Le Grand Prix de l’urbanisme enfin à la campagne !
«Cette année, le jury a désigné dès le premier tour Simon Teyssou pour son engagement et son action en faveur des territoires ruraux et périurbains. Tête de file d’une génération de concepteurs, il démontre qu’il est possible de réaliser des projets ambitieux, qualitatifs et créatifs dans des territoires faiblement dotés en ingénierie, peu attractifs pour le marché et financièrement contraints. »[1]
Ainsi commence l’annonce sur le site du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires de l’attribution à Simon Teyssou, architecte et urbaniste du Grand Prix de l’urbanisme. Créé en 1989, ce prix « distingue chaque année une personnalité reconnue par un jury international. Il valorise l’action des professionnels qui contribuent à faire avancer la discipline et à améliorer le cadre de vie des habitants de tous les territoires. »
Un praticien engagé
Simon Teyssou exerce depuis plus de vingt ans le métier d’architecte en milieu rural[2], dans le Cantal, au Rouget, où il a installé son agence qui porte le nom du lieu de son ancrage. Son exigence lui a valu de nombreux prix et récompenses qui saluent une production architecturale et urbaine soucieuse des questions territoriales, des enjeux des ressources et des bouleversements climatiques. Inspiré depuis ses études[3] par le « régionalisme critique » qui fut théorisé par le critique et historien de l’architecture Kenneth Frampton, ses architectures s’attachent autant aux questions sociales qu’à celles de la construction, en dialoguant avec la nature des sols, la géologie, la météorologie, le tissu artisanal, les élus et les habitants. À l’instar du philosophe Paul Ricœur[4], sa production interroge le fait « d’être moderne et retourner aux sources », et tente de « raviver une vieille civilisation endormie » tout en prenant part « dans la civilisation universelle ».
S’il démarre sa carrière avec des commandes subventionnées par l’Union européenne, qui soutenait la transformation des fermes désaffectées en gîtes ruraux, celle-ci s’est étoffée au fil du temps de plusieurs centaines de projets, de tailles très variables, la plupart du temps situés à moins de trois heures de route de son atelier : de la maison individuelle à l’équipement public en passant par l’aménagement d’espaces publics, la gamme des interventions est vaste et répond à la responsabilité éthique et professionnelle que Simon Teyssou porte vis-à-vis de son territoire. Si les projets mobilisent des moyens restreints tant du point de vue financier qu’humain, il considère que s’il ne les prenait pas en charge, ces interventions seraient confiées à un bureau d’études généralistes, à une entreprise, au détriment de la qualité urbaine et architecturale qu’elles nécessitent. Tour à tour conseil, assistant à la maîtrise d’ouvrage ou prescripteur, l’Atelier du Rouget n’exclut aucun champ d’intervention.
Avec la notion de « soustraction positive »[5], c’est-à-dire une attention n’excluant pas la destruction quand celle-ci est jugée nécessaire, Teyssou souligne l’importance du projet d’architecture, du choix concerté, dans des territoires à la démographie nulle, voire négative, et dont les centres-bourgs sont souvent inhabitables. En effet, les logements situés dans les cœurs des communes sont souvent vétustes, peu accessibles et ne présentent pas le confort attendu par les habitants. Entre réemploi des édifices existants et déconstruction, ses préconisations veillent à retrouver – ou à maintenir – des équilibres toujours fragiles entre conservation et adjonction.
Loin de ses attaches auvergnates, son atelier s’installe récemment en résidence à Callac dans les Côtes-d’Armor[6]. Il y imagine la régénération et la transformation de ce village Breton qui fera l’objet de vives tensions politiques organisées par les partisans du mouvement Reconquête ! d’Éric Zemmour. Ces derniers instrumentalisent le projet Horizon pour l’accueil de réfugiés en agitant le spectre du « grand remplacement ». Face aux menaces de mort visant l’équipe municipale, le maire Jean-Yves Roland se voit contraint de renoncer au projet. Ces événements modifient aussi les stratégies de l’Atelier du Rouget qui décide, en soutien à la commune, de poursuivre son action et se lance à ses côtés dans l’élaboration de sa stratégie urbaine.
Des moyens pour former les architectes des transitions
Le Grand Prix de l’urbanisme récompense un parcours d’une personnalité ou, plus rarement, d’un collectif engagé depuis de nombreuses années dans la pratique urbaine[7]. Ce prix s’accompagne depuis 2005 du Palmarès des jeunes urbanistes qui, comme son nom l’indique, révèle des pratiques émergentes, le plus souvent collectives. D’un côté, une personnalité, de l’autre, une équipe, comme si l’expérience (et la reconnaissance) pouvait s’acquérir en solitaire, alors que l’urbanisme est une discipline par essence plurielle. Si la personnification permet d’identifier des figures, elle réduit la démarche à la posture d’une personne.
Dans les écoles d’architecture, qui forment aussi de futurs urbanistes, les étudiant·e·s le savent, en témoigne leur intérêt pour les collectifs pour ce qu’ils représentent d’outil de renouvellement des pratiques de la fabrique de la ville[8]. Le parcours de Simon Teyssou constitue assurément une inspiration pour les jeunes générations, tant il incarne une dimension ouverte et partagée de la pratique architecturale. Son implication dans l’enseignement n’y est sans doute pas étrangère. Enseignant à l’école d’architecture de Clermont-Ferrand depuis son propre diplôme, il en devient le directeur en 2019 en portant pour l’établissement une ambition analogue à celle qu’il porte pour son atelier. Un engagement dans le territoire du Massif central et un attachement aux ruralités qui questionnent la discipline architecturale à partir de ses marges.
À la suite de son prédécesseur Didier Rebois et d’enseignant·e·s-chercheur·euses comme Chris Younès et Frédéric Bonnet, Simon Teyssou et les enseignant·e·s de l’école insistent sur la nécessaire transdisciplinarité des métiers de l’architecte.
Dans une tribune parue dans Le Monde en décembre 2022, Simon Teyssou rappelait avec ses 19 collègues directeurs et directrices d’écoles d’architecture que « la formation en architecture n’est pas un enjeu professionnel, c’est un enjeu sociétal et environnemental ». Les étudiants ont entendu ce rappel et se sont massivement mobilisés durant le dernier semestre de l’année universitaire afin de réclamer « un investissement massif dans l’enseignement de l’architecture afin de former les futur·e·s acteur·trice·s de la transition ».
Il semble évident que ces enjeux sont représentés par la démarche de l’Atelier du Rouget et que nombre d’étudiant·e·s y voient une inspiration pour leur futur. Ils peuvent y déceler une pratique sortant des sentiers battus de la production architecturale métropolitaine, en développant un vernaculaire savant basé sur le sens plus que sur l’image et une alternative à la figure de l’architecte démiurge et surplombant. Si la démarche de Teyssou mérite d’être saluée et récompensée, il est utile toutefois de s’interroger sur le message que le ministère veut transmettre en remettant le Grand Prix de l’urbanisme à la figure singulière du Cantalien. Le caractère de « chef de file » de Teyssou ne doit pas masquer une réalité de la commande loin des métropoles et des moyens qui sont alloués à des projets modestes, mais essentiels.
Une exception peut-elle devenir la règle ?
Pour le comprendre, revenons en détail sur les conditions d’un projet analysées par Emmanuel Caille dans la revue professionnelle d’A, qui est représentatif des conditions d’exercice en milieu rural. Il s’agit de la reconquête des ruines du fort villageois de Plauzat dans le Puy-de-Dôme[9] par les architectes Boris Bouchet (basé à Clermont-Ferrand) et Recita (basé à Chamalières et Lyon). Respectivement récompensés en 2014 et 2020 par les Albums des jeunes architectes et paysagistes[10], ils ont croisé la route de Teyssou à l’école d’architecture de Clermont-Ferrand lors de leurs études.
Le fort est représentatif de ces ensembles constitués de maisons fortifiées implantés entre Riom et Issoire dans une vallée confluente de l’Allier. Progressivement abandonné depuis le XIXe siècle, peu accessible et inconfortable, le fort fait l’objet d’un remembrement à la fin du XXe siècle après son acquisition par la commune qui permet le relogement des derniers habitants. Face aux dégradations, l’ensemble devient coûteux à préserver et la démolition est envisagée pour réaliser un parking. En détournant une étude technique visant le renforcement structurel des constructions, les architectes, pour la modique somme de 5000 euros, élaborent une alternative. Les recherches de financement, les évolutions programmatiques conduisent les architectes à procéder par la « soustraction positive », prônée par leur aîné, afin de sauver ce patrimoine en le transformant en un ensemble cohérent d’espace public, d’une salle des fêtes et d’un gîte communal.
De 2015 à 2023, c’est l’opiniâtreté des architectes, le dialogue constructif avec les élu·e·s et la reconduite du maire à la tête de la commune à trois reprises qui permettent ce petit miracle. Le coût annoncé des travaux avoisine les 750 000 euros, auxquels il faudra ajouter les aménagements de la cour arrière du château et la poursuite de la rénovation du fort villageois. Le projet est le fruit d’un travail au long cours qui re-questionne le principe de la commande architecturale traditionnelle (aussi bien en termes de budget, de programme, que de projet). Cette opération constitue ainsi une exception. Elle n’aurait pas été imaginable dans un processus traditionnel de commande et repose pleinement sur l’engagement de ses acteur·trice·s. Elle interroge les conditions d’exercice de leur mission, du nécessaire temps long pour l’élaborer, la financer et la réaliser. Elle pose surtout la question de la réplicabilité de ce type d’intervention, car les moyens alloués, le temps nécessaire à son élaboration dépassent le cadre opérationnel habituel. Si les projets sont souvent faits de rencontres et de circonstances, la revitalisation des territoires ne nécessiterait-elle pas une véritable politique publique et des moyens sur le long terme ?
Quels territoires pour demain ?
Il n’est certes pas nouveau que l’État témoigne de son intérêt pour les territoires ruraux au travers d’initiatives comme le dispositif Petites Villes de Demain (PVD), destiné aux villes de moins de 20 000 habitants. La récompense interroge sur les conditions dans lesquelles les projets architecturaux et urbains, et plus largement la démarche de l’architecte « de campagne », se déroulent.
Lorsque l’État souligne « qu’il est possible de réaliser des projets ambitieux, qualitatifs et créatifs dans des territoires faiblement dotés en ingénierie, peu attractifs pour le marché et financièrement contraints », il décrit, sans les détailler, une situation qui induit des modalités de mise en œuvre des projets extrêmement précaires pour les concepteur·trice·s et leurs commanditaires.
Le bilan du dispositif Petites Villes de Demain est jugé contrasté par le Sénat. Les retours des terrains soulignent les difficultés auxquelles doivent faire face les collectivités, car si la dynamique partenariale et l’accompagnement en ingénierie sont appréciés, le volet financier de ces programmes est dénoncé comme une « machine à frustrations », voire « un pur produit marketing ». En effet, la logique d’une politique au coup par coup ne garantit pas la pérennité des investissements qui sont en réalité des prêts, des prises de participation et des aides aux bailleurs privés. Une fois le projet lancé, la commune doit faire face aux dépenses induites (recrutement d’un·e chef·fe de projet, financement des études, gestion dans le temps…) Les faibles moyens des collectivités nécessitent des recherches de financements qui elles-mêmes nécessitent une ingénierie dont elles ne disposent pas.
In fine, cela impacte les honoraires des concepteur·trice·s dont la rémunération est calculée au pourcentage du montant de travaux, mais n’intègre souvent pas les nécessaires compléments qu’impliquent des interventions dans des milieux (diagnostics, relevés de terrain, ajustements de programme, etc.). La situation est encore plus floue lorsqu’il s’agit d’études urbaines où la désignation de l’attributaire du marché se conclut sur le mieux-disant, souvent ramené au moins-disant financier. Que deviennent alors l’ancrage dans les territoires, l’observation, l’arpentage et de la discussion comme autant de façons de comprendre les situations et qui fondent la qualité de projets comme ceux de l’Atelier du Rouget ? Il n’est pas rare, comme le souligne Simon Teyssou, que des bureaux d’études ou des architectes moins engagés raflent la mise sur la base de propositions financières sans rapport avec l’investissement nécessaire pour répondre aux enjeux de la commande. Plus exactement la commande sous-estime l’implication nécessaire et favorise une standardisation des réponses. Pour compenser la faiblesse des budgets, les concepteur·trice·s compensent par un investissement sur leurs propres fonds. La destinée de ces militants de la ruralité est-elle par conséquent la précarisation ?
L’attribution du Grand Prix de l’urbanisme à la démarche juste et patiente de Simon Teyssou pose en creux la question des conditions de la dynamisation des « territoires faiblement dotés » qui ne peut dépendre que de l’engagement de quelques-uns. À ce titre, l’objectif de « zéro artificialisation nette » (ZAN), issu de la loi Climat et Résilience (2021) représente une opportunité inédite pour repenser les conditions d’intervention au sein de ces espaces. Si les débats qui animent actuellement le monde rural ravivent l’éternelle opposition entre ville et campagne, il est nécessaire de sortir des logiques quantitatives. Comme d’autres objectifs, le ZAN doit être l’occasion de mettre en place des stratégies plus fines, qui requièrent le dialogue et la médiation par le projet.
S’inspirer des territoires pour bâtir les politiques publiques
Depuis des années, une logique purement comptable a remplacé les objectifs traditionnels du service public, qui sont censés garantir à chacun l’accès à un ensemble de politiques essentielles pour la vie de tous les jours, échappant ainsi à une approche strictement économique. Car les usagers sont désormais considérés comme des clients. Le recul des services publics dans de nombreux territoires s’est accompagné de la baisse des moyens attribués aux nombreux.ses acteurs·trice·s présent·e·s sur les territoires. Ces restrictions budgétaires les empêchent de mener correctement leurs missions auprès des publics et d’épauler les collectivités locales dans les montages d’opérations.
Dans ce contexte, chaque échelon politique revendique le droit de mener isolément une réflexion prospective avec des méthodes de travail dictées par des contraintes législatives préétablies. C’est ce modèle qui est à bout de souffle.
Il est alors essentiel de remettre en question la pertinence et la cohérence des valeurs et des méthodes d’intervention sur lesquelles notre modèle de décentralisation continue de s’imposer. En effet, ce modèle ne parvient pas à revitaliser pleinement les sociétés locales, compte tenu des changements profonds qui les affectent. Ne sont-ce pas les objectifs de la loi 3DS de 2022 relative à la « différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale » qui doit permettre à chaque territoire d’adapter et de financer son organisation et son action à ses particularités ?
Pour cela, nous devons dépasser la segmentation classique – urbain, périurbain, rural –, car elle ne suffit plus pour comprendre le fonctionnement réel de territoires étendus et discontinus. Les débats concernant le ZAN ont mis en évidence que si de nombreux élus s’accordent sur la nécessité de protéger la biodiversité en arrêtant l’artificialisation des sols, les moyens pour y parvenir sont en revanche difficiles à mettre en œuvre en raison des discours contradictoires sur la densification supposée bénéfique et l’étalement urbain forcément néfaste.
Le travail de Simon Teyssou met en évidence que les zones rurales sont à l’avant-garde des transitions. Agissant dans un contexte de frugalité (contrainte), elles font preuve d’inventivité et de capacités d’innovation, et doivent être considérées sous un nouvel angle, sans se limiter à l’image idéalisée du village, seule alternative à la mondialisation. Plutôt que d’appréhender les métropoles d’un côté et les territoires périurbains ou ruraux isolés de l’autre, il s’agirait de considérer de grands systèmes territoriaux où l’agglomération centrale interagit puissamment avec sa couronne périurbaine et les territoires ruraux sous influence.
La voie ouverte par Teyssou acte la fin d’une forme de projets urbains devenus de juteuses opérations immobilières sur la base des mêmes recettes éprouvées ici ou là. Elle propose une alternative à la financiarisation de la ville par une véritable politique publique pour les territoires qui va au-delà de la recherche du rendement à court terme et porte une attention à chaque situation sur le temps long. Pour cela, il est urgent de sortir de la politique des coups et des labels, pour convaincre les élus·e·s et les technicien·ne·s de rompre avec les solutions standardisées afin de s’engager dans des démarches vertueuses et adaptées aux situations qui ne conduisent pas à la paupérisation de leurs acteur·trice·s. Espérons que les débats qui suivront l’attribution du Grand Prix de l’urbanisme à Simon Teyssou poseront clairement les termes de ces enjeux cruciaux pour le devenir de nos territoires.