Israël : fin de règne, fin du rêve ?
Comment comprendre le massif et durable mouvement de protestation contre les réformes que le gouvernement Netanyahou s’efforce de mettre en œuvre, depuis le retour au pouvoir du chef du Likoud aux élections du 1er novembre 2022, qui ont donné naissance au gouvernement le plus à droite de l’histoire du pays ?
Le 26 août, on en était au 34e samedi consécutif de manifestations qui ont parfois rassemblé jusqu’à 100 000 personnes rue Kaplan, « capitale » de la révolte, au centre de Tel Aviv, et le même nombre dans le reste du pays, sur les grand-places, aux carrefours. Du jamais vu, même en Israël où l’on manifeste beaucoup et pour les raisons les plus variées. Il faudrait citer aussi les tentatives pour bloquer le principal aéroport du pays, les manifestations devant la Knesset, l’une précédée par une longue marche vers Jérusalem, les sit-in devant les domiciles des ministres de la coalition que l’on brocarde copieusement…
Autre nouveauté : les régimes occidentaux traditionnellement alliés d’Israël, à part des critiques récurrentes mais limitées de l’occupation, ont pris parti contre le gouvernement. Même les États-Unis, l’allié traditionnel dont la sécurité d’Israël dépend étroitement, ont élevé la voix, jusqu’au président Biden, l’un des plus pro-israéliens de son parti : après avoir appelé comme tant d’autres à un compromis entre gouvernement et opposition, il a fini par demander à Netanyahou de mettre un terme à la réforme judiciaire. D’anciens ambassadeurs américains en Israël, des éditorialistes prestigieux, questionnent l’avenir de l’aide militaire à l’État hébreu. Et l’opinion publique suit, au moins les jeunes électeurs et les électeurs démocrates, qui pour la première fois soutiennent plus les Palestiniens que les Israéliens. Le Congrès, toutefois, reste solidement pro-israélien, à part la minorité de la gauche démocrate.
Ce soutien pour l’opposition va paradoxalement de pair avec une forme d’éloge du pays : les médias occidentaux, y compris les médias de gauche généralement critiques d’Israël, n’ont jamais autant parlé de démocratie israélienne, sans réserve, sans guillemets. Un exemple flagrant : un ancien directeur général à la Commission européenne et un professeur de New York University dénoncent avec vigueur les initiatives anti-démocratiques du gouvernement israélien en se contentant d’une brève allusion à l’occupation. En Israël, tel commentateur s’amuse de cette image favorable.
Ces médias acceptent ainsi le récit que les manifestants font de leur révolte : il s’agit d’une lutte pour une démocratie, même imparfaite, contre un « coup d’État judiciaire » comme il a déjà été mis en œuvre en Pologne ou en Hongrie, écrit par exemple le Guardian. « Démocratie » est bien le mot-clef de la révolte, présent partout, sur les t-shirts, les autocollants, les immenses banderoles qu’on ne peut lire que d’en haut, filmés par des drones, exemple de mise-en-scène d’un mouvement qui sait communiquer, donnant à voir, à imaginer, des foules immenses et unanimes, par exemple dans ce reportage de CNN. À Tel Aviv, le message est partout, même dans ces quatre coups de klaxon secs donnés sans raison apparente par une voiture qui passe ; tout le monde sait traduire : Dé-Mo-Kra-Tia !
Réforme ou coup d’État ?
S’il est un label que l’on peut donner aux réformes nombreuses promues par le gouvernement, c’est bien d’être anti-démocratiques. Officiellement, le gouvernement dit vouloir « rééquilibrer » des institutions menacées par un gouvernement des juges, et singulièrement par la Cour Suprême qui s’est donnée le pouvoir de « retoquer » plusieurs lois de la Knesset sur la base d’une série de lois fondamentales qui tiennent lieu à Israël de constitution.
Toutefois, le terme de « réforme judiciaire » est ici trompeur, même si celui de coup d’État ou de dictature utilisés par ses opposants ne conviennent pas non plus. Pour comprendre, il faut d’abord considérer les motivations complexes du nouveau gouvernement, qui réunit la base habituelle de Netanyahou, le vieux parti du Likoud (beaucoup droitisé depuis une vingtaine d’années) et les partis ultra-orthodoxes. Derrière, il y a un électorat populaire, plutôt sépharade, très respectueux de la religion même si tous ne la pratiquent pas de façon égale.
Mais cette fois, ne pouvant plus s’allier au centre-droit, Netanyahou a dû s’appuyer sur l’extrême-droite nationaliste religieuse, qui rassemble « Le parti religieux sioniste », de Bezalel Smotrich et « Force Juive » (Otsma Yehoudit) d’Itamar Ben-Gvir. À l’instar de la droite du Likoud, qui a le vent en poupe dans le parti, ses membres sont tenants d’un suprématisme juif qui dit son nom. Ils viennent souvent des colonies les plus dures dont ils défendent avec acharnement les intérêts, et tiennent sans état d’âme des discours fascisants. Ministre des Finances et ministre adjoint de la Défense, Smotrich a très vite retiré des budgets promis aux municipalités arabes par le gouvernement précédent, et transféré de l’argent aux colonies. Ministre de l’Intérieur, Itamar Ben-Gvir a été plusieurs fois condamné, notamment pour racisme ; il est aussi un admirateur déclaré de Baruch Goldstein, le fanatique responsable du massacre de musulmans à Hébron en 1994. Il a remplacé en juin un responsable de la police qui ne réprimait pas suffisamment les manifestants à son goût : la répression a été immédiatement plus violente, utilisant des outils jusque-là réservés aux Palestiniens.
Les hors-la-loi de jadis deviennent les faiseurs de loi. La fameuse réforme judiciaire joue un rôle clef, à la fois substantiel et symbolique, dans leur politique. Elle est fondée sur trois projets de loi affectant les règles du jeu démocratique à l’israélienne. Le 24 juillet, en dépit de manifestations-monstre, la Knesset a voté le premier, il a annulé la loi de « raisonnabilité », laquelle permettait à la Cour Suprême d’invalider des décisions gouvernementales clairement guidées par des intérêts politiques ou personnels. C’est sur cette base que le 23 janvier la Cour avait invalidé la loi permettant la nomination au poste de ministre de l’Intérieur et de la Santé d’Aryeh Deri, leader du parti ultra-orthodoxe sépharade Shas, en raison de sa condamnation en 2021 pour fraude fiscale. Un deuxième projet permettrait à la Knesset d’annuler les décisions de la Cour Suprême à la majorité simple. Un troisième donnerait un poids décisif aux politiques au détriment des professionnels de la justice dans le mode de nomination des juges. Ces lois ont leur équivalent dans d’autres « démocraties illibérales[1] », où elles auraient un impact plus direct.
Mais en Israël, où il n’y a pas de constitution, seulement un Parlement à chambre unique (la Knesset), en bref, pas d’autre contrepoids au pouvoir du Premier ministre du moment que celui des juges.
Il ne s’agit pas que d’une simple réforme judiciaire. Ne serait-ce que pour les membres de la coalition au pouvoir, elle a des significations multiples au-delà de leur fureur partagée contre l’institution de la Cour Suprême. Yarin Levin, ministre de la Justice, « cerveau » de la réforme, incarne la droite du Likoud. Inspiré par un think tank nationaliste de Jérusalem, le Forum Kohelet, financé par les libertariens américains, est aussi inspiré par les théories de l’Israélo-Américain Yoram Hazoni, auteur du best-seller de la droite nationaliste, Les vertus du nationalisme (Éditions Jean-Cyrille Godefroy , 2018 ; trad.fr. 2020). Les ultra-orthodoxes soutiennent la réforme surtout pour obtenir le vote d’une loi qui annulerait totalement leurs obligations militaires. Avant toutes choses, Netanyahou veut échapper aux multiples poursuites contre lui, pour abus de confiance, fraude et corruption, qui font l’objet d’un interminable feuilleton judiciaire ; il a bien avancé dans cette voie en faisant voter le 23 mars une loi ad hoc réduisant les possibilités de déclarer un Premier ministre incapable de gouverner en raison de poursuites judiciaires.
Au-delà des projets vedettes, le gouvernement est occupé à une véritable transformation non seulement du régime, mais de la société. Entre autres projets, sont dans les tuyaux la limitation du financement étranger des organisations de défense des droits de l’Homme (suspendu en mai sous pressions internationales), la peine de mort pour les personnes inculpées de terrorisme, l’institutionnalisation de la discrimination commerciale contre les homosexuels au nom de l’opinion religieuse, un traitement encore plus discriminatoire des réfugiés, un contrôle gouvernemental plus étroit sur les médias audiovisuels, le renforcement des pouvoirs de la police, et de ceux des tribunaux rabbiniques dans le droit de la famille (ce qui irait, aussi, contre les droits des femmes), et la séparation des hommes et des femmes dans certains espaces publics. Certains employés des transports ont anticipé sur cette misogynie d’État en demandant à des femmes de s’asseoir à part, voire de couvrir un corps trop visible à leur goût.
Enfin, les colons et leurs partisans veulent faire avancer l’incorporation de la Judée-Samarie (nom biblique de la Cisjordanie) à Israël, avec ou sans annexion officielle, et installer le pouvoir des juifs sur l’ensemble Israël-Palestine. Désormais soutenus par le gouvernement, les colons extrémistes se sentent plus libres que jamais d’agresser les Palestiniens : dans les six premiers mois de 2023, 680 incidents ont été recensés (parmi lesquels des jets de pierres, occupations de pâturages, voitures ou oliviers brûlés) contre 950 pour la totalité de l’année 2022. Le 4 août, dans une « descente » de colons sur un village près de Ramallah, un Palestinien est tué par balles. Itamar Ben Gvir a soutenu publiquement les assassins : « Quiconque se défend contre les lanceurs de pierre devrait recevoir une médaille ». D’autres ministres ont rendu au principal suspect une visite de solidarité que la police a toute de suite autorisée. En février déjà, après une autre attaque contre un village palestinien, officiellement en « représailles » contre le meurtre de deux colons, Betsalel Smotrich avait souhaité que le village concerné soit rayé de la carte.
Les Israéliens juifs aiment décrire leur pays comme « juif et démocratique ». Une célèbre juriste, feu Ruth Gavison, ancienne présidente de l’association pour les droits civils en Israël, aimait dire que la formule était un oxymore : vraiment démocratique, l’État n’aurait plus rien de juif. Tout à fait juif, le pays ne serait plus du tout démocratique : son droit serait religieux, les juifs souhaitant un État laïc perdraient la partie, et le statut inférieur de la minorité palestinienne serait tout à fait officiel, y compris en Israël proprement dit. C’est bien ce qui se dessine.
Révoltés : démocrates, anticléricaux, libéraux ?
Contre ces anti-démocrates, qui sont les opposants ? Dans les manifestations, la classe moyenne laïque ashkénaze domine, dont de nombreux nouveaux venus à la politique de la rue, qui s’émerveillent de s’y retrouver semaine après semaine, brandissant les drapeaux nationaux, qui forment à Kaplan une immense marée bleu-blanc. Car, par un singulier retournement rhétorique, le drapeau de la nation est devenu symbole de l’opposition à un gouvernement ultra-nationaliste.
Ces nouveaux venus ont fait naître de nouveaux groupements. Le plus important au plan politique est Frères d’armes (officiellement Frères et sœurs d’armes), mouvement de réservistes qui se déclarent prêts à ne plus accomplir leur devoir, à moins que les projets de réforme judiciaire ne soient retirés. Élite de l’armée, les pilotes se sont joints au mouvement. En quelques semaines, la capacité du pays à se défendre a été fragilisée, et les états-majors ont manifesté leur inquiétude, cherchant à convaincre les leurs de revenir dans le giron de l’armée, ce qui n’empêche pas les ministres du gouvernement, Netanyahou en tête, de les insulter, voire de les accuser de trahison ; Netanyahou est allé jusqu’à limoger son ministre de la Défense jugé trop mou, pour le rappeler… sous la pression des manifestants ! Autre acteur de la révolte, les représentants du High-Tech, le fleuron de la start-up nation, dont beaucoup sont formés au sein de l’unité 8 200 de l’armée, où ils ont élaboré quantité d’outils de surveillance envers la population palestinienne. Ils ont très bien cohabité avec tous les gouvernements jusque-là, n’ont jamais protesté contre la vente de leurs logiciels à des régimes répressifs : le scandale NSO-Pegasus n’a pas fait de vagues en Israël. Mais ils sont inquiets pour l’avenir économique du pays, qui serait menacée par les réformes. Le shekel a fortement baissé, les investissements internationaux ont chuté, et certaines sociétés de High-Tech ont annoncé qu’elles réinstallaient leurs sièges aux États-Unis.
Les femmes sont venues en masse défendre leurs droits, autour d’un mouvement né d’un groupe Whatsapp, Bonot Alternativa (« Construisons (au féminin) une alternative »). Bonot Alternativa a réussi un « coup de com » en reprenant avec grand succès, à l’instar d’autres mouvements de femmes dans le monde, les défilés de « servantes écarlates », symbole de soumission dans la série adaptée du roman de Margaret Atwood. Les universitaires israéliens aussi se sont mobilisés comme jamais auparavant, écrivant des lettres ouvertes, se proposant d’éduquer leurs étudiants sur les implications de la réforme, dont ils jugent qu’elle va affecter la qualité du système d’enseignement et de recherche et sa réputation internationale ; la prestigieuse revue Science vient de leur offrir une tribune.
Les LGBTQ sont également très présents. Au sein des drapeaux israéliens, l’arc-en-ciel est bien visible. Il y a aussi des manifestations contre les réformes, certes modestes, dans des villes marquées à droite, et dans certaines colonies modérées inquiètes de voir l’opposition à l’occupation s’accroître, et soucieuses de se démarquer d’une droite extrême dont elles ne se sentent pas partie.
Au plan politique, la révolte rassemble les électeurs de la coalition précédemment au pouvoir, faisant coexister les libéraux anticléricaux de Yesh Atid (« Il y a un futur », de Yaïr Lapid) ; le parti « Nouvel Espoir » né d’une scission du Likoud, emmené par Gideon Saar, ex-fidèle de Netanyahou, devenu son ennemi juré, mais lui aussi résolument à droite ; le parti Union Nationale d’un ancien chef d’état-major, Benny Ganz, qui avait ouvert sa campagne de 2019 en citant fièrement le nombre de « terroristes » tués dans la guerre de Gaza qu’il avait conduite. Pour faire pièce à Netanyahou, même les partis de la gauche traditionnelle, réduits à la portion congrue, le Meretz et le Parti travailliste, avaient rejoint la coalition, ainsi qu’un parti arabe islamiste, la « Liste Arabe Unie » de Mansour Abbas.
Les poids lourds de la droite d’opposition sont très présents parmi les orateurs des manifestations, y compris des partisans de l’occupation dont l’ancien chef d’état-major Moshe « Boogie » Ya’alon (également ex-ministre de Netanyahou), Limor Livnat (autre ex-ministre du Likoud). Une autre figure du mouvement, Dan Halouts, est ancien chef d’état-major de l’armée de l’air ; interrogé en 2002 sur ce que peut éprouver un pilote qui largue une bombe sur une zone résidentielle pour un assassinat « ciblé », comme celui qui venait de tuer Salah Shehade, un des chefs militaires du Hamas, avait déclaré : « Si vous voulez vraiment savoir ce que je ressens quand je largue une bombe : je ressens un léger choc dans mon avion, quand je largue la bombe. Cela passe très vite ».
Bref, si le gouvernement est anti-démocratique, on ne peut parler sans fortes nuances d’une révolte démocratique. Les fameux juges que le gouvernement attaque, au premier chef la Cour Suprême, ont mis quelques bémols à l’occupation, mais ne s’y sont jamais opposés. Les leaders de la révolte, nouvelles figures publiques venues de la société civile, sont au centre-droit. Nous en citerons deux. Physicienne à l’Institut Weizmann, Shikma Bressler, dans un tweet très moqué à gauche, a qualifié Tsahal d’armée « la plus morale du monde » : vieille expression israélienne qui fait partie d’une éthique militariste israélienne qu’on a pu analyser comme une arme de guerre. Dans une interview à Haaretz (hébreu), Moshe Radman, high-techiste, s’est refusé à utiliser le terme d’occupation, car « c’est un mot chargé », et a été tout à fait clair : si la politique israélienne dans les territoires est condamnable, ce n’est pas un sujet prioritaire.
La part d’ombre, ou « l’éléphant dans la pièce »
Car nous voici arriver à la limite majeure de la révolte : sa capacité à remettre en cause l’occupation, véritable « éléphant dans la pièce », comme dit l’hébreu d’une métaphore empruntée à l’anglais. Pour comprendre, il suffit d’aller un samedi soir à Kaplan : aux débuts des manifestations, à un carrefour précis, un « bloc contre l’occupation » s’est mis en place, avec des slogans comme « il n’y a rien de tel qu’une démocratie avec une occupation », « nous avons ignoré l’occupation, nous avons reçu une dictature » ou encore, « Palestinian lives matter ». Avec leurs drapeaux palestiniens, ils sont au mieux tolérés par le reste des manifestants. Parfois, on les apostrophe : « mais pourquoi vous gâchez les choses avec ce drapeau », et le ton n’est pas toujours si aimable. Une échauffourée a eu lieu avec l’organisation des Frères en armes. Bref, cette gauche fermement anti-occupation, qu’on appelle en Israël l’extrême-gauche, reçoit au mieux un strapontin dans le mouvement.
Tout ceci explique que les Arabes israéliens (comme on dit en hébreu, les intéressés préférant largement se dénommer « Palestiniens », fussent-ils citoyens d’Israël), soient peu ou pas présents dans les manifestations, même s’ils savent que les réformes en cours aggraveront leur situation. Plus que jamais mis à l’écart, ils ne font que des apparitions occasionnelles, notamment à propos de la dramatique montée de la criminalité dans le monde arabe israélien depuis le début de l’année (plus de 150 victimes à ce jour, 50 % de plus que pour la même période en 2022, ce qui laisse le gouvernement et son ministre de l’Intérieur totalement indifférents). Lors de la grande manifestation du samedi à Tel Aviv, le 12 août, une activiste, Sondos Alhoot, a salué un rassemblement de juifs et d’arabes qui ont porté des cercueils dans une impressionnante « marche des morts » en mémoire des victimes. Mais on ne peut se leurrer : les manifestants peuvent soutenir (modestement) les « Arabes israéliens ». Cette solidarité ne s’étend pas jusqu’aux territoires palestiniens, que ce soit pour accepter un État palestinien, ou, horresco referens, un « État de tous les citoyens », en Israël un slogan d’extrême-gauche.
Citoyens palestiniens d’Israël et Palestiniens des territoires vivent une offensive radicale contre leur peuple. En 2018, ils avaient subi le vote de la loi fondamentale : « Israël, État-Nation du Peuple Juif » qui avait déclassé la langue arabe, et donné pleine priorité à la dimension juive d’Israël, y compris aux implantations de nouvelles communautés juives (sans mention de frontières, bien sûr). Le précédent gouvernement n’avait pas remis cette loi en cause.
Une partie de la gauche anti-occupation continue d’espérer que leurs concitoyens comprennent : rendre justice aux Palestiniens, de l’intérieur des territoires, serait le meilleur moyen de restaurer une véritable démocratie. Mais rien n’indique la fin de cet aveuglement ou de ce déni, y compris les sondages qui donnaient fin juillet Netanyahou perdant, mais au profit de Benny Ganz. Certes, dans ces sondages, le Meretz, seul parti sioniste clairement opposé à l’occupation, retrouvait la voie de Knesset, bénéficiant aussi de l’effondrement complet du vieux parti travailliste. La gauche est et restera très minoritaire.
Certes, la révolte contre les réformes a été marquée par une radicalisation du discours contre la droite, qui pourrait suggérer une prise de conscience quant au traitement des Palestiniens. Des analogies historiques longtemps tabou ou très contestées sont en passe de devenir banales, en premier lieu avec l’apartheid. Mieux ou pire, Omer Bartov, historien majeur de la Shoah, compare la situation en Israël à la montée du fascisme dans l’Europe des années 1930. Interviewé le 13 août sur la chaîne publique Kan, le général en retraite Amiram Levin, qu’on a connu plus à droite, reconnaît des similitudes entre la situation en Cisjordanie et l’Allemagne nazie : « Cela fait mal, ce n’est pas agréable, mais c’est la réalité. Il vaut mieux y faire face – même si c’est difficile – que de l’ignorer ». Les Israéliens sont très sensibles à ces comparaisons, dont la signification varie. Au total, leur place nouvelle marque peut-être moins une empathie avec les Palestiniens qu’une honte de la violence croissante qui s’exerce contre ceux-ci, au nom d’Israël, de facto sinon de jure.
Profonde droitisation
La bataille en cours s’inscrit dans un long déclin de la gauche israélienne depuis la deuxième intifada, qu’on donne à « gauche » le sens restreint israélien de reconnaissance des droits des Palestiniens, ou le sens élargi de sensibilité au droit des minorités, au féminisme, à la question sociale, à la crise climatique, grand oublié de l’agenda politique israélien, alors qu’elle est cruciale pour la région.
Selon la dernière enquête de l’Institut israélien pour la démocratie, le public juif israélien s’identifie largement à la droite : déjà près de 50 % en 2003 (la deuxième Intifada poussait déjà le pays à droite), ils sont 62 % en 2022. La gauche a la portion congrue : de 20 % en 2003 à 11 % en 2022. Le centre reste stable à environ 25 % des citoyens, mais c’est une catégorie molle, refuge de ceux qui n’aiment pas s’affirmer de gauche ou de droite. Sur le plan démographique aussi, la droite a le vent en poupe : les jeunes se disent plus religieux et plus à droite que leurs ainés. Enfin, 49,5 % des juifs (plus de 60 % chez les 18-24 ans) se disent favorables à ce que les juifs aient plus de droits que les non-juifs, avec là aussi une progression continue. La démographie continue de contribuer à la droitisation : les nationaux-religieux, plus encore les ultra-orthodoxes, ont plus d’enfants par famille que les laïcs.
Face à de telles données, les protestations d’un nombre croissant d’intellectuels, y compris des modérés, ne pèsent pas lourd : ils ont été 1 500 universitaires et intellectuels israéliens et américains à signer une pétition réclamant de considérer enfin « l’éléphant dans la pièce ».
La force apparente des manifestants, leur capacité de mise-en-scène, cachent de profondes divisions, et donc une incapacité à faire des propositions fortes (même sur la réforme : les uns veulent un retrait pur et simple, d’autres parlent de compromis). Par contraste, la coalition au pouvoir est plus solide. En tout cas sa principale composante : la majorité du Likoud et les partis de Ben-Gvir et Smotrich, organisés autour d’une idéologie nationaliste-ethnique-religieuse cohérente et partagée. La principale faille oppose les nationaux-religieux aux ultra-orthodoxes, qui sont surtout soucieux de préserver leurs budgets, et de faire voter la loi d’exemption au service militaire. Des rumeurs pourtant suggèrent qu’eux aussi auraient réclamé à Netanyahou une « pause » dans les réformes pour réussir à trouver ce fameux compromis avec l’opposition dont personne ne voit les contours.
Si les grands médias laïcs lui sont plutôt hostiles (mais lui donnent la parole), le camp national religieux a ses propres ressources communicationnelles, un véritable univers parallèle. Les deux piliers sont la chaîne 14, le Fox News israélien, lancée en 2020 en succédant à une chaîne du patrimoine d’orientation religieuse, qui est désormais orienté vers le soutien direct au gouvernement, jusqu’aux fake news ; et les réseaux sociaux, de longue date une arme-clef de Benjamin Netanyahou et de son fils Yaïr, auquel le père laisse le discours le plus extrémiste pour jouer ensuite une très relative modération. Certes, le premier quotidien du pays, le gratuit Israel Hayom, financé à perte pour soutenir Netanyahou, exprime aujourd’hui une position critique de la réforme, mais il reste fermement à droite.
Les nationaux-religieux, ce que peut faire oublier la participation des réservistes à la révolte, ont profondément pénétré l’armée. Un de ses meilleurs spécialistes, Yaguil Levy, a noté comme Tsahal s’est dédoublée : à l’armée légaliste, celle des états-majors et de certains officiers, s’est ajoutée une « armée de police » (« policing army ») qui collabore avec les colons dans les territoires pour assurer la mainmise d’Israël sur la Cisjordanie, au mépris du droit international bien sûr, mais aussi parfois des règles même de l’armée. Dans une interview récente (en hébreu), il liait ce processus à l’avènement progressif d’une armée de métier, plus nationaliste et plus religieuse que jamais, qui ferait exploser un des mythes fondateurs du sionisme : l’armée du peuple. La révolte en cours ne pourrait qu’encourager, à droite, un tel changement.
Les manifestants sont victimes de cette droitisation qu’ils ont laissé se produire, et que, pour les plus à droite d’entre eux, ils ont encouragé (en votant pour Gideon Saar, qui, ministre de l’Éducation de Netanyahou, a contribué à insuffler un discours nationaliste juif dans les manuels scolaires). Certains imaginent que l’occupation peut se prolonger sans coup férir, qu’on finira bien par trouver une solution. D’autres jugent qu’ils n’ont pas le choix, puisque les Palestiniens sont ceux qui ne veulent pas d’une paix qu’Israël aurait été le seul à proposer, selon le narratif proposé avec succès par Ehud Barak après l’échec du processus de paix et le début de la deuxième Intifada : « Il n’y a pas de partenaire » ; la formule est devenue quasi-proverbiale. Tous donnent la priorité aux problèmes de l’Israël juif. Et ils voient ainsi se retourner contre eux un suprématisme juif qui a créé, pas à pas, un mini-État des colons de Cisjordanie, lequel voudrait opérer, pourrait-on dire, une double annexion : celles des terres palestiniennes, et celle de l’Israël libéral.
Scénarios
Risquons quelques scénarios. Écartons d’abord les superlatifs grandioses destinés à sonner l’alarme. Non, Israël ne vit pas une « deuxième guerre d’indépendance », et sa survie n’est pas en jeu. Il subsistera un État portant le nom d’Israël, affaibli économiquement, où les juifs domineront plus que jamais, et qui affirmera sa domination sur les Palestiniens. Comme précédemment, cet État sera difficile à définir : pas de frontières officiellement reconnues (y compris par lui-même), pas de véritables valeurs partagées, pas même de capacité pour définir ce qui fait un citoyen de plein droit.
Le scénario le moins défavorable pour le pays seraient de nouvelles élections, les sixièmes depuis avril 2019, peut-être déclenchées par la défection de quelques membres du Likoud qui ont exprimé des réserves sur les réformes, sans oser pour l’instant rompre la discipline du parti. Elles amèneraient au pouvoir une nouvelle version de la coalition anti-Netanyaou, autour de Ganz et Lapid. Cette fois sans parti arabe, car ils ont jugé que leur électorat avait mal vécu cette collaboration quasi-révolutionnaire en Israël. À moyen et long terme, le pays continuera de s’ancrer plus à droite. Et à court terme, il est pris dans une spirale de violences dont il sera difficile de sortir : répression accrue dans les territoires, attentats palestiniens, vague de meurtres de Palestiniens d’Israël, violences des colons, des policiers et des soldats… à tout cela le gouvernement n’a pour réponse que l’indifférence ou l’escalade.
Et la guerre ? On parle beaucoup de guerre civile, mais les états-majors demeurent légalistes et on les imagine très mal forçant la porte du pouvoir. Il reste enfin la guerre tout court. Benjamin Netanyahou en aime la rhétorique plus que la pratique, mais, pour forcer les réservistes à faire leur devoir et briser la révolte, il pourrait être tenté de la déclencher, ce qui serait facile, moins avec le Hamas qu’avec le Liban d’où le Hezbollah regarde avec plaisir Israël se déchirer. On dit qu’au sein du mouvement de réserve, on ferait la distinction entre une guerre d’agression extérieure qui justifierait un retour sous les drapeaux, et une guerre d’aventure pour laquelle on resterait les bras croisés. Cette casuistique serait difficile à mettre en œuvre. Parions que les réservistes se rallieraient autour du drapeau redevenu drapeau de guerre.
Diasporas : une nouvelle question juive ?
Au-delà des spéculations, les événements en Israël ont des implications pour le monde juif dans son ensemble. Quelles que soient les critiques dont Israël a longtemps fait l’objet (celles de la gauche anti-occupation israélienne ne sont pas les moins vives), il demeurait un espoir même faible d’un renversement historique, d’un retour au pouvoir de véritables partisans de la paix, appuyés par une miraculeuse pression internationale qui n’a jamais osé s’exercer à ce jour. Mais aujourd’hui, chez beaucoup d’Israéliens en rage contre les réformes, un sentiment de fin s’installe. Est-ce « le dernier clou dans le cercueil du sionisme ? », s’interroge un ami qui se considérait comme fièrement sioniste. On parle plus que jamais de départ, au Portugal, à Chypre, sur des groupes Facebook ou Whatsapp dédiés à la question ; la chasse au passeport européen reprend de plus bel ; bien sûr, il y a un écart entre ce discours déjà ancien et le passage à l’acte, et les départs en cours ressemblent plus à un symptôme d’angoisse qu’à une exode. Mais cette angoisse n’a jamais été si profonde.
Un désenchantement profond touche beaucoup de juifs en diaspora qui n’étaient critiques que prudemment, demeuraient dévoués à Israël, considérée comme menacée par ses voisins, et victimes de critiques injustes. La diaspora américaine a été la première à bouger : le courant juif libéral y est le plus puissant, et la réforme a ranimé un feu critique qui couvait depuis longtemps ; comme en Israël, beaucoup de modérés ont pour la première fois donné de la voix. Lorsque la Knesset a invalidé la loi sur « raisonnabilité », plusieurs représentants des diasporas américaines mais aussi européennes ont exprimé ouvertement leurs réserves, voire leur pessimisme. En Hollande, l’ancien président du conseil central juif évoque « un premier pas vers l’anéantissement de la démocratie en Israël ». En France, où la communauté est très à droite, même le Crif avait appelé à la suspendre en mars, en réclamant ce fameux compromis qui s’est depuis révélé introuvable.
Une fois dissipée la poussière des manifestations, si Israël s’orientait définitivement à l’extrême-droite, beaucoup de juifs, dont tant d’enfants et de petits-enfants de réfugiés, s’interrogeraient sur ce retour à une « diaspora sans Israël », du moins, sans cette Israël devenu une composante essentielle de l’identité juive depuis 1948, à la fois garantie de continuité, source de fierté, et abri potentiel, y compris pour celles ou ceux qui ne pensaient pas faire leur Alyah. Ce sera, peut-être, la nouvelle question juive des laïcs libéraux, confrontés à la fin de leur règne en Israël, et à la fin du rêve sioniste : à quoi être fidèle ? Sans Israël et sans religion, comment ne pas être un « mauvais juif » ?