Ce que fait l’animal à la ville
En 1923, Le Corbusier écrit dans Vers une architecture[1] une phrase qui incarnera, pour plusieurs générations d’architectes, l’idéologie d’un certain mouvement moderne et une définition à la fois épaisse et sensible de la discipline architecturale : « L’architecture est le jeu savant, correcte et magnifique des volumes assemblés sous la lumière ».
Aujourd’hui, que nous racontent les volumes assemblés sous la lumière des changements climatiques à l’œuvre et de l’effondrement du vivant ? Au service de quoi, ce jeu savant, correct et magnifique doit-il être mis pour faire face aux enjeux contemporains ? Et eux, ces vivants qui s’effondrent, des papillons aux moineaux en passant par les libellules, qu’attendent-ils de l’architecture et de la ville d’aujourd’hui ?
Du caractère immatériel de l’énergie aux corps chauds et animés des vivants
Si la question écologique a fait de nombreuses incursions dans la longue histoire de l’architecture, on assiste, depuis près de trente ans en France, à une affirmation des enjeux environnementaux dans les projets, dans la recherche, dans l’enseignement de l’architecture. Après l’énergie, le climat, les matériaux, le réemploi, c’est à la question du vivant de faire débat chez les architectes, pour penser les conditions d’une intégration dans le bâti comme dans la ville d’une biodiversité nécessaire à une ville vivante, certes, mais aussi à une ville vivable.
Ce thème du vivant, qui s’articule de plus en plus dans les discours des architectes, des maires, des maîtres d’ouvrages, des aménageurs, et que les débats par exemple autour du ZAN[2] illustrent bien, amène avec lui celui des vivants, celui de ces autres habitants de la ville que sont les escargots, les renards, les cerfs élaphes, les anguilles, les grenouilles, les araignées et bien d’autres. Alors que l’écologie a longtemps été appréhendée chez les architectes par le prisme de l’énergie, dans une approche souvent quantitative, et avec un objectif de performance, les réflexions autour de la place et du rôle de la faune dans les projets architecturaux et urbains marquent un tournant notable : en près de trente ans, on est passé du caractère immatériel de l’énergie aux corps chauds et animés des vivants.
Cette thématique de l’animal qui s’immisce dans le champ de l’architecture fait vaciller quelques fondamentaux de la discipline et nécessite de se poser plusieurs questions. Il y a bien sûr celle des dispositifs architecturaux, spatiaux, urbains à réactiver, à réactualiser et à inventer pour accueillir la faune dans la ville d’aujourd’hui.
Il y a aussi celle des modalités de partage à mettre en place pour cohabiter avec cette faune, appelant là aussi à des résolutions spatiales et urbaines. Que l’on pense l’architecture pour accueillir la faune ou pour cohabiter, dans les deux cas, il s’agit de concevoir des lieux à l’échelle de corps différents, rompant avec des espaces jusqu’ici très anthropocentrés, dont le modulor[3] est une incarnation magistrale.
Enfin, la thématique de l’animal pose la question de la complexité qu’amène inévitablement la prise en compte des vivants, de leurs corps différents des nôtres, de leurs comportements qui échappent à notre contrôle, des situations aussi singulières que fragiles qui les abritent, appelant des projets spécifiques, généralement multiscalaire et capables de composer avec l’incertitude. Cette complexité marque une rupture avec le caractère parfois générique des réponses à une crise écologique souvent appréhendée par un universalisme pervers[4], avec un catalogue de solutions applicables partout et reproductibles à l’infini.
Éloge de l’usure et du vieillissement
Une étude, menée par la Ligue de protection des oiseaux d’Ile-de-France et par la mairie de Paris, démontre qu’entre 2003 et 2016, la capitale a perdu près de 72 % de ses populations de moineaux. Si plusieurs facteurs ont été identifié – l’infection par le parasite Plasmodium relictum, l’intensification de l’urbanisation, la destruction des buissons dans les jardins publics, la diminution des insectes – l’une des principales raisons de cet effondrement serait la diminution considérable des anfractuosités dans le bâti. Les anfractuosités, ces petites cavités irrégulières dans les façades ou dans les toits, permettent en effet d’abriter la petite faune et constituent ainsi un habitat précieux pour les insectes et pour les oiseaux nicheurs.
Mais alors, pourquoi y a-t-il des oiseaux nicheurs en ville et qu’y font-ils ? Ils fuient les campagnes semblent dire deux études récentes du CNRS et du MNHN sur la diminution des oiseaux dans les zones agricoles. Le développement des insecticides, la réduction des prairies, l’augmentation des prédateurs favorisent la venue des oiseaux, notamment des oiseaux nicheurs dans des villes dont les morphologies sont parfois proches de leur habitat originel. C’est le cas des espèces rupicoles, qui nichent à l’origine dans les falaises et les substrats rocheux ainsi que des espèces cavicoles, qui arrangent leur nid dans des trous ou dans des anfractuosités. Quelques exemples : le faucon pèlerin se love dans les redents de la cheminée de la chaufferie de Beaugrenelle à Paris ; le pigeon colombin trouve dans le bâti haussmannien des situations favorables à l’installation de son nid, notamment les conduits de cheminée ; l’hirondelle de fenêtre utilise parfois des gouttières pour accrocher son nid en terre ; la mésange construit son nid dans les anfractuosités des bâtiments. Tuiles, trou de boulin, joint de dilatation, coffre de volet, combles, caves, les diverses cavités et trous du bâti sont utilisés et habités par la petite faune.
Pourquoi les oiseaux nicheurs et les insectes, ont-ils plus de difficultés à trouver des anfractuosités et des abris en ville aujourd’hui ? Les évolutions de la réglementation thermique dans le secteur du bâtiment ont participé à massifier les rénovations énergétiques dans le parc ancien et à durcir les attentes pour les constructions neuves. La généralisation de l’isolation thermique par l’extérieur (à savoir ajouter une couche d’isolation par-dessus la façade, à l’extérieur de celle-ci, avant d’y ajouter un enduit ou un parement) favorise une architecture lisse, sans anfractuosité et donc une ville elle aussi lisse dans laquelle la petite faune peine à trouver refuge.
L’écologue Maëva Felten, responsable du programme « Nature en ville » de la Ligue de protection des oiseaux, souligne qu’en près de 20 ans, on observe à Paris une diminution de 23 % des hirondelles de fenêtre et de 46 % des martinets noirs, « Les martinets noirs, qui se reproduisent généralement dans les constructions, sont une espèce très impactée par les rénovations thermiques ou par les renouvellements urbains » précise l’écologue. « Celui-ci revient chaque année dans les mêmes cavités : quand l’isolation thermique a été posée entre deux nidations, quand il revient et que la cavité est bouchée, cela compromet la nidation à venir. Quand l’isolation est posée pendant la nidation, il arrive que les martinets soient alors emmurés[5] ».
L’architecture écologique face à un paradoxe
La question de l’isolation thermique par l’extérieur est intéressante car elle met en tension deux enjeux et deux récits. Enjeux qui s’affrontent autour de la question écologique, avec d’un côté l’enjeu de l’économie d’énergie et de l’autre celui de la préservation du vivant. Chaque année, en France, le secteur du bâtiment utilise près de 44 % de l’énergie consommée en France, ce qui en fait le secteur le plus impactant. Dans le monde, le chauffage et l’air conditionné sont responsables de 28 % des émissions de CO2. D’un autre côté, à l’échelle mondiale, en quarante ans, le déclin des vertébrés est de 68 % quand près de 60 % des animaux sauvages devraient disparaître ces quarante prochaines années. On assiste à une crise majeure du vivant, ce que la philosophe Virginie Maris appelle une défaunation de la terre, à savoir une extinction locale ou globale d’espèces et de populations animales dans des proportions remarquables. La généralisation de l’isolation thermique par l’extérieur, c’est en quelque sorte, la victoire malaisante de l’énergie sur le vivant.
Si l’incursion de la préoccupation du vivant dans la fabrique de l’architecture et de la ville amène une forme de complexité, c’est peut-être de cette complexité-même dont nous avons besoin pour affronter ce type de paradoxe qu’illustre bien l’antagonisme énergie-vivant. Il ne s’agit donc pas de dire qu’il ne faut plus isoler efficacement les bâtiments mais dans un premier temps, qu’il faut prendre la mesure de ce que génère une application simpliste de cette injonction : des architectures lisses qui ne peuvent plus accueillir la petite faune. La piste du compromis est alors peut être vivifiante dans un second temps, pour négocier, en fonction des situations, entre l’énergie, le vivant, mais aussi la matière, le climat, et ainsi complexifier et situer les réponses.
Ce qui nous échappe
« […] l’écologie n’a rien à voir avec la prise en compte de la nature […]. Écologiser une question, un objet, une donnée, ce n’est pas le remettre dans son contexte, lui créer un écosystème, c’est l’opposer, terme à terme, à une autre activité, poursuivie depuis trois siècles, et que l’on appelle, faute d’un meilleur terme, modernisation. [6]»
Si l’utilisation généralisée de l’isolation thermique par l’extérieur met en confrontation deux enjeux, l’énergie et le vivant, elle met également en tension deux récits, celui d’une ville moderne face à celui d’une ville vivante. Le premier, c’est celui d’une ville lisse et tenue, qui poursuit le projet moderne, et son récit de progrès, de contrôle, de distinction entre ce qui relève de la nature et ce qui relève de la société, que des façades imperméables aux vivants incarnent parfaitement. Le second récit, qui s’oppose presque terme à terme au premier, est celui de l’usure et du vieillissement comme opportunité. C’est parce que les bâtiments vieillissent et qu’ils s’usent, que des anfractuosités apparaissent, que leur expression évolue, que les vivants, humains et bêtes, les apprivoisent.
Ainsi, il se joue dans les réflexions autour d’une ville vivante, peuplée de vulpes, d’humains, d’anguilles, d’étourneaux, d’araignées et de bien d’autres espèces, mobilisant des questions d’anfractuosités, de cavités dans les façades et de petits lieux du bâtî vieillissant ou de la ville permettant d’accueillir la petite faune, un autre sujet, celui de notre rapport à ce que l’on ne maîtrise pas et à ce qui nous échappe. C’est ce contrôle absolu des vivants, mis en place par la modernité, qui a à la fois généré un effondrement de la biodiversité mais qui a également séparé l’être humain de l’animal concret[7]. La société moderne a multiplié dans la culture populaire, les représentations imagées et fantasmées d’animaux ; l’animal, en tant que signifiant dépossédé de sa réalité, a envahi nos imaginaires (vaches violettes qui font la communication du chocolat, tigres sur les paquets de céréales) alors même que s’agrandissait notre éloignement des expériences réelles d’animaux.
Ce que fait l’animal à la ville, c’est peut-être lui faire quitter le récit d’une modernité conquérante, pour la faire entrer dans celui, plus incertain, difficile et complexe, mais aussi plus joyeux, d’une multiplicité de mondes, dont certains nous échappent.
Henri Bony et Léa Mosconi sont les commissaires de l’exposition « Paris animal » proposée au Pavillon de l’Arsenal, à Paris, jusqu’au 1er octobre.