Social

Repenser les retraites en s’inspirant de penseurs socialistes canadiens

Historienne, Avocat, historien

Lors du récent débat sur les retraites, le gouvernement a choisi comme unique levier de réforme l’âge de départ et la durée des cotisations. S’inspirer de l’histoire de la protection sociale au Canada dans les années 1930 et de ses penseurs permet pourtant d’ouvrir l’espace des possibles et d’imaginer d’autres solutions.

Cela a été abondamment dit : lors du débat sur les retraites qui a occupé la France une bonne partie de l’année, le parti au pouvoir, à commencer par Emmanuel Macron lui-même, ont délibérément limité ses termes en choisissant comme unique levier de réforme l’âge de la retraite et la durée des cotisations – au lieu d’agir, par exemple, sur un ensemble de critères comme le montant de ces cotisations, leur répartition entre patronat et salariat, et l’apport de l’État.

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De nombreux chercheurs, en économie notamment, ont contribué à ouvrir l’espace des possibles intellectuels – sinon gouvernementaux – afin de lutter contre cette antienne néolibérale : TINA (There is no alternative)[1].

En tant qu’historiens de la protection sociale au Canada et en Europe dans les années 1930, nous pensons que notre discipline et les exemples tirés du passé peuvent aider à ouvrir encore davantage cet espace des possibles, pour penser d’autres solutions, qui paraîtront certes ambitieuses, mais qui n’en ont pas moins fait l’objet de réflexions tout à fait sérieuses et savantes en leur temps. Lors de la Grande Dépression, au Canada comme ailleurs, le chômage de masse a suscité un débat politique crucial : comment protéger les travailleurs des risques que leur faisait courir l’économie capitaliste ? Ces risques étaient devenus indéniables. Chaque travailleur et sa famille pouvaient basculer dans la pauvreté du jour au lendemain, sans espoir d’en sortir.

Le cas du Canada est particulièrement intéressant pour retracer les origines des luttes politiques entourant la mise en place de l’État social, et donc pour comprendre la logique profonde sous-tendant les retraites. Aucun pays n’a été épargné par les effets de la crise économique des années 1930, et ces luttes ont eu lieu dans le monde entier, bien que les programmes qui en ont résulté aient été très différents d’une région à l’autre. Contrairement à plusieurs pays européens dont la France, le Canada n’avait alors aucune assurance sociale à proprement parler, si ce n’était des programmes de compensation des accidents du travail qui avaient récemment vu le jour à travers le pays. Par conséquent, la notion selon laquelle les travailleurs devaient être soumis à une obligation de contribuer avec leurs faibles salaires pour faire face aux risques inhérents du capitalisme n’allait pas de soi. En effet, la logique des régimes en place qui couvraient les accidents du travail n’exigeait des contributions que de la part des patrons.

Bien plus qu’une question technique ou « paramétrique » […] la nature contributive et les montants des contributions finançant les assurances sociales renvoyaient au cœur de la relation qu’entretenait l’État avec ses citoyens.

La pensée des socialistes canadiens d’entre-deux-guerres sur la question de la contribution des travailleurs en matière de sécurité sociale peut donc éclairer le débat actuel sur les retraites de manière originale. L’époque de la Grande Dépression était marquée par la promulgation du « New Deal canadien », un ensemble de mesures sociales inédites comprenant notamment la première loi sur l’assurance chômage du pays au niveau fédéral, avant que la plupart de ces mesures ne soient invalidées par la plus haute cour, qui se trouvait à l’époque encore à Londres. C’est dans ce contexte que le problème des cotisations sociales des travailleurs s’est posé, et au sein du mouvement ouvrier, nombreux étaient ceux qui militaient pour un régime non-contributif pour couvrir les risques mis en évidence par le chômage de masse.

L’un des critiques les plus virulents de la nouvelle loi sur l’assurance chômage était l’avocat spécialiste du droit du travail, Jacob Cohen. Pour ce juriste socialiste, bien plus qu’une question technique ou « paramétrique », comme on l’a beaucoup entendu lors des débats des dernières années en France, la nature contributive et les montants des contributions finançant les assurances sociales renvoyaient au cœur de la relation qu’entretenait l’État avec ses citoyens. Même s’il traitait de l’assurance chômage, la logique de son propos s’applique tout aussi bien aux retraites. En effet, les « assurances sociales » avaient été développées en grande partie pour répondre aux risques qui pesaient sur le budget familial lors de périodes de chômage involontaires, dues notamment à la vieillesse. Selon l’Organisation internationale du travail, ce dernier risque devait être pris en compte par ce que l’on appelait alors l’« assurance-invalidité-vieillesse-décès ».

Cohen s’en prenait principalement à la notion selon laquelle les principes des assurances privées devaient être transposés au domaine de la protection sociale. Il faisait le constat que puisque « le chômage ne peut plus être considéré comme un simple accident affectant des travailleurs isolés et que […] son risque est une caractéristique permanente de l’ordre actuel [, … une alternative doit] être proposée qui soit en rapport avec les besoins fondamentaux[2] ». Selon Cohen, toute « reconstruction de l’ordre social » devait avant tout bénéficier à la classe ouvrière, qui était « directement exposée aux insuffisances [du capitalisme,] qui n’emploie ni ne rémunère correctement ceux qui dépendent de son bon fonctionnement[3] ».

Lorsque Cohen écrivait, le système britannique, qu’il comparait favorablement à la loi canadienne, après plusieurs tentatives d’instaurer un programme social s’inspirant grandement des assurances privées, était désormais scindé en deux composantes : l’une financée par les contributions des employeurs et des travailleurs, et l’autre financée par l’État, pour les chômeurs de longue durée et tous ceux qui ne pouvaient prétendre à l’assurance chômage. Pour Cohen, cette réforme avait donc mis fin à l’illusion selon laquelle un système purement assurantiel, c’est-à-dire purement contributif, pouvait être soutenable, face aux risques économiques et sociaux inhérents au capitalisme.

Il estimait que le nouveau régime britannique avait aussi pour effet de réduire le principe contributif, censé conditionner le droit à l’assurance, à un simple moyen de financement d’un système également abondé par l’État. Cette observation mettait en lumière les limites des régimes d’assurance stricts, uniquement fondés sur des contributions, qui excluaient les travailleurs vulnérables. En intégrant largement même les sans-travail qui n’avaient jamais cotisé, la réforme britannique affaiblissait également les vieux critères charitables qui séparaient les « bons pauvres », ou les « pauvres méritants », des fainéants – ceux qui, comme le dit aujourd’hui le président, sont trop paresseux pour traverser la rue pour aller chercher du travail, ou qui n’auraient pas trimé assez durement pour mériter leur retraite avant 64 ans[4].

Pour Cohen, si aucun travailleur n’était à l’abri des risques économiques et sociaux, tout système de protection sociale devait être à la fois universel et compensatoire – c’est-à-dire, qu’il devait être intégralement pris en charge par les employeurs. Après tout, c’étaient eux qui tiraient tous les avantages du système capitaliste et il était de leur devoir d’en protéger les travailleurs. Les contributions devaient donc être tirées des « surplus […] actuellement prélevés sur la société sous la forme de loyers, d’intérêts, de bénéfices et de salaires pour les directions[5] ». Toute autre solution serait « discriminatoire », dans la mesure où les personnes qui bénéficiaient de ces excédents seraient dispensées d’assumer leur juste part d’obligations sociales.

Symétriquement, pour Cohen, la seule « contribution » juste que l’on pouvait attendre des travailleurs pour qu’ils aient le droit aux assurances sociales était, précisément, leur disponibilité au travail, par laquelle ils démontraient leur participation à la bonne marche collective de la société. Pour lui, une assurance sociale correctement conçue reconnaîtrait la dette de la société envers les travailleurs – c’est-à-dire, envers ceux dont « la richesse de l’existence personnelle est utilisée dans le processus économique qui, à son gré, les garde en réserve, les utilise ou les écarte[6] », par exemple, lorsqu’ils sont trop vieux.

Cohen soulignait également l’injustice inhérente du projet de réforme de l’assurance chômage au Canada. La loi excluait les travailleurs « inadmissibles » (notamment ceux qui occupaient un travail saisonnier, occasionnel ou intermittent), taxait les travailleurs eux-mêmes pour leur assurance chômage, limitait le montant et la durée des prestations au strict minimum et privait de tout droit les chômeurs n’ayant pas encore assez contribué. Ainsi, en raison de sa nature contributive, la loi laissait en plan les millions de personnes n’ayant pas de travail pendant la plus grande crise économique depuis des générations. En outre, elle liait cyniquement, via le système contributif, les intérêts des assurés à ceux des employeurs, pour perpétuer la division entre les travailleurs stables (ceux qui pouvaient prétendre à l’assurance) et les plus vulnérables.

En somme, Cohen estimait qu’il y avait une « relation inéluctable entre le concept de responsabilité pour le chômage et le fonds adéquat par lequel le travailleur est indemnisé contre celui-ci[7] ». Comme les travailleurs n’étaient pas responsables de leur propre chômage – c’est le système capitaliste qui l’était –, ce n’était pas à eux de payer pour leurs indemnités. En choisissant le principe contributif, le gouvernement fédéral avait choisi de diviser les travailleurs en liant ceux qui étaient relativement moins vulnérables « à la sphère de la propriété » et en laissant les non-assurés « à la merci du contribuable[8] ». En effet, ces derniers devaient se rabattre sur une charité publique arbitraire et aléatoire, sans garantie de pouvoir manger à leur faim ou se loger.

En parallèle, les intellectuels de la Ligue pour la reconstruction sociale (LRS) qui conseillaient la Fédération du Commonwealth coopératif (CCF), le parti socialiste précurseur du Nouveau Parti démocratique (NPD) actuel, allaient plus loin. Le CCF était une coalition entre les intellectuels du centre du pays, qui voyaient les effets dévastateurs de la crise sur le chômage en milieu urbain, avec les agriculteurs de l’Ouest, qui subissaient de plein fouet les graves sécheresses qui sévissaient en ces années-là.

Le traitement des assurances sociales dans le manifeste classique de la LRS sur la question sociale était plus succinct, mais en fait, encore plus radical que celui de Cohen. En 1935, ils plaidaient en effet en faveur d’un régime généralisé d’assurance sociale. Si, contrairement à Cohen, ils acceptaient bien le principe des cotisations sociales des travailleurs, ils imposaient d’abord une condition dirimante à ces contributions, soit la socialisation complète des « gros revenus, des poches de profit et des gisements de gains spéculatifs, qui sont détenus à titre privé aux dépens des travailleurs et à la suite de leur exploitation[9] ». C’est-à-dire que l’ensemble des bénéfices tirés de l’activité capitaliste devait revenir à la collectivité (à l’État) et contribuer à financer, entre autres, les assurances sociales.

En fin de compte, dans ce manifeste influent, cette socialisation constitue à la fois la condition sine qua non pour l’acceptation de l’assurance sociale contributive et sa principale justification, car l’assurance sociale est considérée comme un « dispositif utile pour répartir les salaires sur les périodes de travail et d’oisiveté forcée » dans le cadre d’un État socialiste. Dans un tel État, les socialistes canadiens n’étaient pas opposés aux contributions des travailleurs, car ils estimaient que l’acte de contribuer était un puissant symbole. À cet effet, ils soulignaient la « valeur très réelle d’un sentiment de participation active dans une entreprise ». « Lorsque les travailleurs cotisent, écrivaient-ils, ils se rendent beaucoup mieux compte que la masse salariale totale de la communauté est répartie sur leurs périodes de travail et d’oisiveté, et ils sont beaucoup plus enclins à s’intéresser personnellement à la gestion sage et économique des fonds d’assurance ».

Comme pour Cohen, pour ces intellectuels, la question des cotisations sociales était intimement liée au type d’État et aux relations qu’entretiennent les travailleurs avec celui-ci.

Ces intellectuels étaient en outre d’avis que « les contributions directes des travailleurs donner[aie]nt à leurs représentants un droit incontestable à une participation active à la gestion[10] ». Selon les auteurs, « si les objectifs socialistes sont atteints, il n’y aura pas d’énormes revenus personnels, comme c’est le cas aujourd’hui, ni de “surplus économiques” inappropriés, tels que les énormes profits sur les gains spéculatifs. Dans ces conditions, les travailleurs n’auront [donc] aucune raison de se plaindre si des déductions sont faites sur leurs salaires nominaux (qui devraient être beaucoup plus élevés qu’ils ne le sont actuellement) pour leur fournir une protection contre les risques de chômage, d’accident ou de maladie[11] ». Cela ne les empêchait pas par ailleurs d’accepter certaines inégalités de revenus et donc d’allocations, principalement en fonction du degré de spécialisation des travailleurs et de l’effort consenti.

En attendant l’avènement démocratique d’une société plus humaine, les penseurs de la LRS imaginaient bien le rôle que pourrait jouer l’assurance sociale dans la « transition du capitalisme au socialisme » et, dans ce cas, ils estimaient que « l’assurance “non contributive” [était] tout à fait justifiée[12] ». En effet, à l’instar de Cohen, ils acceptaient que « [l]’industrie a une responsabilité évidente à l’égard des travailleurs incapables de travailler et de gagner leur vie ». Il fallait donc immédiatement couvrir « ceux qui sont actuellement au chômage ou qui occupent des emplois précaires ou sous-payés », car les allocations de la nouvelle loi ne pouvaient être versées qu’après une période minimale de travail, période que par définition les personnes sans travail lors de son adoption n’avaient pas complétée. Ainsi, comme pour Cohen, pour ces intellectuels, la question des cotisations sociales était intimement liée au type d’État et aux relations qu’entretiennent les travailleurs avec celui-ci.

Ces analyses soulignent l’importance de concevoir les retraites de manière plus engagée politiquement et plus audacieuse intellectuellement. Alors que les appels à taxer les « super-profits » du Covid, de la guerre en Ukraine, ou tout simplement du capitalisme financier, ont été écartés d’un revers de la main comme les lubies d’apprentis-révolutionnaires, ces réflexions montrent au contraire que la question du financement n’est pas que paramétrique : elle est au cœur de notre philosophie de la protection sociale et, au-delà, de la manière dont nous pensons les relations entre les individus, l’État et la société. Les retraites ne sont pas seulement des dispositifs contributifs et financiers, elles font partie des mécanismes qui garantissent la sécurité économique des travailleurs et compensent les risques sociaux et économiques qu’ils restent, aujourd’hui, les seuls à assumer. La vision étroite qui prévaut actuellement, et qui est celle d’Emmanuel Macron et de son gouvernement, ne suffit pas.


[1] L’une des interventions médiatiques qui a eu le plus d’écho en ce sens est la longue interview de Mickaël Zemmour sur BFMTV le 6 mars 2023, toujours disponible en ligne (consultée le 31 août 2023).

[2] Jacob L. Cohen, The Canadian unemployment insurance act – its relation to social security, Toronto, T. Nelson & Sons Limited, 1935, p. 27, 19 (notre traduction).

[3] Ibid., p. 18.

[4] Cette distinction, fondamentale dans l’exercice de la charité, sépare ceux qui ne peuvent subvenir à leurs besoins parce qu’ils ne peuvent pas travailler, en raison d’infirmités, de maladies incurables, ou encore de leur âge, entre autres, et qui doivent être aidés, et les autres : indigents valides, corrompus moralement par l’oisiveté, qui ne méritent aucune assistance. Elle est au fondement des poor laws (lois sur les pauvres) adoptées en Angleterre depuis le XVIe siècle. Voir notamment Axelle Brodiez, « La pauvreté comme stigmate social », Métropolitiques, 2019 et le classique de Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », 1999, 813 p.

[5] Ibid., p. 107.

[6] Ibid., p. 104.

[7] Ibid., p. 121‑122.

[8] Ibid., p. 133‑134.

[9] Eugene Forsey, J. King Gordon, Leonard Marsh, J. F. Parkinson, F. R. Scott, Graham Spry, F. H. Underhill et F. H. Underhill, Social Planning for Canada., 1935, p. 381.

[10] Ibid., p. 380.

[11] Ibid., p. 381.

[12] Ibid.

Célia Keren

Historienne, Maîtresse de conférences à Sciences Po Toulouse

Cory Verbauwhede

Avocat, historien, Chargé d’enseignement à l’École nationale d’administration publique (Québec)

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Notes

[1] L’une des interventions médiatiques qui a eu le plus d’écho en ce sens est la longue interview de Mickaël Zemmour sur BFMTV le 6 mars 2023, toujours disponible en ligne (consultée le 31 août 2023).

[2] Jacob L. Cohen, The Canadian unemployment insurance act – its relation to social security, Toronto, T. Nelson & Sons Limited, 1935, p. 27, 19 (notre traduction).

[3] Ibid., p. 18.

[4] Cette distinction, fondamentale dans l’exercice de la charité, sépare ceux qui ne peuvent subvenir à leurs besoins parce qu’ils ne peuvent pas travailler, en raison d’infirmités, de maladies incurables, ou encore de leur âge, entre autres, et qui doivent être aidés, et les autres : indigents valides, corrompus moralement par l’oisiveté, qui ne méritent aucune assistance. Elle est au fondement des poor laws (lois sur les pauvres) adoptées en Angleterre depuis le XVIe siècle. Voir notamment Axelle Brodiez, « La pauvreté comme stigmate social », Métropolitiques, 2019 et le classique de Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », 1999, 813 p.

[5] Ibid., p. 107.

[6] Ibid., p. 104.

[7] Ibid., p. 121‑122.

[8] Ibid., p. 133‑134.

[9] Eugene Forsey, J. King Gordon, Leonard Marsh, J. F. Parkinson, F. R. Scott, Graham Spry, F. H. Underhill et F. H. Underhill, Social Planning for Canada., 1935, p. 381.

[10] Ibid., p. 380.

[11] Ibid., p. 381.

[12] Ibid.