International

Ne pas renoncer à penser
– réponse à Bruno Karsenti et al.

Anthropologue, sociologue et médecin

Mis en cause dans l’édition d’hier par Bruno Karsenti, Jacques Ehrenfreund, Julia Christ, Jean-Philippe Heurtin, Luc Boltanski et Danny Trom pour son Opinion « Le spectre d’un génocide » publiée dans AOC le 1er novembre, Didier Fassin leur répond.

Le débat scientifique suppose le respect de ses interlocuteurs et l’intégrité des arguments qu’on leur oppose. Le flot de calomnies déversé à mon encontre ne relève pas de ce que devraient être la rigueur et de la collégialité intellectuelles.

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La déformation des propos, la caricature de la pensée, la violence de l’injure, l’incrimination diffamatoire ne sont pas dignes de ce qu’on peut espérer de l’expression légitime d’une contradiction. Là où l’on devrait attendre un échange d’idées, la seule disqualification de l’adversaire, sur lequel on jette l’opprobre en proférant les accusations les plus graves, n’est pas tolérable. Ce n’est donc pas dans ce registre que je vais répondre à mes procureurs. Mais il me semble devoir aux lectrices et aux lecteurs le rétablissement de la vérité sur le sens de ce que j’écris.

Le rôle des sciences sociales est de contribuer à la compréhension du monde. Il est d’autant plus important que les sujets sont sensibles, que les passions remplacent la réflexion, que les dénonciations tiennent lieu d’analyse. Le travail du chercheur repose sur l’enquête et sur l’interprétation. Il vise à apporter des éclairages sur ce qui se joue dans des situations complexes, parfois opaques, et il le fait en ayant recours à ce qui caractérise toutes les disciplines scientifiques, à savoir l’esprit critique. Bien entendu, ce travail ne garantit pas l’accès à la vérité, mais il s’emploie à mettre en cause les fausses évidences. C’est ce que j’ai toujours tenté de faire dans mes recherches, qui portent depuis longtemps sur des questions morales et des enjeux politiques difficiles, autour notamment de l’inégale valeur des vies. Comment, dès lors, peut-on oser écrire que, pour moi, « une vie juive vaut bien moins que toute autre » ?

L’inégalité dont je parle, le conflit israélo-palestinien en est la douloureuse illustration à Gaza. Pendant la guerre de 2009, le rapport entre le nombre de tués israéliens et palestiniens était d’un à cent, plus élevé encore si l’on s’en tient aux seuls civils. Pendant la guerre de 2014, un enfant israélien et plus de cinq enfants palestiniens sont morts. Les événements récents promettent un bilan humain bien plus lourd. Après les tueries perpétrées contre des civils par la branche armée du Hamas dans le sud d’Israël, ce sont les massacres des habitants de Gaza, victimes de bombardements massifs et d’un blocus de toutes les ressources vitales par l’armée israélienne. C’est dans ce contexte, où les gouvernements occidentaux, qui avaient légitimement dit leur horreur des assassinats de civils israéliens mais n’avaient pas eu un mot pour la mort de milliers d’enfants gazaouis, que j’ai écrit l’article « Le spectre d’un génocide ». Alors que responsables politiques européens et nord-américain affirmaient le droit d’Israël à se défendre, sans y mettre aucune des limites du droit humanitaire, j’ai pensé urgent de faire entendre la voix de celles et ceux, juifs et non-juifs, universitaires et experts, qui, dans le monde entier, alertaient sur le risque d’un génocide. Il s’agissait bien d’un risque, car les génocides sont malheureusement toujours une interprétation juridique a posteriori. Il n’y en a pas moins une obligation à les prévenir selon la Convention internationale de 1948 ratifiée par Israël.

Aujourd’hui, la mémoire de la Shoah est salie par celles et ceux, en Israël, qui comparent les crimes du Hamas et la Solution finale, qui traitent les Palestiniens de Nazis ou qui arborent une étoile jaune dans les instances des Nations unies.

Mais je n’en suis pas resté à la seule évocation de ce risque. J’ai voulu montrer ce qui se jouait à Gaza en dégageant ce qui me semble être l’une des structures historiques du génocide. Ayant conduit des recherches en Afrique australe pendant une décennie, je me suis intéressé à l’extermination des Hereros dans ce qui est aujourd’hui la Namibie et qui était alors le protectorat allemand du Sud-Ouest africain. Pendant les premiers temps de ce protectorat, à la fin du dix-neuvième siècle, la coexistence entre les colons allemands et les éleveurs hereros était pacifique et un traité fut même signé entre les deux parties. Mais peu après, les événements qui allaient aboutir à ce que les Nations unies ont reconnu en 1985 comme un génocide font se succéder trois moments. D’abord, les colons, rompant leur contrat avec les Hereros, les dépossèdent de portions toujours plus importantes de leur territoire, commettent contre eux des violences, et les déshumanisent en les comparant à des animaux. Puis, une révolte se produit, les Hereros assassinent plus d’une centaine de colons lors d’une attaque surprise. Enfin, l’armée allemande intervient, le général qui la commande annonce qu’il veut « annihiler » la nation herero, massacre une partie de la population et refoule le reste dans le désert en lui imposant un blocus qui fait mourir de faim et de soif plusieurs dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants.

Il m’a semblé que le déchiffrement de cette structure génocidaire – la commission d’abus par les colons, le raid meurtrier des Hereros, l’écrasement final de ce peuple – pouvait donner à réfléchir sur ce qui se joue à Gaza aujourd’hui, dans l’esprit de ce que l’historien Paul Veyne appelait une comparaison heuristique, à savoir le rapprochement de deux faits, non pour dire qu’ils sont similaires, mais parce que l’un aide à comprendre certains aspects de l’autre. La dépossession des terres palestiniennes par les colons israéliens au cours des décennies récentes, les humiliations par l’armée et la déshumanisation par le gouvernement actuel, puis l’attaque sanglante du Hamas contre des kibboutz, enfin la mise à mort à Gaza de plus d’une dizaine de milliers de civils par des bombes lâchées sur les maisons et les hôpitaux et par un siège privant les habitants d’eau, de nourriture, de médicaments et d’électricité, me paraissait reproduire cette structure et justifier une prise de position publique, alors que les chefs d’État occidentaux refusaient d’appeler à un cessez-le feu. Bien sûr, cette analyse peut se discuter. Des collègues m’ont dit qu’elle ne leur semblait pas fondée, d’autres m’ont affirmé qu’elle leur avait été utile.

À aucun moment, cependant, je n’ai mis en cause « l’existence de l’État d’Israël » qui est un fait acquis tellement évident que le rappeler devrait même sembler suspect. En parlant de colonisation, je me réfère aux pratiques condamnées par de nombreuses résolutions des Nations unies consistant à chasser les paysans et les éleveurs palestiniens, à leur prendre leurs terres et à détruire leurs oliviers, à laisser les colons et les soldats multiplier les vexations, et finalement commettre des centaines d’homicides. La naissance de l’État d’Israël est inscrite dans le droit international. Sa colonisation des Territoires palestiniens en est une violation. Il n’y a rien de décolonial à le dire. C’est simplement rappeler le non-respect des règles juridiques par un gouvernement dont certains des membres ne reconnaissent aux Palestiniens ni le statut d’êtres humains de plein droit ni leur existence en tant que peuple. Quant à la supposée « relativisation de la Shoah » que mon texte impliquerait alors que je rapproche en fait des événements de 1905 et de 2023 – et non avec le génocide des juifs d’Europe – elle me semble totalement hors de propos. Aujourd’hui, la mémoire de la Shoah est salie par celles et ceux, en Israël, qui comparent les crimes du Hamas et la Solution finale, qui traitent les Palestiniens de Nazis ou qui arborent une étoile jaune dans les instances des Nations unies.

Voir, dans le contexte présent, le superbe et terrifiant film d’Amos Gitai Le dernier jour d’Yitzhak Rabin éclaire d’une lumière crue les déchaînements de violence et de haine que peut provoquer le nationalisme religieux dans les actes comme dans les écrits. Mais la scène la plus significative du film est la discussion, au sein de la commission d’enquête sur l’assassinat du Premier ministre israélien, entre l’avocate qui tente de resituer les faits dans une perspective historique, évoquant la politique mortifère de colonisation des terres palestiniennes, et le président qui lui répond qu’il n’est pas là pour parler du passé, mais des événements du 4 novembre 1995. Pour certains, aujourd’hui, l’histoire commence le 7 octobre 2023. Leur dire, comme le fait le secrétaire général des Nations unies, que cette terrible journée « ne vient pas de nulle part », ce que j’ai aussi voulu exprimer dans mon texte, leur est intolérable. Faute de pouvoir contester rationnellement cette réalité, ils lancent des imprécations et salissent le nom de leurs contradicteurs, en les accusant d’antisémitisme avec pour seul but de discréditer leurs analyses.

Mais pour celles et ceux qui voudraient voir l’avènement d’une paix juste et durable pour les Palestiniens comme pour les Israéliens – et j’en fais partie – rien n’est possible tant que l’histoire est niée, avec les responsabilités qu’elle implique.


Didier Fassin

Anthropologue, sociologue et médecin, Professeur au Collège de France et directeur d'études à l'EHESS