Pornographie : l’enfer de l’idéologie prohibitionniste
Après six mois de travaux et des dizaines d’heures d’auditions – dont celle, à huis clos, de victimes de l’affaire dite « French Bukkake[1] », le 28 septembre 2022, la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les femmes et les hommes du Sénat présentait un rapport sur l’industrie de la pornographie intitulé « Porno : l’enfer du décor ».
Certaines de ses propositions ont été intégrées dans un projet de loi (n° 593) actuellement en débat à l’Assemblée nationale et d’autres textes s’y sont inspirés (décret, Arcom, proposition de loi…).
Pornographie, l’abolition comme remède ?
À la lecture dudit rapport, le juriste soucieux des droits fondamentaux et des libertés publiques ne peut être qu’inquiet. Déjà, par la définition extravagante de la pornographie proposée par le rapport : « La pornographie consiste dans l’exploitation commerciale de la représentation explicite et filmée de pratiques sexuelles non simulées » (p.34). Et ensuite, par sa première recommandation : « faire de la lutte contre les violences pornographiques et la marchandisation des corps une priorité de politique publique » et plus particulièrement, « une priorité de politique pénale » (p.105).
Si la lutte contre la pédopornographie et la limitation effective d’images pornographiques aux mineurs sont évidemment nécessaires[2], l’interdiction d’acteurs, de consommateurs, de producteurs et de diffuseurs de pornographie constitue non seulement une ingérence illégitime de l’État mais également une violation à la vie privée, à la liberté d’expression, à la liberté de commerce et à celle d’industrie.
Le rapport fait constamment référence à la « violence pornographique » sans la définir vraiment et, pire encore, par une ambigüité méthodologique constante, laisse entendre que l’activité pornographique relèverait des violences volontaires réprimées par la loi pénale. La présidente du Mouvement du Nid conforte ce point de vue dans son audition en déclarant : « L’industrie du porno est une industrie de production de films ayant la particularité de ne pas être du cinéma. Les actes sexuels, les pénétrations, les coups et les tortures sont réels. » Dans ce cadre, le rapport recommande de « faire des violences sexuelles commises dans un contexte de pornographie un délit d’incitation à une infraction pénale (viol ou agression sexuelle) » (p.106). Ainsi, une scène de viol pourrait être qualifiée comme incitation à commettre un viol (art. 222-26-1 du Code pénal), est donc punie de 10 ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende.
À la lecture du rapport, on s’aperçoit rapidement qu’il ne s’agit pas tant de lutter contre les abus d’une industrie florissante que de s’attaquer à la pornographie en tant que telle puisque, selon les rapporteures, « elle construit une érotisation de la violence et des rapports de domination, érigés en normes. Il multiplie et encourage les stéréotypes sexistes, racistes et homophobes. » Et, « souhaitant ouvrir les yeux de toutes et de tous sur un système mondial de violences faites aux femmes », les rapporteures questionnent « l’existence même de l’industrie pornographique. » (p.103). Pire encore, le rapport confond sciemment fantasmes érotiques et criminalité sexuelle de telle sorte que, par exemple, toutes les personnes qui visionnent des films porno Daddy devraient être considérées comme des pédophiles !
Judith Butler a raison d’affirmer que « l’idée que la pornographie entretient un rapport causal avec le comportement n’a jamais été établie. Or, soutenir une pareille thèse engagerait le féminisme dans une sorte de béhaviorisme, comme si les hommes étaient des chiens de Pavlov, qui, s’ils regardent un film pornographique, entreprennent aussitôt de l’imiter. C’est une conception simpliste des fantasmes, et je m’inquiète de voir le féminisme entreprendre de réguler l’univers des fantasmes[3]. »
Le rapport entretient aussi la confusion entre les conditions d’exercice de l’industrie pornographie et la pornographie elle-même et ceci afin d’induire une conclusion qui confond les abus (que toute active économique peut produire) et l’activité en tant que telle. C’est comme si l’on proposait d’interdire l’industrie du bâtiment, de la restauration, de la mode ou des travaux publics sous prétexte qu’il existe une forte proportion de travailleurs clandestins et donc exploités.
L’augmentation de violences domestiques serait également causée par la pornographie puisque « les hommes tendent à vouloir reproduire des scènes violentes dans leur vie intime », selon le rapport (p.100). L’amalgame avec la prostitution est également posé dès le début des auditions. Ainsi, la présidente de l’association abolitionniste Le Mouvement du Nid, pour se référer à la pornographie, parle de « prostitution filmée » tout comme Osez le féminisme ! Associations que la co-rapporteure, Mme Rossignol, accueille avec ces mots : « Le rapport de notre délégation s’inscrit en soutien à ce que vous faites. »
La terminologie du rapport met en évidence la finalité prohibitionniste de l’entreprise sénatoriale : « machine à broyer les femmes », « atteinte à la dignité humaine », « industrie proxénète », « marchandisation du sexe », « viol systématique », « esclavage et traite d’êtres humains », « viol psychique pour les consommateurs ». La sénatrice Laurence Cohen, l’une des co-rapporteure, le dit sans détours : « Je suis une militante abolitionniste. Je l’assume ».
Louise Toupin analyse pertinemment que « dans ces études abolitionnistes, sera donc privilégié le plus souvent un seul type d’échantillon, constitué quasi essentiellement de personnes ayant vécu les plus mauvaises expériences […] Ses échantillons étaient donc essentiellement constitués de femmes ayant connu les pires expériences et qui avaient fui les conditions abusives du commerce de l’industrie du sexe […] et la parole sera généralement donnée, le cas échéant, aux “survivantes” : celles qui ont quitté le commerce ou qui se disent victimes et manifestent le désir d’en sortir[4]. »
L’insistance incessante du rapport à identifier pornographie et violence ; à vouloir que la définition de la pornographie soit restreinte exclusivement à l’exploitation, de même que son opposition à voir inscrite toute distinction entre représentation de la sexualité et crime sexuel, permettent non seulement d’empêcher la compréhension du problème mais aussi d’accuser celles et ceux qui soumettent la pornographie à un autre regard de complices de la domination masculine.
Le rapport ne propose rien pour améliorer la situation concrète des actrices et acteurs porno. Il n’est question que de renforcer l’appareil répressif en assimilant la représentation (scène sadomasochiste par exemple) à l’infraction elle-même (incitation à la torture).
Comme pour la loi de 2016 sur la criminalisation des clients de la prostitution, les consommateurs, y compris adultes, sont considérés victimes de violences par « exposition à la pornographie ». Comme pour cette loi, la pornographie est considérée comme une « violence systémique envers les femmes » (p.15). Le renvoie à la notion de « système » permet de condamner en bloc sans faire la distinction entre comportements consentis et imposés, entre légalité et criminalité. La mise en avant d’exemples les plus trash tout comme le martèlement de la dimension multinationale et milliardaire de l’industrie pornographie (p.19), ont comme but de susciter l’émotion et l’effroi dans l’opinion publique. Les horreurs de l’affaire « French Bukkake » sont ainsi présentées comme consubstantielles à l’ensemble de la production pornographique (p.64).
La supposée nouveauté de la démarche des sénatrices et ainsi justifiée : « C’est la première fois que je travaille sur un sujet sur lequel il n’existe aucune bibliographie institutionnelle », remarque en préambule Laurence Rossignol, vice-présidente socialiste du Sénat et rapporteuse aux côtés d’Annick Billon (centriste), d’Alexandra Borchio-Fontimp (LR) et de Laurence Cohen (communiste). Une carence qui s’explique, selon elle par « la résistance masculine à faire de ces sujets des sujets politiques ». Mais aussi par l’omniprésence de la culture du viol. « Nous vivons dans des sociétés encore très complaisantes à l’égard des violences sexuelles », déplore Mme Rossignol.
Il est étonnant que la sénatrice méconnaisse à ce point l’abondante littérature scientifique en la matière (264 travaux recensés dans la plateforme HAL). Cela fait maintenant une trentaine d’années qu’en France (et une cinquantaine d’années aux États-Unis[5]) la pornographie est analysée à l’aide d’outils classiques dans de nombreuses disciplines. Les exemples d’études de la pornographie dans des disciplines des sciences humaines sont nombreux[6]. Dire qu’il n’existe pas une bibliographie scientifique sur la question permet de mieux installer l’entreprise idéologique prohibitionniste des sénatrices. Car pour elles, il ne s’agit pas de comprendre ou de réguler la pornographie mais de la combattre selon la formule de Susan Brownmille : « pornography is the theory, rape is the practice. »
Pour ce faire, la « culture du viol » devient le cheval épistémologique de bataille des rapporteures. Selon elles : « La pornographie constitue donc aujourd’hui, à l’évidence, un élément important de la culture du viol dans notre société. » (p.15)
Selon S. Zaccour, « parler de culture du viol, c’est mettre l’accent sur la dimension collective et sociétale du problème des violences sexuelles, plutôt que de considérer le viol comme un événement isolé et fortuit. L’expression “culture du viol” braque les projecteurs sur les mécanismes institutionnels et culturels qui assurent la pérennité des violences envers les femmes même en l’absence de personnes intentionnellement sexistes. Elle explique la pandémie de violences sexuelles autrement que par les actions, prises isolément, de millions de violeurs. La culture du viol, profondément ancrée dans notre société, bénéficie aux hommes – pas juste aux violeurs – et opprime les femmes – pas juste les victimes[7]. »
Dans ce contexte, au lieu de privilégier la prévention et la justice, l’idéologie prohibitionniste choisira l’État punitif comme arme politique[8]. Le minimalisme pénal et les prisons ouvertes, exemples du combat du féminisme classique, seront remplacés par une course aux poursuites judiciaires et à l’emprisonnement pour mettre fin au sexisme et au patriarcat, comme le montrent les analyses de R. Lancaster[9]. La victimisation et la délation ont ainsi progressivement déplacé la responsabilité individuelle et l’idéal d’émancipation[10].
La notion de « culture du viol » devient un outil militant permettant d’effacer l’acte individuel dans un système impersonnel puisque, comme l’affiche un célèbre slogan : « viol = crime contre la classe des femmes[11]. » La « culture du viol » permet de transformer la violence individuelle en une arme du patriarcat pour dominer les femmes. En effet, la notion de viol ne renvoie plus à un comportement criminel, celui du violeur, mais à un élément supposé systémique et structurel qui cimente l’identité de la Femme. Andrea Dworkin, encensée à plusieurs reprises dans le rapport (p.108), a développé l’idée selon laquelle : « la pénétration demeure le moyen physiologique par lequel la femme est rendue inférieure[12]. » Pour l’influente théoricienne du féminisme radical, « les actes de la terreur s’échelonnent sur un continuum : viol, violence conjugale, exploitation sexuelle d’enfants, guerre, mutilations, torture, esclavage, enlèvement, agressions verbales, agressions culturelles et menaces de mort ou de sévices, menaces étayées par le pouvoir et le droit de passer aux actes. Les symboles de la terreur sont usuels et tout à fait triviaux : l’arme à feu, le couteau, la bombe, le poing et ainsi de suite. S’y ajoute le symbole caché de la terreur, encore plus significatif : le pénis[13]. » La féministe radicale, célébré dans le rapport, appelle ainsi les hommes à renoncer au pénis. C’est l’entreprise de déconstruction que poursuit John Stoltenberg, avec The End of Manhood – pour en finir avec la masculinité.
L’objectif abolitionniste du rapport est encore clairement affiché lorsque les rapporteures s’interrogent sur la possibilité d’appliquer aux productions pornographiques le principe jurisprudentiel de respect de la dignité humaine défini par le Conseil d’État dans sa jurisprudence Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995, pour lequel « le respect de la dignité de la personne humaine est une des composantes de l’ordre public. » (p.108). Comme le souligne Lilian Mathieu : « une des principales limites d’un tel point de vue est son biais objectiviste qui aboutit à totalement escamoter l’expérience subjective des acteurs et actrices du sexe…[14] » La notion de dignité humaine, utilisée également contre la prostitution, permet de faire échec à toute logique consensualiste imposant le statut de victimes aux actrices porno même si celles-ci refusent de se considérer comme telles. En ce sens, S. Papillon considère que « grâce à cette notion érigée en valeur sociale protégée, le législateur s’octroie le rôle d’intervenir dans la sphère privée afin de limiter les comportements sexuels qui lui apparaissent immoraux[15]. »
Penser autrement la pornographie
Sur le plan juridique, c’est-à-dire au sein d’une logique de dissociation entre la norme morale et le droit, la pornographie doit d’abord être considérée comme une manifestation de la liberté d’expression qui reconnait « toutes les informations ou idées, même celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’est pas de société démocratique » (CEDH, Affaire Handyside c. Royaume-Uni, 07/12/1976.)
Comme le note Ruwen Ogien, « la pornographie présente probablement, dans l’état actuel de sa production et de sa diffusion, certains aspects socialement répugnants : surexploitation, misogynie militante, cynisme des fabricants et des distributeurs, prêts à tout pour augmenter leurs profits. Mais il ne s’agit pas de pathologies sociales spécifiques, puisqu’on les retrouve un peu partout hélas, même dans la fabrication des jouets pour enfants, ce qui, disons-le au passant, n’a jamais conduit qui que ce soit à demander l’interdiction des jouets[16]. »
Personne ne considère nécessaire d’interdire de films de guerre comme Apocalype Now de Coppola, Requiem pour un massacre de Klimov, Full Metal de Kubrick ou American Sniper de Clint Eastwood pourtant porteurs de scènes d’une violence difficilement supportable. S’il est possible de faire la distinction entre fiction et réalité lorsqu’il s’agit de films de guerre pourquoi serait-il impossible de la faire s’agissant de films de cul ?
Prohiber la pornographie pour éradiquer la violence systémique qu’elle est supposée provoquer me semble tout simplement absurde : l’Afghanistan, l’Iran, la Corée du Nord ou l’Arabie Saoudite répriment sévèrement la pornographie et ne se trouvent pas pour autant dans la liste des pays qui garantissent le mieux les droits de femmes.
Précisons que mon analyse n’écarte nullement la violence et l’exploitation que peut comporter l’industrie pornographique. Mais, au lieu de les tenir pour acquises, comme consubstantielles à cette activité, mon approche suggère plutôt de les soumettre à l’examen et de les analyser, le cas échéant, en fonction des besoins des personnes concernées.
Au nom de la dignité humaine, de la protection de la jeunesse ou de la lutte contre les violences sexistes se cache une entreprise aussi paternaliste que puritaine. Or, le rôle des droits fondamentaux est de laisser à chacun la possibilité de choisir et de développer sa propre conception de la sexualité.
Le meilleur moyen de mettre fin aux abus de l’industrie pornographie c’est de la faire entrer dans le droit commun. Ceci impliquerait non seulement de régulariser le contrat de travail sexuel des acteurs et actrices pornos mais aussi de respecter la liberté de commerce et d’industrie pour les producteurs et les vendeurs de matériel pornographique comme l’ont demandé les productrices et actrices des films porno pendant les auditions au Sénat. Ainsi, Nikita Bellucci a indiqué : « notre profession a besoin d’être reconnue pour se structurer, besoin d’être encadrée pour se professionnaliser et besoin d’un droit du travail en relation avec sa réalité. » Tandis que Liza Del Sierra a précisé : « nous avons besoin de conventions collectives pour l’industrie. Nous avons besoin de syndicats pour faire entendre les voix des performeurs et des techniciens sur le long terme. Nous avons besoin d’audits pour vérifier que le cadre est bien respecté. Nous avons besoin de groupements d’employeurs pour professionnaliser le secteur. » (p.69).
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S’inscrivant dans le sillage de la loi de 2016 relative à la pénalisation du client de la prostitution, le rapport du Sénat n’a rien appris des effets catastrophiques de l’application de cette loi[17]. Au contraire, comme toute idéologie, le prohibitionnisme vise l’absolu (la disparition de la pornographie) et refuse tout compromis tendant à améliorer les conditions de production et distribution d’images érotiques. Comme le note Camille Montavon, « si toute forme d’exploitation et de violence doit certes être combattue, la tendance à justifier des restrictions à l’exercice du travail du sexe en l’essentialisant en tant que pratique intrinsèquement indigne et préjudiciable aux femmes, ou encore en l’appréhendant exclusivement à travers le prisme de la traite, brouille dangereusement la distinction entre la liberté sexuelle et les usages abusifs qui en sont faits[18]. »
Plus besoin de Christine Boutin et des ligues de vertu telles que France Valeurs, Alliance Vita ou Civitas, la lutte contre la prostitution et la pornographie (et plus généralement contre la liberté sexuelle) est menée de nos jours par des associations féministes radicales et de femmes politiques « progressistes » lesquelles prétendent imposer une morale sexuelle non pas au nom des bons mœurs mais en invoquant la dignité humaine.