Fanon en Palestine
Le cadre colonial, ou plus précisément celui du colonialisme de peuplement (settler-colonialism) s’agissant de la situation israélo-palestinien n’est pas un constat dégradant permettant de faire un titre provocant, mais un champ d’étude établi et continuellement étoffé permettant d’aborder une asymétrie de pouvoir et les soulèvements face à cette répartition du pouvoir.
Ce champ d’étude s’est plus généralement élargi à d’autres pays d’immigration nés par le colonialisme tels que les États-Unis, le Canada, la Nouvelle-Zélande, par le passé la France avec l’Algérie, ou encore l’Australie dont la finalité du référendum constitutionnel récent visant à créer un organe consultatif représentant les aborigènes d’Australie auprès des organes législatifs et exécutifs a été marquée par un refus majeur (60%), symbolisant la marginalisation des populations autochtones dans les processus décisionnels, et encore plus les peurs d’hétérogénéités et de diversités des États-Nations modernes.
Adam Dahl s’intéresse à la formation de cette pensée moderne qui s’est établie sur le nettoyage ethnique des autochtones américains permettant l’établissement d’une continuité territoriale permettant de mettre en scène les concepts clés de la pensée démocratique moderne. Ainsi les États-Unis ont ouvert la marche de la Révolution bourgeoise avec le mythe de l’individualité et de la propriété privée[1], qui trouve son exécution dans la négation des aspects culturels (race, ethnicité et sexe) et des aspects matériels (classe, ressources, capital, privilèges) dans la répartition du pouvoir.
Par conséquent parler de « colonisé » pour évoquer la situation palestinienne n’est pas une réduction ou une victimation, mais le constat d’une hiérarchie imposée par une puissance occupante, définissant une réalité d’expérience régie par des distributions de pouvoir inégalitaires et illégitimes. Le nationalisme israélien a donc tracé une ligne nette entre Juifs et non-Juifs dans l’inclusion à la gouvernance, mais aussi dans la présence physique même sur la Terre[2].
Sur le sujet colonisé et colonisateur : privilèges, asymétrie et civilité
Si le Hamas contrôle Gaza, Israël contrôle pour autant les entrées et sorties, l’approvisionnement en eau et électricité. Et si les cartes simulent une Cisjordanie avec une continuité territoriale de la frontière jordanienne à Jérusalem, c’est un espace morcelé entre colonies israéliennes[3] avec routes exclusives, checkpoints, et raids militaires.
Cette administration unilatérale par Israël menant à la réalité d’un seul État est de plus animée par la Loi Fondamentale Israélienne (équivalent constitutionnel) sur l’État-Nation de 2018 qui institutionnalise non pas l’idée de deux États pour deux peuples, ou d’un État pour deux peuples (bi-national), mais d’un État pour un peuple et des citoyens de seconde zone. En effet la loi précise que les deux groupes, juifs et arabes, vivant dans les zones soumises au contrôle israélien ne sont pas constitutionnellement égaux puisqu’Israël devient l’État-Nation du peuple Juif, uniquement [4]. En somme, non seulement le système colonial exclut aux communautés concernées la possibilité de définir le « auto » dans « auto-détermination » (self in self-determination), mais il exerce des pratiques discriminantes violentes sur le principe que cette population n’est pas pertinente. Cela mène donc à des demandes de déplacement de plus d’1 million de personnes et des bombardements massifs comme récemment dans la bande de Gaza avec l’idée que si déjà les palestiniens n’ont pas de légitimité à s’établir sur cette terre, ils n’ont pas non plus le droit de vivre en sécurité.
Le système israélien a conduit à l’établissement de privilèges non-remis en cause par la population juive si bien que lorsque cette dernière se retrouve menacée avec des réformes illibérales, le paradigme colonial persiste et n’est pas remis en cause comme le montre les récentes manifestations. Le combat pour la démocratie, juive uniquement, constitue la plus grande mobilisation de l’histoire de l’État d’Israël, mais donne aussi à voir une mobilisation destinée à rétablir un système d’administration avec lequel la plupart des manifestants sont d’accord depuis longtemps, c’est-à-dire fondé sur l’exclusion des palestiniens et le contrôle politique et social exercé sur eux, alliant démocratie à occupation et déni de citoyenneté égale entre juifs et arabes.
Ce moment politique met en lumière la manière dont l’État colonial a établi, depuis sa création, une hiérarchie sociale et politique basée sur une conscience bifurquée parmi ses citoyens juifs dans une démocratie coloniale[5]. Par cela, nous comprenons qu’une majorité des habitants bénéficie de ce système colonial, de manière nécessiteuse, non-conscientisée ou bien idéologique. Cela permet à des colons motivés idéologiquement et armés en conséquence, de mener leur combat ethno-religio-nationaliste en attaquant des palestiniens en Cisjordanie comme récemment le 12 octobre où trois victimes palestiniennes ont été battues, déshabillées, ligotées, violées et photographiées : deux palestiniens ont été uriné dessus, un a eu des cigarettes sur le corps et un autre a été agressé sexuellement avec une tentative de sodomie[6].
Cela s’insère en continuum d’une violence des colons incessante où la veille du 7 octobre 2023 (« déluge d’Al-Aqsa » mené par le Hamas) un jeune de 19 ans été tué dans la ville de Huwara lors d’un pogrom dont la ville est souvent victime[7]. La tolérance par l’État ainsi que l’ignorance ou déni de la population générale à propos de ces violences montrent une imbrication entre État, violence des colons et société civile, dans un continuum où les privilèges de facto juifs ne sont pas remis en cause et permettent au contraire l’exercice d’une violence coloniale, portée justement par des civils fonctionnant comme une force extra-juridique qui reproduit le pouvoir gouvernemental par des voies non officielles. À ce titre, le Haut-Commissariat des Droits de l’Homme des Nations Unies en décembre 2022 rapporte des « preuves troublantes selon lesquelles les forces israéliennes facilitent, soutiennent et participent fréquemment aux attaques des colons rendent difficile la distinction entre la violence des colons israéliens et la violence de l’État. »[8] C’est donc cette imbrication à la fois fortement impulsée par l’État, ou tolérée voire non réprimée par l’État qui présente Israël comme un État colonial, fonctionnant sur la dépossession et l’élimination d’une population au profit d’une autre.
« Il n’y a pas d’égalité avec les enfants de Gaza. Les enfants de Gaza en sont responsables eux-mêmes »
Ce continuum colonial instaurant une hétérogénéité comme base d’inégalité intrinsèque, et s’est vu exprimé de nouveau récemment lorsqu’au Parlement israélien, lors d’une allocution de la députée communiste arabe Aida Touma-Suleiman affirmant qu’« un enfant est un enfant, qu’il soit de Gaza même ou du secteur autour [sous-entendu les villes israéliennes frontalières] », la députée Meirav Ben-Ari du parti Yesh Atid (centre-gauche laïc) lui a répondu qu’« il n’y a pas d’égalité avec les enfants de Gaza. Les enfants de Gaza en sont responsables eux-mêmes »[9]. Cela revient donc à dire que chaque enfant palestinien, ou chaque palestinien, non seulement est responsable des actions du Hamas, mais qu’en plus ils méritent d’être punis collectivement sur des actes dont ils n’ont même pas la possibilité d’en changer le déroulé.
Contrairement à l’Algérie, point d’ancrage de Frantz Fanon, il n’y a pas de métropole où les israéliens pourraient rentrer dans le cas d’une Palestine reconquise. De plus les débats nativistes sur l’indigénat premier et ultime résultent d’une grammaire mondiale de l’État-Nation où s’établit en son sein une homogénéité ethnique et culturelle excluante, expliquant notamment l’antisémitisme latent et persistant dans les sociétés occidentales. Il existe en revanche plusieurs scénarios qui pourraient conduire à un reflux de la Nakba, comme le réclament désormais de nombreux politiciens israéliens.
Ainsi lorsque Fanon disait tuer l’homme blanc, ce n’était pas la lecture que Sartre en fait dans la préface avec un appel sanguinaire, mais c’est au contraire lui rendre son existence puisque tuer l’homme blanc c’est tuer ses privilèges, sa capacité à soi-même se diaboliser vis-à-vis de celui qu’il domine, tuer sa capacité à être nuisant par sa simple existence, et donc in fine lui rendre une existence non écrasante. C’est à ce titre que la psychanalyste et philosophe Cynthia Fleury relit Fanon lorsqu’il écrit : « Je voulais être homme, rien qu’homme » (Frantz Fanon, Peaux noires, masques blancs). Elle ajoute, « Assumer à travers le plan universel de l’intellect, tout est dit pour comprendre un cheminement possible de la sortie du ressentiment, une victoire sur soi et les autres ; voilà comment on fait, on se déplace sur le plan universel, précisément sur ce plan qu’on vous dénie. »[10]
De la fragmentation politique palestinienne à l’ostracisation intellectuelle
« De par sa structure en effet, le colonialisme est séparatiste et régionaliste. Le colonialisme ne se contente pas de constater l’existence de tribus, il les renforce, les différencie. Le système colonial alimente les chefferies et réactive les vieilles confréries maraboutiques. » (p.90, Les Damnés de la Terre). La fragmentation n’est pas un terme abstrait, c’est d’ailleurs le moyen d’éviter tout rassemblement populaire, échange de connaissance et cadre collectif dans lequel les palestiniens tentent de changer leur réalité. À ce titre, la fragmentation de la société palestinienne se voit à travers plusieurs dimensions : territoriale, mais aussi culturelle, politique et intellectuelle.
En effet d’un point de vue territorial, les innombrables checkpoints et routes exclusives israéliennes font des déplacements palestiniens des déplacements séquencés, parfois déniés, et d’ailleurs humiliants par leur longueur, et par l’assujettissement et déshumanisation de l’interaction avec Tsahal. Cela s’observe aussi dans les plans d’urbanisme et de transport comme avec le tramway à Jérusalem où les conditions de mobilité de certains sont améliorées aux dépens de celles d’autres. Ce tramway qui traverse la ligne verte pour desservir les colonies israéliennes, non seulement normalise et entérine l’occupation, mais en traversant les quartiers palestiniens tels que Shuafat et Beit Hanina, les fragmente, découpant Jérusalem-Est en une « mosaïque d’enclaves au sein d’enclaves aboutissant à un tissu urbain non homogène »[11]. En conséquence, toute revendication sur Jérusalem-Est est exclue territorialement, rendant impossible la création d’un centre social, culturel et économique palestinien.
D’un point de vue politique, le leadership palestinien, à savoir l’Autorité Palestinienne (AP), empêche l’établissement d’une parole politique unie, cohérente, responsable et saine comme cela a pu se voir mardi 17 octobre avec la répression des manifestations à Ramallah. En effet, l’AP a développé une tendance autoritaire sous impulsion internationale dans une ère post-Oslo. La politiste Dana El Kurd soutient que l’AP en est venue à servir les intérêts américains et israéliens au cours des dernières décennies à la défaveur des intérêts des électeurs palestiniens nationaux. Depuis 1993, les États-Unis sont le plus grand donateur bilatéral de l’AP, avec une aide s’élevant à 8 milliards de dollars, à côté de financements fidèles à Israël, alimentant une économie de l’occupation illisible. Avec plus de 30% du budget destiné au secteur de la sécurité, El Kurd décrit comment ce financement a permis à l’AP de devenir un État policier et de faire respecter l’occupation israélienne. Les États-Unis ont encouragé la création d’une bureaucratie palestinienne axée sur la stabilité, qui dépend des États-Unis pour les salaires et qui n’a pratiquement aucun compte à rendre à sa population[12].
Enfin, une autre fragmentation est intellectuelle puisqu’elle touche à l’université avec une claire tendance de la part du pouvoir colonial d’attaquer la pensée. En effet, lors de la dernière rentrée scolaire, une importante force militaire composée de dizaines de véhicules et de soldat lourdement armés a pris d’assaut l’Université de Birzeit (nord de Ramallah) le 24 septembre 2023, et arrêté 8 étudiants. L’université permet un cadre collectif qui comble le vide immense du travail politique de ces dernières années, et permet un espace de rencontre avec un potentiel de rapprochement[13], constituant d’ailleurs un des seuls espaces de discussion et d’élections puisqu’aucune élection sous l’AP n’a eu lieu sous Mahmoud Abbas en 18 ans. À Birzeit, la critique anti-coloniale et intersectionnelle y est poussée avec par exemple un master d’études israéliennes, d’études critiques et féministes[14]. C’est pour éviter cette émulation intellectuelle d’ailleurs que des budgets alloués à l’enseignement supérieur pour les étudiants arabes à l’Université Hébraïque de Jérusalem, ont été gelés. Le ministre des Finances israélien Bezalel Smotrich, a motivé cette action par l’argumentaire de la lutte contre le terrorisme, incitant que continuer un tel financement mettrait « Birzeit (sous-entendu une université terroriste) à Jérusalem »[15].
L’horizon fanonien : une nouvelle grammaire mondiale, une pratique du care, et la quête d’un nouvel humanisme
« La décolonisation unifie ce monde en lui enlevant par une décision radicale son hétérogénéité » (p.48, Les Damnés de la Terre). Enfin, la mobilisation de Fanon nous permet donc de nous pencher sur l’absurdité de l’hétérogénéité, ou sur l’absurdité de la gestion de la différence dans sa logique excluante. Le moment actuel a au moins le mérite de mettre la lumière sur Gaza et de questionner la sécurité et le désir d’auto-détermination de la société juive-israélienne, se faisant au prix d’un exercice colonial du pouvoir. Le moment actuel nous montre aussi que si le monde, ou plutôt les classes dirigeantes occidentales (en comparaison aux nombreuses mobilisations civiles en solidarité avec la Palestine, plusieurs fois interdites en France), semble indifférent à l’appel au déplacement d’un million de gazaouis en quelques jours, à la qualification de ces derniers d’ « animaux » par le Premier Ministre Netanyahu, et la continuation des attaques de colons en Cisjordanie[16], c’est qu’il existe encore des damnés de la terre. Il semble par conséquent y ait encore une hiérarchisation des vies et que voir la situation à travers un cadre colonial et racial fait précisément partie du problème structurel à résoudre, de l’injustice intolérable à surmonter. Le système occidental renforce la division par sa « neutralité » et supposée hauteur morale prévenant toute radicalité, pourtant s’attaquer aux fondements d’un tel désordre de manière radicale ne devrait pas être une radicalité mais, au contraire, le degré zéro de la realpolitik, à savoir éviter une situation conflictuelle.
La colonisation, au-delà d’un conflit territorial, est un système de gouvernement violent par l’imposition injustifiée d’une hiérarchie pouvant mobiliser diverses méthodes pour maintenir son établissement, et la critique coloniale est donc axée sur la critique de la « colonialité du pouvoir ». Cette colonialité du pouvoir ne permettra fondamentalement jamais d’obtenir une véritable indépendance qui doit aller en concorde avec la libération et la justice structurelle. La décolonisation n’est pas l’exclusion d’une population au profit d’une autre, et la souveraineté ne devrait pas conduire à de nouvelles dominations.
Frantz Fanon face à une répression systémique ne fait pas l’économie de la non-violence, ce serait faire le jeu du colonialisme et simuler une symétrie entre deux parties qui pourraient se mettre autour d’une table et discuter, comme s’il s’agissait d’un contentieux. La violence chez Fanon transcende les divisions évoquées précédemment, et dans sa lancée fédératrice, elle est une réponse à la violence coloniale qui a justement fragmenté et maintenu ce monde. Le colonisé qui entre en violence met son existence en danger face à un pouvoir colonial institutionnalisé et surtout équipé pour combattre. Pour autant, elle ne saurait premièrement être la base d’une politique, et deuxièmement, compte-tenu des maux qu’elle a causés, elle ne saurait être la courroie d’un projet sans horizon, mou, voire dominateur : « Mais on ne soutient pas une guerre, on ne subit pas une répression énorme, on n’assiste pas à la disparition de toute sa famille pour faire triompher la haine ou le racisme. Le racisme, la haine, le ressentiment, « le désir légitime de vengeance » ne peuvent alimenter une guerre de libération. Ces éclairs dans la conscience qui jettent le corps dans des chemins tumultueux, qui le lancent dans un onirisme quasi pathologique où la face de l’autre m’invite au vertige, où mon sang appelle le sang de l’autre, où ma mort par simple inertie appelle la mort de l’autre, cette grande passion des premières heures se disloque si elle entend se nourrir de sa propre substance » (p. 133-134, Les Damnés de la Terre).
Alors quel horizon ? Fanon nous glisse l’esquisse du care, repris par divers praticiens, philosophes et académiciens tels que Cynthia Fleury ou Laura et Stephen Sheehi. De manière presque transcendante et effroyable, Fanon en s’attaquant à l’européen/colonisateur, souhaite lui rendre un cru, une liberté de conscience et sa fraternité. Il fait le pari de l’homme dans son universalité ultime, tout en reconnaissant les trajectoires historiques de domination respectives qui ne peuvent être effacées au nom de l’humanisme et l’universel désincarné. Chercher à soigner les individus sans chercher à soigner l’institution qui les soigne, ni la société qui les entoure n’a que peu de sens dans la conception de Fanon. Fanon, tout psychiatre qu’il est, agit politiquement aussi, sur l’individu, sur l’institution et sur la société. Il « soigne », tels sont bien les enjeux médical et politique, indissociables[17]. La « politique du care », loin d’être détachée, voire détachable, des enjeux politiques et révolutionnaires, constitue en fait la base même à partir de laquelle peut être pensée une remise en question radicale de la politique coloniale[18]. Cela implique donc de repenser fondamentalement les répartitions de pouvoir et privilèges pour aboutir à un horizon dégagé.