Société

Ce que l’autisme fait aux « techniques de soi » : pour un autre sens du bizarre

Philosophe

Les mouvements de personnes autistes trouveraient peut-être en leur expérience propre – celle d’une résistance du corps aux mécaniques d’appartenances – la matrice de formes d’émancipation inédites : une façon de négocier avec les rôles, de plastifier ceux-ci en les endossant, de les hybrider ; une incapacité à hériter simplement du monde et du langage sans les marquer et les transformer.

De nombreuses voix appellent à considérer l’autisme comme une condition plutôt que comme un trouble, et les personnes concernées comme une minorité. Mais de quelle minorité s’agit-il[1] ?

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Comment l’autisme peut-il prendre place dans les mouvements des minorités ? Qu’a-t-il à leur apprendre, à révéler de l’expérience minoritaire elle-même ? Personnellement concerné, je voudrais défendre ici l’idée que l’essentiel relève de l’expérience du corps dans son lien à la socialisation : indisponible aux « techniques de soi », le corps « autiste » propose en effet une « autre bizarrerie » que celle qu’a théorisé le mouvement queer ; plasticité singulière du corps déformant les habitus, il engendre une expérience minoritaire intrinsèque[2].

L’autisme, du déficit à la condition

Je commencerai par rappeler qu’il n’existe à proprement parler pas de définition scientifique consensuelle de l’autisme mais des critères diagnostics. L’autisme est aujourd’hui diagnostiqué lorsqu’une personne présente les conditions suivantes : des particularités de la communication sociale et de l’interaction sociale et des comportements, intérêts et activités répétitifs, inhabituels, sur lesquels la personne se focalise[3]. Mais les symptômes qu’ils permettent d’identifier et leur sévérité sont aussi nombreux et divers, et connaissent un taux de recoupement important avec d’autres conditions. Cette diversité ne permet actuellement d’établir aucune sous-catégorie cohérente[4] ; on parle donc des troubles du spectre de l’autisme. (La classification est faite en fonction de l’existence et de l’intensité des situations de handicap dans lesquelles se trouvent les personnes autistes.

Les spécialistes accoutumés à interagir avec des personnes autistes mettent cependant d’autres aspects en exergue, en particulier la posture et l‘intonation ; ceux-ci ne relèvent pas directement de la grille diagnostique, et renvoient à une dimension physiologique, qui semble dépasser largement le champ des troubles e


[1] Le mouvement des personnes autistes s’inscrit dans un ensemble plus large : la neurodiversité. Celle-ci vise à faire reconnaître la variabilité neurologique de l’espèce humaine ; condition globale et précoce, l’autisme y occupe une place majeure, mais la neurodiversité englobe aussi les dyslexies, troubles de l’attention, schizophrénie, trouble bipolaire, etc., particularités qui seraient bien moins handicapantes si les normes et les attentes sociales ne les aggravaient pas, qui vont au-delà des troubles, des critères diagnostiques et de la clinique, qui représentent des manières d’exister, d’habiter le monde.

[2] Idées développées en détail dans le livre Mes labyrinthes. Vivre avec la différence, Paris, Éditions du Faubourg, 2023.

[3] Sarah Arnaud, « Autisme », version grand public, dans Maxime Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique, 2018.

[4] Dans la dernière version du DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), la catégorie de syndrome d’Asperger a ainsi disparu. En effet, les frontières entre syndrome d’Asperger (caractérisé par l’acquisition précoce du langage) et autisme dit de haut niveau sans déficience intellectuelle étaient presque impossibles à fixer. Nombreux sont les enfants autistes stockant de manière passive, et donc maîtrisant le langage, sans nécessairement l’utiliser. Un individu peut avoir tous les traits de l’Asperger et besoin de beaucoup d’accompagnement ; un autre ne pas parler, présenter un éventail de comportements semblant très restreint, et paraitre très « autonome ».

[5] Voir Francesca Happé, « Autism: cognitive deficit or cognitive style ? », Trends in Cognitive Sciences, Volume 3 (6): 216-222, 1999.

[6] Nicholas Paul Chown, « The mismeasure of autism: a challenge to orthodox autism theory ».

[7] Stephen Jay Gould, La Mal-Mesure de l’homme (The Mismeasure of Man, 1981), Odile Jacob, 2017.

[8] Damian Milton, « On the ontological status of autism: the ‘double empathy problem’ », Disability & Society, Volume

Florian Forestier

Philosophe, Conservateur à la BnF, romancier

Notes

[1] Le mouvement des personnes autistes s’inscrit dans un ensemble plus large : la neurodiversité. Celle-ci vise à faire reconnaître la variabilité neurologique de l’espèce humaine ; condition globale et précoce, l’autisme y occupe une place majeure, mais la neurodiversité englobe aussi les dyslexies, troubles de l’attention, schizophrénie, trouble bipolaire, etc., particularités qui seraient bien moins handicapantes si les normes et les attentes sociales ne les aggravaient pas, qui vont au-delà des troubles, des critères diagnostiques et de la clinique, qui représentent des manières d’exister, d’habiter le monde.

[2] Idées développées en détail dans le livre Mes labyrinthes. Vivre avec la différence, Paris, Éditions du Faubourg, 2023.

[3] Sarah Arnaud, « Autisme », version grand public, dans Maxime Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique, 2018.

[4] Dans la dernière version du DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), la catégorie de syndrome d’Asperger a ainsi disparu. En effet, les frontières entre syndrome d’Asperger (caractérisé par l’acquisition précoce du langage) et autisme dit de haut niveau sans déficience intellectuelle étaient presque impossibles à fixer. Nombreux sont les enfants autistes stockant de manière passive, et donc maîtrisant le langage, sans nécessairement l’utiliser. Un individu peut avoir tous les traits de l’Asperger et besoin de beaucoup d’accompagnement ; un autre ne pas parler, présenter un éventail de comportements semblant très restreint, et paraitre très « autonome ».

[5] Voir Francesca Happé, « Autism: cognitive deficit or cognitive style ? », Trends in Cognitive Sciences, Volume 3 (6): 216-222, 1999.

[6] Nicholas Paul Chown, « The mismeasure of autism: a challenge to orthodox autism theory ».

[7] Stephen Jay Gould, La Mal-Mesure de l’homme (The Mismeasure of Man, 1981), Odile Jacob, 2017.

[8] Damian Milton, « On the ontological status of autism: the ‘double empathy problem’ », Disability & Society, Volume