Israël, année zéro
En cette période de violence extrême au Proche-Orient et dans les esprits, partout, dans les mots devenus des armes, nous, Israéliens, Juifs, cherchons d’autres voix dans le passé, dans le judaïsme, dans le sionisme. Une voix éminente est celle de Martin Buber, grand penseur juif allemand de dialogue, qui publiait, il y a exactement un siècle, Je et Tu.
Buber n’était pas seulement un pilier de la pensée juive au 20e siècle, mais aussi une figure centrale du mouvement sioniste. Face à ceux qui qualifient son sionisme de spirituel et moral, pour l’opposer au sionisme politique de Herzl et de Ben Gourion, Buber, lui, mettait en cause la séparation du politique et de la morale comme un mal ayant frappé la civilisation européenne moderne.
L’un des discours mémorables de Buber sur le sionisme a été prononcé le 31 octobre 1929, deux mois après une série de massacres atroces perpétrés par des Arabes, à l’époque la majorité dominante en Palestine, contre la minuscule minorité juive des villes comme Jérusalem, Hébron et Safed. Ces événements ont donné lieu à l’assassinat brutal et à la torture de 133 hommes, femmes et enfants juifs et à l’extinction définitive de communautés juives entières, comme celle de Gaza. L’historien Hillel Cohen a qualifié l’année 1929 d’ « année zéro du conflit arabo-israélien ». Entre cette tragédie initiale et les massacres du 7 octobre les parallèles effrayants sont effrayants.
Ce jour d’octobre 1929, Martin Buber prononçait un discours devant la section berlinoise de l’association « Brit Shalom », dont le nom, « alliance de paix » en hébreu, résume la vision bubérienne du sionisme. Pour lui, le sionisme n’était pas seulement un autre avatar du nationalisme visant à promouvoir les intérêts propres d’un peuple particulier, ce que Buber critiquait comme « égoïsme collectif ». Buber voyait le sionisme plutôt comme un projet national juif dans un sens fondamentalement différent, c’est-à-dire un projet visant à établir une politique enracinée dans la justice et la paix et à jeter ainsi les bases d’une « nouvelle communauté humaine ». « C’est », a-t-il souligné, « le fondement de cette chose que nous appelons Sion ».
La Palestine devait être le lieu où les Juifs pourraient enfin réaliser leur vision universelle après deux millénaires d’exil. Le principe central de cette vision était de « réaliser l’idée dans les méthodes ». En se référant au prophète Isaïe, Buber déclarait que : « Sion sera rachetée par la justice ».
Mais qu’en était-il de cette vision après le bain de sang ? Où se trouvait la paix ? Où était la justice ? Buber expliquait que cette heure-là, la plus difficile pour le peuple juif et remplie d’émotions tumultueuses, était un moment de décision et de vérité. Il reconnaissait que beaucoup de choses avaient changé. Mais, disait-il, « dans ma vision de cette affaire, de notre relation avec le peuple arabe, je n’ai pas changé. Ce n’est pas une cohérence dont je peux me réjouir, c’est une cohérence dont je souffre beaucoup ».
La souffrance de Buber provenait du contraste flagrant entre sa position et l’opinion sioniste dominante. Vu les violences commises du côté arabe, la plupart des sionistes concluaient que les Arabes étaient tous intrinsèquement hostiles et violents à l’égard des Juifs. Ils pensaient que la réponse appropriée à cette violence implacable et mortelle ne pourrait pas être des paroles de paix, mais une violence encore plus grande. En effet, à partir de cette « année zéro du conflit israélo-arabe », cette conception a fondamentalement marqué l’attitude de la colonie juive en Palestine vis-à-vis des Arabes. Le chagrin le plus profond de Buber est né de la scission de son propre cercle, de la désintégration des camaraderies intellectuelles, de la crise au sein même de cette alliance de paix que fut Brit Shalom.
Malgré tout cela, Buber refusait d’adopter la conception manichéenne des « fils de la lumière contre les fils des ténèbres ». Il refusait de considérer les Arabes comme le mal absolu ou comme une nouvelle variante de l’Amalek biblique. Il insistait qu’on n’oublie pas le contexte socio-politique évident et immédiat des explosions de violence : reconnaître que la vision du sionisme était peut-être sublime, mais que sa mise en œuvre effective avait impliqué la colonisation européenne de la Palestine. Cette reconnaissance, qui est souvent remise en question dans l’apologétique contemporaine, était pour le premier mouvement sioniste un simple fait.
Selon lui, comme toute aspiration politique, le sionisme comportait un élément d’injustice – les Juifs n’étaient pas des saints ni des innocents. Cependant, ajoutait Buber, c’est de leur devoir de minimiser les injustices qu’ils infligent aux autres.
Le sionisme a installé des Juifs européens en Palestine, et cela n’a été possible que par une alliance avec l’Empire britannique, force occupante du pays depuis la Première Guerre mondiale. Buber estimait que ce projet impliquait inévitablement une injustice envers la population arabe autochtone.
Selon lui, comme toute aspiration politique, le sionisme comportait un élément d’injustice – les Juifs n’étaient pas des saints ni des innocents. Cependant, ajoutait Buber, c’est de leur devoir de minimiser les injustices qu’ils infligent aux autres. Le sionisme n’est pas un impérialisme, insistait-il. Contrairement à la colonisation impériale menée par les puissances européennes et dont le but était l’expansion et l’exploitation, la colonisation sioniste relevait des efforts des Juifs impuissants pour construire une communauté basée sur la justice sociale : une colonisation donc qui devait également profiter à la population locale.
On peut remettre en question la distinction entre ces deux formes de colonisation, car l’exploitation colonialiste se justifie toujours sous prétexte de promouvoir le progrès. Et Buber était conscient du défi que représentait la distinction entre les intérêts des colons juifs et ceux des Britanniques en Palestine, en particulier dans le contexte géopolitique qui allait également caractériser le futur État d’Israël. Il remarquait : « Nous avons été liés dans une entreprise de colonisation à une puissance dont la tendance était contraire à la nôtre. Il nous incombait désormais, avant toute autre chose, de faire comprendre au monde, de faire comprendre à l’Angleterre elle-même, de faire comprendre à l’Occident, de faire comprendre au Proche-Orient que nous ne voulions pas être les précurseurs de l’Empire britannique ».
Ce devoir, le sionisme réalisé ne l’avait pas rempli selon Buber. Son agenda politique s’était avéré impérial du moment où il s’était concentré sur la multiplication des colons juifs et sur une domination numérique sur la population arabe autochtone. La vision hégémonique, qui allait devenir plus tard le principe de base de l’État juif, avait comme projet la formation d’une majorité démographique juive, reléguant la population palestinienne et ses descendants au rang de minorité.
Décrivant l’attitude fondamentale des colons juifs vis-à-vis de la population arabe, les mots de Buber résument avec justesse un siècle de conflit qui s’est écoulé depuis : « Il nous est arrivé qu’en Palestine, nous avons vécu et vivons essentiellement non pas avec les Arabes, mais à côté d’eux. La conséquence est que nous n’avons pas vécu ensemble mais côte à côte ; la conséquence est que nos « ennemis » ont transformé ce côte à côte en une opposition. »
La conclusion de Buber est aujourd’hui encore percutante et ressemble à un avertissement prophétique : « Si nous avions été prêts à vivre vraiment ensemble, les derniers événements n’auraient pas été possibles ». Cet acte d’assumer la responsabilité de la situation, le refus de se considérer comme une victime innocente avec des droits absolus, a conduit Buber au moment le plus fort de son discours. En refusant de criminaliser ses ennemis, il a élevé la voix, en tant que Juif, en tant que sioniste, contre les condamnations à mort prononcées par les autorités militaires britanniques contre des auteurs arabes des violences, en déclarant : « nous, sionistes, nous, Juifs, devons intervenir. Nous n’avons pas le droit, mais nous devons manifester, nous devons dire devant l’opinion publique mondiale que c’est notre volonté que les condamnations à mort qui ont été prononcées à cause de nous, à cause des méfaits commis à notre encontre, ne soient pas exécutées. »
Au lieu d’un État juif, Buber prônait l’idée d’un État binational qui œuvrerait au bénéfice de l’ensemble de la population du pays et qui s’intégrerait dans une fédération régionale d’États du Proche-Orient.
L’objectif de Buber fut de mettre fin à la violence et aux meurtres. Il considérait les Arabes comme un « toi » et non comme un « cela », et il pensait que le mouvement national palestinien devait être reconnu. Sion ne pouvait être que juste, ne pouvait que créer la paix, c’est-à-dire qu’elle ne pouvait exister d’après Buber que comme coopération judéo-arabe, comme alliance de paix. Il imaginait une relation positive avec les Arabes dans de différents domaines, plaidait pour une solidarité économique au lieu de la politique dominante du « travail hébreu » et pour le devoir d’apprendre la culture et la langue des Arabes et leur Islam, contrairement aux sentiments anti-arabes omniprésents, souvent racistes, chez les colons juifs. Au lieu d’un État juif, Buber prônait l’idée d’un État binational qui œuvrerait au bénéfice de l’ensemble de la population du pays et qui s’intégrerait dans une fédération régionale d’États du Proche-Orient.
Cette vision semble aujourd’hui illusoire. La violence terrible des massacres perpétrés le 7 octobre par le Hamas nous a profondément choqués, nous les Juifs israéliens. Notre choc ne nous a pas empêchés de faire des comparaisons. Au contraire, la prise de conscience que nos enfants sont la cible d’une telle haine a réactivé notre traumatisme collectif le plus profond. Beaucoup donnent un sens à ces atrocités en les comparant aux meurtres de masse des Juifs pendant la Shoah et dans les pogroms. Ils contextualisent la haine palestinienne comme une nouvelle éruption d’antisémitisme – pas seulement barbare, mais le mal pur.
Cette vision dicte la réponse militaire d’Israël. La violence extrême et indiscriminée des attaques israéliennes sur la bande de Gaza depuis le 7 octobre vise à éradiquer le mal, à sauver les Juifs d’Auschwitz. Le Premier ministre Netanyahou a déclaré à ses soldats : « C’est une guerre des fils de la lumière contre les fils des ténèbres. »
Dans cette atmosphère, quiconque propose une contextualisation alternative des massacres, une contextualisation qui met l’accent sur le conflit israélo-palestinien et non pas sur l’éternelle haine des Juifs, quiconque suggère que les actions d’Israël à Gaza ne sont peut-être pas la solution mais font partie du problème, est souvent taxé de justifier le mal. Ceux qui pensent différemment sont traités comme des traîtres.
Pensons à Buber. Sa vision semble aujourd’hui illusoire, comme elle l’était pour la plupart des sionistes à l’heure zéro du conflit et tout au long de son histoire. Même Brit Shalom n’a été que de courte durée. Mais Buber est resté ferme. Avec quelques-uns, un trop petit nombre, il a continué à défendre l’impératif de la coopération contre la stratégie de domination qui a déterminé la politique juive en Palestine et, plus tard, dans l’État d’Israël. La violence actuelle, persistante et excessive, jette une ombre sur les perspectives d’un avenir binational. Cependant, si nous voulons éviter un génocide ou un suicide, une variante de la vision de Brit Shalom est le seul avenir possible. Pour une grande partie, cela dépend de notre capacité de trouver aujourd’hui la force de déclarer, en tant que Juifs, en tant qu’Israéliens : « C’est notre volonté que les condamnations à mort prononcées à cause de nous, à cause des méfaits commis à notre encontre, ne soient pas exécutées. »