstances exceptionnelles pour justifier ses échecs, il est impossible pour les planificateurs de tirer profit de l’expérience vécue et d’apprendre à mieux planifier en fonction des ressources et des techniques disponibles.
Ces systèmes ont malgré tout mené à des découvertes économiques qui sont encore utiles pour la planification aujourd’hui, comme la programmation linéaire de Leonid Kantorovitch et les propositions de plusieurs esprits ingénieux qui ont tenté de réformer la planification économique à l’époque. Malheureusement, ces avancées pertinentes et ces efforts louables ne sont pas parvenus à transformer les modèles de planification du passé et ils n’en sauvent pas davantage la mémoire aujourd’hui. La planification centralisée du Gosplan est un cadavre qu’il serait non seulement inutile, mais aussi nuisible, de vouloir faire revivre.
Ce qui est vivant : la participation active, l’égalisation dans la diversité et la capacité voir à long terme
Les chercheurs et chercheuses que nous étudions ont, depuis 30 ans, conçu des modèles économiques à contrepied des éléments néfastes que nous venons de présenter tout en maintenant une critique du capitalisme. Ils ont en effet refusé de rejoindre les rangs des démissionnaires qui, voyant s’effondrer l’option communiste, ce sont résolus à adhérer sinon à des stratégies de réforme modeste du capitalisme, alors, tout au moins, à la défense du marché comme principe économique fondamental de toute économie qui ne brime pas la liberté. L’argument de l’école autrichienne voulant que les problèmes de circulation de l’information présentés plus haut ne pussent être réglés que par ce superordinateur que serait le marché a fait mouche et a soudain trouvé sa part d’adeptes à gauche. Les réformes chinoises des années 1970-1980 ne manqueront pas de s’en inspirer.
C’est, entre autres, en réaction à ce virage promarché que sont apparus les modèles de planification démocratique de l’économie où l’on élimine le comité central et la nomenklatura que Milovan Djilas considérait, à juste titre, comme nouvelle classe dominante. Nous trouvons dans ces modèles des éléments qui semblent particulièrement utiles pour s’attaquer aux problèmes auxquels nos sociétés sont aujourd’hui confrontées, en particulier la crise écologique, la montée des inégalités et la désaffection du politique.
Ainsi, la démocratie économique est au cœur de ces propositions. Par démocratie, il faut cependant entendre autre chose que ce à quoi nous ont habitués les gouvernements représentatifs contemporains. La fonction centrale de la démocratie telle que comprise par les modèles n’est pas l’élection de représentants qui prennent les décisions en lieu et place de leurs commettants, mais la prise de décision collective. Ces modèles économiques ont un principe central, la participation active de l’ensemble de la population aux choix économiques qui la concerne.
La différence est frappante avec les économies planifiées du XXe siècle, bien sûr, mais aussi avec le capitalisme dans lequel nous vivons. Imaginez avoir la possibilité de participer aux décisions qui concernent non seulement l’organisation de votre travail quotidien, mais aussi celles qui concernent les objectifs productifs de l’entreprise où vous travaillez. Combien d’heures devrions-nous travailler par semaine cette année ? Dans quoi devrions-nous investir nos efforts : rendre notre production moins polluante ou améliorer l’efficacité de nos processus ? Voilà le genre de questions qui seraient discutées collectivement.
Imaginez pouvoir décider non seulement de ce que vous consommez personnellement, mais avoir également l’occasion de vous exprimer sur les décisions de consommation collective de votre voisinage ou de votre ville. Souhaitons-nous réaménager les modules de jeux pour enfants du parc du quartier ou améliorer la fréquence du tramway qui le traverse ? Souhaitons-nous construire plus de logements ? Si oui, selon quels critères et pour répondre aux besoins de quel public ?
Le problème central que les modèles économiques auxquels nous nous intéressons tentent de résoudre est celui-ci : comment permettre à toutes les personnes concernées de participer à la prise de décisions sans que le processus démocratique ne devienne fastidieux ? Les différentes combinaisons institutionnelles qu’ils proposent ont en commun de faire usage d’une diversité de procédures et de ne pas voir la démocratie comme un processus unique et uniforme. Certaines décisions peuvent être prises sur une base individuelle avec quelques informations simples, d’autres relèvent d’un petit groupe que cela concernera spécifiquement, mais qui doit prendre le temps d’en parler. Enfin, quelques décisions doivent être prises en grand groupe – parfois par l’expression de préférences par un vote qui n’implique pas de discussion, d’autre fois via des débats de plus grande ampleur et d’ordre public.
Nos sociétés actuelles font déjà usage de ces différentes façons de faire des choix, mais selon une logique qui vise à reproduire les structures de pouvoir en place, plutôt que de permettre à tout le monde une implication dans les décisions qui influence leur quotidien. Certaines personnes passent leurs journées en réunion à choisir ce que les autres feront et pourquoi, tandis que d’autres ne sont que « consultées » et souvent sur des enjeux complètement secondaires. La démocratisation de l’économie représente d’abord un changement dans la répartition des décisions par rapport au système actuellement en place. Plusieurs personnes seront appelées à participer à plus de décisions, certaines autres en prendront beaucoup moins parce qu’elles ne concentreront plus tout le pouvoir dans leurs mains.
Un ensemble de conditions doit être rempli pour assurer cette participation active, et c’est là le deuxième élément de la planification économique qui est bien vivant aujourd’hui : l’égalisation relative des conditions de vie. Nous ne pouvons prendre de bonnes décisions collectives que si tout le monde a le temps participer à ces processus et, donc, a accès aux ressources nécessaires pour bien vivre. Autrement, des gens seront exclus par manque de temps parce qu’ils doivent prioriser autre chose que le fait de participer aux choix collectifs. De plus, nous devons avoir tous et toutes accès aux informations nécessaires pour faire des choix en connaissance de cause. Une trop grande disparité dans l’accès à l’information jette les bases d’une technocratie où ceux qui savent disent aux autres quoi faire.
En conséquence, il nous faut équilibrer à la fois les tâches, les efforts et les sacrifices qui sont demandés à chacun et chacune, mais aussi établir des modes de rémunération qui compensent ces efforts. Il est bien possible qu’une personne fournisse deux fois plus d’efforts au travail qu’une autre, il est même imaginable, dans certaines circonstances, que ce rapport monte jusqu’à un pour quatre. Cependant il est impossible de concevoir que quelqu’un fournisse 200 ou 300 fois plus d’effort que son collègue de travail. Pourtant, ces ratios de rémunération entre les patrons et leurs employés sont monnaie courante dans nos sociétés. Combler ce gouffre dans l’accès aux ressources et au pouvoir est l’un des objectifs principaux des modèles économiques que présente notre livre.
Cette égalisation ne doit pas se faire aux dépens de la diversité des modes de vie et de leur expression. Le but n’est pas de créer des vies grises et toutes semblables. Au contraire, il est plutôt question de permettre des vies au travail qui sortent justement de la monotonie et où on occupe – selon certains modèles dans la même semaine de travail, selon d’autres à travers sa vie – différentes fonctions. Certaines peuvent être plus exigeantes, d’autres plus agréables, mais l’idée est d’avoir une égalité relative du niveau de pénibilité entre les emplois et de compenser les différences par la rémunération.
Enfin, tous les modèles que nous avons étudiés proposent de renforcer notre capacité de penser collectivement à nos choix économiques à long terme. Au sein du capitalisme, la majeure partie des investissements sont réalisés en fonction des rendements qu’ils procureront. Comme le souligne Éric Pineault dans un ouvrage récent, ces infrastructures détermineront pendant des décennies non seulement l’occupation de cette partie de territoire, mais aussi un ensemble de flux de matière, de travail et de capital qui y seront dirigés pour permettre d’atteindre les objectifs de rendement. Ainsi, quand on construit une ligne haute-tension, une usine ou une école, on structure le futur pour 10, 15 ou 20 ans. Pourtant, lorsque ces investissements privés sont réalisés, la question n’est jamais : « Dans quel monde souhaitons-nous vivre dans l’avenir ? » Non, la question centrale est plutôt : « Comment puis-je obtenir le meilleur retour sur l’argent que j’investis ? »
Tous les modèles que nous étudions proposent de renverser cette logique. C’est ici que la planification prend tout son sens. Il est nécessaire de penser maintenant ce que nous voulons que chaque collectivité soit dans 10 ans et de faire les investissements en conséquence. Si nous souhaitons être à la hauteur de la crise socioécologique à laquelle nous faisons face, il s’agit probablement de la transformation la plus urgente à accomplir : socialiser l’investissement, le sortir des mains capitalistes, sans pour autant le transférer à l’État.
La planification démocratique de l’économie propose différentes façons d’organiser la prise de décision à large échelle sur ces questions tout en permettant la construction d’un plan cohérent. Nous croyons que l’importance de cet enjeu est largement sous-estimée, non seulement d’un point de vue écologique, mais aussi politique. La prise de décision collective à propos des investissements à faire permettrait de redonner du sens à l’action collective. Savoir ce que nous faisons, pourquoi nous le faisons et prendre nos décisions de façon autonome permet de dépasser l’apathie et de rendre transparents les conflits et désaccords dès le début du processus d’investissement. De cette façon, on peut ajuster, discuter et réorienter les projets en conséquence.
Vers où aller : prix, limites et besoins
S’il y a beaucoup à apprendre des modèles de planification démocratique de l’économie, ceux-ci ne sont pas parfaits, loin de là. Notre livre n’aborde pas du tout nos propres travaux sur la planification économique et se contente de présenter les modèles existants et les critiques qui leur ont été formulées. Nous travaillons en ce moment à ce qu’il est nécessaire d’approfondir afin d’améliorer le fonctionnement de la planification et de la rendre plus efficace et pertinente.
La question des prix nous paraît incontournable à creuser. Tous les modèles, bien sûr, proposent leur approche des prix. Cependant, c’est peut-être là où ils ont le moins bien vieilli, car la question de la transmission de l’information a beaucoup évolué depuis 30 ans. On pense évidemment aux capacités techniques qui se sont développées et qui permettent aujourd’hui de transmettre beaucoup plus rapidement et efficacement l’information économique. Par ailleurs, il est de plus en plus largement admis que de se fier simplement à un système-prix pour prendre des décisions économiques sera largement insuffisant pour entretenir une relation saine avec notre environnement. Il est donc nécessaire de comprendre comment transmettre et utiliser des informations multifactorielles qui permettent de tenir compte d’une variété d’enjeux. Or, pour l’instant, les modèles ne sont pas fondés sur de telles approches de valorisation multifactorielles.
L’un des enjeux cruciaux à envisager pour mieux planifier, ce sont les limites planétaires. D’abord, il faudrait s’équiper adéquatement pour comprendre ces limites et quelle place peut occuper notre économie au sein du métabolisme écologique si nous souhaitons respecter ses limites. À ce défi technique – plus important qu’il n’y paraît – il faut ajouter le défi politique du rapport entre démocratie et limite. L’autonomie, la capacité d’édicter soi-même la loi, est le maître mot de la démocratie. De ce point de vue, la démocratie ne connaît de limites que celles qu’elle s’impose elle-même ou celle que les éléments externes lui imposent. Or, les limites planétaires ne révèleront les conséquences de nos transgressions que bien après qu’elles auront été commises. Comment prévenir ces transgressions sans donner le pouvoir aux scientifiques qui sont en mesure de les évaluer ? Comment limiter notre action tout en restant au sein de la démocratie ? L’histoire démocratique qui nous précède offre bien quelques idées, mais il est nécessaire de les redéfinir pour qu’elles soient adaptées aux problèmes de notre monde.
À l’intérieur de ces limites, que devrons-nous prioriser ? Qu’est-ce qui est essentiel à produire, qu’est-ce qui est secondaire ? La question des besoins humains prend, avec la démocratisation de l’économie, un autre sens et devient politique. En fait, les besoins ont toujours été politiques, mais la planification le révèle en exigeant que nous fassions des choix sur ce qu’il faut produire. Bien sûr, nous obéissons à des exigences physiologiques qui balisent notre liberté, mais au-delà de ces balises, ce qu’on reconnaît comme des besoins à satisfaire et la façon dont on choisit de les satisfaire est l’objet d’une négociation collective. Nous croyons qu’il y a un filon intéressant à creuser pour la planification démocratique dans la définition collective des besoins. Elle permet de penser le minimum vital et la rémunération, mais aussi d’aborder les priorités productives à partir d’un même angle.
Alors que notre ouvrage vient d’être publié, nos travaux récents nous font mettre au jeu une question de méthode : la construction de modèles économiques cohérents et qui tentent d’être exhaustifs est-elle la voie à suivre pour continuer le travail sur la planification économique ? Si leur construction a été salutaire pour bien faire comprendre qu’un autre monde économique était possible, cette démonstration n’est désormais plus à faire. De plus, en étant très complets et ingénieux, ces modèles s’avèrent souvent complexes et difficiles d’approche. N’y aurait-il pas plutôt à développer une façon de présenter la démocratisation de l’économie qui soit plus ouverte et dans laquelle plusieurs sociétés aux institutions différentes peuvent se retrouver ? Une série de propositions qui lie davantage notre situation actuelle avec la possibilité de planifier démocratiquement notre économie et qui pointe vers des pistes à suivre ?
Nous consacrons notre ultime chapitre aux théoriciennes féministes J. K. Gibson-Graham qui proposent de ne pas se concentrer sur des modèles théoriques pour plutôt regarder ce qui se fait déjà aux marges du capitalisme et dans ses failles. Si l’idée est intéressante, elle peut aussi être dépassée. En effet, il est envisageable d’allier la puissance spéculative des modèles au pragmatisme des expériences déjà en cours. Voilà une piste à explorer pour la recherche à venir qui doit penser la planification démocratique en restant près du quotidien tout en proposant des façons d’organiser l’économie qui soient inspirantes pour l’avenir.
NDLR : Audrey Laurin-Lamothe et Simon Tremblay-Pepin viennent de publier avec Frédéric Legault Construire l’économie postcapitaliste aux éditions Lux.