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Au Brésil, le retour du « droit de conquête » ?

Historien

Le Suprême Tribunal Fédéral du Brésil est appelé à statuer sur la constitutionnalité d’une loi selon laquelle les communautés autochtones n’auraient le droit de revendiquer que les terres qu’ils occupaient en 1988, soit près de cinq siècles après la conquête portugaise. Et l’un des juges ose justifier son vote en faveur de la validité de ce texte en arguant juridiquement du droit de conquête. Petite mise au point historique.

Depuis quelques semaines, le Suprême Tribunal Fédéral du Brésil (STF) est appelé à statuer sur la constitutionnalité d’une loi, votée par le parlement brésilien, et appelée « marque temporelle ».

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Il s’agit d’une proposition juridique selon laquelle les communautés autochtones n’auraient le droit de revendiquer, dans le cadre de la démarcation de leurs terres, dont le processus est prévu par la Constitution de 1988, que celles qu’ils occupaient en 1988, soit près de cinq siècles après la conquête portugaise.

Cette loi, en projet depuis 2007, suscite au Brésil un large débat de société, dont les arguments des ministres du STF sont pour partie le reflet. Or, lors des récents débats du STF, l’un des juges (André Mendonça, nommé par l’ex-président d’extrême-droite, Jair Bolsonaro) a justifié son vote en faveur de la marque temporelle par le droit de conquête : « Les terres brésiliennes ont été transférées des peuples originaires à la couronne portugaise par le droit de conquête ». L’usage d’un tel argument juridique, en 2023, invite l’historien à une mise au point, car il soulève deux questions fondamentales, qui illustrent les usages utilitaristes du passé par l’extrême-droite contemporaine.

La première question consiste à savoir qui est dépositaire de ce droit. En l’occurrence, il s’agit très clairement ici de l’église chrétienne qui, aux débuts de la conquête des Amériques, prétendait décider du sort du monde. C’est en effet sous l’égide du pape Alexandre VI que les couronnes d’Espagne et du Portugal ont signé en 1494 le Traité de Tordesillas, partageant le monde à découvrir et conquérir en deux – celui des Espagnols et celui des Portugais. Quelques années plus tard, très ironiquement, François Ier demandera à voir la clause du Testament d’Adam excluant la France de ce partage.

C’est la bulle papale Inter Caetera, signée en 1494, qui a fondé la doctrine de la conquête chrétienne en affirmant que lorsqu’une nation chrétienne trouve une terre qui n’a pas encore été découverte par une autre nation chrétienne, elle peut s’en emparer.

Dans le droit fil de cet ordre mondial théocentré, le Brésil colonial puis impérial fait du catholicisme sa religion officielle. Il faut attendre la première constitution républicaine (1891), pour que la neutralité de l’Etat face aux divers cultes religieux soit stipulée – ce que différentes Constitutions confirmeront, dont celle de 1988. Or la nouvelle extrême-droite brésilienne, nourrie des théories néo-pentecôtistes, n’hésite pas à dénoncer cette laïcité pour imposer un autre ordre moral. Ainsi en est-il de Jair Bolsonaro déclarant en 2020, lors de la 75ème session de l’Assemblée générale des Nations Unies, que « le Brésil est un pays chrétien, conservateur, et a pour base la famille ». C’est donc bien dans cette perspective d’une fragilisation des bases fondamentales du droit constitutionnel que s’inscrit l’invitation du juge André Mendonça à redonner force à un droit d’essence religieuse dans l’espace public.

Venons-en désormais à la seconde question : de quel type de conquête ce droit se prévaut-il ? C’est la bulle papale Inter Caetera, signée en 1494, qui a fondé la doctrine de la conquête chrétienne en affirmant que lorsqu’une nation chrétienne trouve une terre qui n’a pas encore été découverte par une autre nation chrétienne, elle peut s’en emparer, avant de préciser : « Vous devez engager les peuples, qui habitent ces îles et ces continents, à embrasser la religion chrétienne, et penser fermement que le Dieu Tout-Puissant bénira vos efforts ». En somme, elle fonde en droit la conquête de la terre et des hommes qui l’occupent.

Par l’imposition du droit de conquête, un régime juridique de propriété de la terre est transplanté, sans autre forme de procès, d’Europe au Nouveau Monde. Qu’importent les modalités de présence à la terre de ces populations autochtones, qu’importent les pratiques cultuelles et culturelles qu’elles ont tissé avec elle : les conquérants chrétiens s’arrogent le droit de s’approprier ces terres, de les déboiser et les transformer en ressources productives, de les soumettre à la monoculture, et de réduire ceux qui l’habitent en esclavage.

Contrairement à ce qu’affirme le juge Mendonça, il n’y a pas eu de passage de propriété de la terre au moment de la conquête, puisque la terre n’est pas un bien échangeable et négociable pour les communautés autochtones, qui font un avec leur environnement. En 1987, lors des travaux de l’Assemblée Constituante, le coordinateur de l’Union des Nations Autochtones du Brésil, Ailton Krenak, rappelait cette singularité dans un discours désormais célèbre : « Les populations autochtones ont une façon de penser, une façon de vivre. Les conditions fondamentales pour leur existence et pour la manifestation de leurs traditions et de leurs cultures ne mettent pas en péril et n’ont jamais mis en péril l’existence des animaux ou des autres êtres humains. Un peuple qui habite des maisons couvertes de paille, qui dort sur des tapis posés au sol, n’est pas ennemi des intérêts du Brésil, il ne met pas en péril son développement »

Et son discours fait mouche : la constitution de 1988 reconnaît justement la coexistence au Brésil de plusieurs régimes juridiques de propriétés foncières, en permettant les délimitations de terres collectives, qu’elles soient de communautés quilombolas ou autochtones. Ce qui est bien la moindre des choses dans un pays dont l’histoire est marquée par l’extermination de masse des populations autochtones et la mise en esclavage des afro-descendants.

Le retour du droit de conquête, revendiqué par le juge Mendonça, n’est pas un anachronisme historique : il se veut un outil juridique, au service des ambitions de l’extrême-droite, pour justifier la spoliation des terres autochtones (on en dénombre 764) par des individus en quête d’enrichissement facile (des petits orpailleurs aux grands propriétaires fonciers, éleveurs ou planteurs de soja) ou par des entreprises peu scrupuleuses avec les règles de la protection environnementale. Ce retour du droit du plus fort prétend, au nom des exigences du développement économique, légaliser tout à la fois un ethnocide et un écocide.


Laurent Vidal

Historien, Professeur des universités, Université de La Rochelle