Mon souvenir de Charles Piaget
Mai 1973. Pour me distraire un instant du Proche-Orient qui m’accapare, Politique Hebdo m’envoie à Besançon couvrir la grève de l’usine horlogère Lip.
L’hôtel n’étant pas dans les moyens d’un hebdomadaire d’extrême-gauche, je me pointe vers dix heures du soir à la seule adresse qu’on m’a donnée, celle de Jean Raguénès, prêtre dominicain de gauche qui, à ma stupéfaction, se lève de son lit pour me l’offrir – ce que je refuse en rougissant. On s’assied et on parle.
Il me raconte que les ouvriers de l’usine (on disait les Lip) ont pris en otage un stock de quelque 56 000 montres pour faire pression sur les patrons et empêcher les licenciements. Plein du souvenir phantasmé d’un Mai 68 vécu seulement depuis Beyrouth, je lui demande: « Pourquoi vous ne les vendez pas pour vous payer ? ». Il se gratte la tête un instant avant de répondre : « Viens, on va en parler à Charles ! ». En chemin, il alerte un certain nombre de camarades et nous nous retrouvons à six ou sept, au milieu de la nuit, chez un Charles Piaget tiré du lit.
Son complice Raguénès lui expose l’idée, Piaget baisse le front et fronce les sourcils, il rumine sa réponse, cherche ses mots, demande aux camarades présents la faisabilité de la chose. Très vite, la décision est prise. Dans le rôle du journaliste-révolutionnaire-rejoignant-le camp-du-prolétariat, je me retrouve intégré au petit groupe qui va déménager le fameux stock de montres. Piaget lui-même scie les uns après les autres les petits cadenas des compartiments où le butin est enfermé. Nous formons ensuite une chaîne humaine se passant de main en main les plateaux de velours sur lesquels les précieuses montres sont alignées. A l’arrivée, Jean Raguénès les range délicatement… dans un camion à ordures. Alors que l’aube pointe, il se met au volant et démarre vers certains couvents complices de la région.
Le lendemain, je saute dans ma vieille Renault pourrie et file jusqu’à Paris. Hélas, à l’arrivée, en dépit de l’enthousiasme révolutionnaire que je cherche à communiquer, je n’arrive pas à convaincre les deux ou trois journalistes vaguement gauchistes que je connais. Je reviens penaud à Besançon. Quelle est ma surprise, en franchissant les grilles de l’usine de Palente, de voir que des dizaines de journalistes ont envahi l’entrée, toute la presse et les télés nationales mais aussi des médias du monde entier, y compris une télé japonaise !
Les blouses blanches de Lip apparaissent comme une tribu d’irréductibles luttant seuls contre un grand capital qui répète à l’envi que les montres japonaises bon marché sonnent le glas de l’industrie horlogère haut de gamme.
Au milieu de ses camarades réunis dans un bureau, Piaget, très impressionné par la tournure des évènements, reste maître de lui, réfléchi, toujours humble. Une autorité sans autorité. On discute de la vente des montres au public, d’un comité chargé des relations avec la presse, du slogan choisi pour le mouvement : « On vend, on fabrique, on se paye ».
Et les astres s’alignent miraculeusement pour les Lip. On ne saura jamais si c’est à cause d’un creux dans l’actualité, des phantasmes mal éteints de Mai 68, du parfum d’anarchie (« On peut se passer des patrons ! »), de la sympathie que suscitent ces ouvrières en blouses blanches chantant La Marseillaise et criant qu’elles ne veulent pas perdre leur emploi. En quelques jours affluent des quatre coins de France et d’Europe des militants d’extrême-gauche, des journaux de toutes tendances, associations chrétiennes, groupes anarchistes, philosophes, écrivains, ouvriers, toute une foule fascinée qui investit les hôtels bon marché et dresse même quelques tentes.
La vague touche très vite la classe ouvrière dans son ensemble. Les blouses blanches de Lip apparaissent comme une tribu d’irréductibles luttant seuls contre un grand capital qui répète à l’envi que les montres japonaises bon marché sonnent le glas de l’industrie horlogère haut de gamme – mais qui chez Lip l’écoute ? L’atmosphère libertaire, l’humour un peu potache, les discours sur l’autogestion ont tout pour donner de l’urticaire à la CGT qui enrage – mais que peut-elle faire ? Charles Piaget, membre, lui, de la CFDT, reste concentré sur la nécessité de trouver au moins une nouvelle idée par semaine afin que la mobilisation ne faiblisse pas.
Que faire avec l’été et les départs massifs en vacances ? On en discute au milieu de la nuit dans un sous-sol de l’usine, chacun intervient, je finis par proposer que l’on affrète un bus qui suivra le Tour de France, étape après étape, et continuera à vendre des montres. Soudain un photographe d’une soixantaine d’années surgit. Piaget s’interrompt pour lui dire que, désolé, la réunion est privée. L’autre répond d’une voix douce : « Je m’appelle Henri Cartier Bresson… Je vois qu’il y a ici, en ce moment, des photos à faire. Je ne les publierai pas. Mais je vous prie de me laisser les prendre ». Comment refuser ?
La célébrité ne tarde pas à perturber la petite communauté de Palente. Progressivement, les jeunes travailleuses qui incarnaient jusque-là l’aristocratie ouvrière de Franche-Comté se laissent séduire par le vent de folie que font souffler les militants, sympathisants et beaux parleurs qui débarquent en nombre à Besançon. Jeunes filles sérieuses, bonnes mères et bonnes épouses, les voilà qui se mettent à parcourir la France de meeting en meeting sous les ovations, à nouer des amitiés, prendre des amants, demander le divorce – la vraie vie, enfin ! – et L’Internationale commence peu à peu à remplacer La Marseillaise.
Au milieu du torride mois d’aout 1973, le Premier ministre, Pierre Messmer, envoie les CRS reprendre l’usine aux grévistes pour mettre fin à la plaisanterie. Mal lui en prend. Le mouvement de solidarité s’embrase de nouveau et les soutiens affluent d’un bout à l’autre de l’Europe. Serge July qui vient de créer avec d’autres le journal Libération descend du train, il est aussitôt emmené par les Lip les plus radicaux vers une carrière des environs. Torses nus, nous sommes une demi-douzaine à ramasser sous un soleil de plomb des pierres destinées à être jetées sur les flics quand surgit le gardien de la carrière qui, hors de lui, nous ordonne de déguerpir. Nous lui expliquons le pourquoi de notre expédition, il s’enthousiasme et nous conduit lui-même à l’endroit de la carrière où les pierres sont plus grosses…
Mais les pierres ramassés ne seront jamais jetées. Les partisans de la violence révolutionnaire que nous étions n’avaient aucune chance face à la dynamique naturelle du mouvement, la logique pragmatique et non-violente incarnée par Charles Piaget. Plus tard, il me croisera dans les couloirs de l’usine sans me reconnaître ; plus tard, le patron de gauche Claude Neuschwander prendra les rênes de l’entreprise, promettant la réintégration progressive de tous les salariés – et Piaget sera le dernier rembauché. Ce qui était perçu comme une pure utopie se terminait par une victoire bien réelle. Pareille issue était insupportable pour le patronat et le pouvoir qui finissent par saborder l’expérience, annulant en particulier la commande d’horloges qui devaient équiper toutes les voitures produites par Renault cette année-là.
Mort aujourd’hui à l’âge de 95 ans, Charles Piaget aura donc gagné et puis perdu. Mais il gardera devant l’histoire l’image de ce dirigeant modeste et avisé qui, par des moyens strictement pacifiques, a réussi un jour à ébranler la France.