Société

Inactualité de l’exil

Philosophe et psychanalyste

Comme Ovide, poète latin qui aurait, loin de sa patrie romaine, « désappris à parler », et dans des circonstances pourtant strictement incomparables, les exilé·e·s d’aujourd’hui font l’épreuve de la métamorphose d’une parole entravée en une parole impossible – et souvent ils et elles en ont honte. Comment les accueillir, alors, leur donner de l’hospitalité, si ce n’est un espace, un temps, où parler pourrait (re)devenir possible ?

«Tant de montagnes d’eau m’environnent ! / On croirait qu’elles vont à tout moment toucher le ciel étoilé. / Tant d’abîmes se creusent lorsque la mer s’écarte ! » ; « c’est sûr, nous allons mourir, il n’est nul espoir de salut / Et tandis que je parle, mon visage est tout inondé / Le flot étouffera ce souffle et, priant vainement, / J’absorberai l’eau qui doit me détruire[1] ».

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Ces mots auraient pu être écrits sur les bords de la mer Méditerranée, aujourd’hui même. Ils ont été écrits sur les bords de la mer Noire, il y a plus de deux milles ans, par Ovide. Notamment pour avoir écrit L’Art d’aimer, Ovide aura été condamné à l’exil, envoyé là où on ne l’entendra plus. Il aura néanmoins continué à écrire et aura décrit l’exil comme une métamorphose qui fait d’une parole interdite une parole désormais impossible. C’est un déchirement, une déchirure, c’est une mutilation, il est démembré, jusqu’à la dislocation – dys-location, autre nom de l’exil. Ovide, Les Tristes : « Souvent je cherche un mot, un nom, un lieu / Et il n’y a personne capable de me renseigner ; / Souvent j’essaie de dire quelque chose – cet aveu me fait honte ! –/ Et les mots me manquent, et j’ai désappris à parler[2] ».

Avoir désappris à parler, et en avoir honte – telle est, non seulement pour Ovide, mais souvent, l’épreuve de l’exil. Et c’est l’un de ses paradoxes parmi les plus violents – car c’est pour parler, c’est pour lever l’interdit qui pèse sur la parole, c’est pour crever le silence de mort que beaucoup se jettent sur les routes. Comprenons alors ce qu’est l’exil : pas seulement, pas systématiquement, mais fondamentalement, l’exil est une épreuve de la parole qui cherche à venir. Pourtant, souvent, la réalité n’est pas à la hauteur des espoirs qu’entretiennent celles et ceux qui cherchent un lieu où parler ; souvent, après Ovide et dans des circonstances pourtant strictement incomparables, les exilé·e·s d’aujourd’hui font l’épreuve de la métamorphose d’une parole entravée en une par


[1] Ovide, Les tristes, Les pontiques (traduction Danièle Robert), Babel, Actes Sud, 2006, 27 & 28.

[2] Tristes, 93.

[3] Georges Perec, « Robert Antelme ou la vérité de la littérature », L. G. Une aventure des années soixante, Le Seuil, 1992, p. 89.

[4] Primo Levi, Si c’est un homme (tr. M. Schruoffeneger), Julliard, 1987, p. 42.

[5] Jacques Derrida, Voyous, Galilée, 2003, p. 124-5.

[6] Voyous, p. 204.

[7] Voyous, p. 204.

[8] C’est un prénom d’emprunt. Waranikala est le nom donné à la panthère en bambara.

[9] La psychanalyse se pratique par libre association, par l’enchaînement des mots et phrases « qui viennent au hasard. Parler au hasard constitue la règle d’or pour qui veut interpréter ses rêves, y dévoiler la réalisation déguisée du désir inconscient. […] Parler au hasard dans un but déterminé, c’est déjà croire que le hasard fera bien les choses et que, par chance, il se mettra au service du désir de connaître les désirs inconscients. […] L’expression « parler au hasard » peut s’entendre aussi comme la destination du discours, le Hasard auquel la parole s’adresserait, le Hasard comme adresse postale ou poste restante, comme destinataire des lettres. Penser que le hasard fera bien les choses, c’est croire au hasard comme destinataire » (René Major, Le discernement. La psychanalyse aux frontières du droit, de la biologie et de la philosophie, Aubier, 1984, p. 19).

[10] « Commencez par ne pas croire que vous comprenez. Partez de l’idée du malentendu fondamental […] C’est toujours le moment où [les analystes] ont compris, où ils se sont précipités pour combler le cas avec une compréhension, qu’ils ont raté l’interprétation qu’il convenait de faire ou de ne pas faire. Cela s’exprime en général en toute naïveté par la formule – Le sujet a voulu dire ça. Qu’est-ce que vous en savez ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il ne l’a pas dit » (Jacques Lacan, Séminaire III : Les psychoses (1955-56), Seuil, 1981, p. 29).

[11] « les mondes dans lesquels nous vivons sont différ

Dorothée Legrand

Philosophe et psychanalyste, Chercheuse en philosophie au CNRS et en psychanalyse à l'IHEP

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Notes

[1] Ovide, Les tristes, Les pontiques (traduction Danièle Robert), Babel, Actes Sud, 2006, 27 & 28.

[2] Tristes, 93.

[3] Georges Perec, « Robert Antelme ou la vérité de la littérature », L. G. Une aventure des années soixante, Le Seuil, 1992, p. 89.

[4] Primo Levi, Si c’est un homme (tr. M. Schruoffeneger), Julliard, 1987, p. 42.

[5] Jacques Derrida, Voyous, Galilée, 2003, p. 124-5.

[6] Voyous, p. 204.

[7] Voyous, p. 204.

[8] C’est un prénom d’emprunt. Waranikala est le nom donné à la panthère en bambara.

[9] La psychanalyse se pratique par libre association, par l’enchaînement des mots et phrases « qui viennent au hasard. Parler au hasard constitue la règle d’or pour qui veut interpréter ses rêves, y dévoiler la réalisation déguisée du désir inconscient. […] Parler au hasard dans un but déterminé, c’est déjà croire que le hasard fera bien les choses et que, par chance, il se mettra au service du désir de connaître les désirs inconscients. […] L’expression « parler au hasard » peut s’entendre aussi comme la destination du discours, le Hasard auquel la parole s’adresserait, le Hasard comme adresse postale ou poste restante, comme destinataire des lettres. Penser que le hasard fera bien les choses, c’est croire au hasard comme destinataire » (René Major, Le discernement. La psychanalyse aux frontières du droit, de la biologie et de la philosophie, Aubier, 1984, p. 19).

[10] « Commencez par ne pas croire que vous comprenez. Partez de l’idée du malentendu fondamental […] C’est toujours le moment où [les analystes] ont compris, où ils se sont précipités pour combler le cas avec une compréhension, qu’ils ont raté l’interprétation qu’il convenait de faire ou de ne pas faire. Cela s’exprime en général en toute naïveté par la formule – Le sujet a voulu dire ça. Qu’est-ce que vous en savez ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il ne l’a pas dit » (Jacques Lacan, Séminaire III : Les psychoses (1955-56), Seuil, 1981, p. 29).

[11] « les mondes dans lesquels nous vivons sont différ