Écologie

Dévendeurs et dépolitiques

Philosophe

L’Agence de la transition écologique (ADEME) a lancé mi-novembre une campagne publicitaire afin d’encourager à la sobriété. Quelques spots mettant en scène le rôle du « dévendeur » auront suffi à faire trébucher le gouvernement face au mécontentement des acteurs du commerce. Comment nos responsables politiques peuvent-ils croire à l’ambition de leur planification écologique, si la seule petite idée de faire évoluer les comportements des consommateurs les fait déjà battre en retraite ?

Il faut féliciter Christophe Béchu, le ministre de la Transition écologique ! Il tient bon (pour combien de temps ?) à propos de la campagne de communication que l’Agence de la transition écologique (ADEME) a lancée pour inciter les « acheteurs » à plus de sobriété. Les spots diffusés ne seront pas retirés. L’argumentaire du ministre est impeccable, à ce détail près qu’il reconnaît tout de même que les plateformes de vente en ligne auraient dû être ciblées prioritairement.

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Ce qui est frappant est que ce ministre de la Transition écologique ait encore besoin, en 2023, de justifier une telle campagne. Et ce qui est consternant est qu’il soit encore obligé de défendre une communication sur la sobriété (on ne parle même pas encore de politique) face aux réactions du ministre de l’Économie et des finances et, semble-t-il, du président de la République lui-même. À la faveur de ce nouvel épisode de crispation, on ne découvre pas que la politique de transition écologique suscite des oppositions politiques et sociales. Cela, on le sait bien et, à la limite, on peut le comprendre. On constate en revanche de nouveau que les responsables politiques les plus hauts placés, qui sont censés être garants d’une politique de transition écologique et qui la soutiennent par des lois, par des programmations officielles, par une prétendue planification ambitieuse, ne semblent toujours pas avoir compris ce que dit leur propre politique.

La moindre campagne de communication sur la sobriété les fait trébucher. On appuie sur le bouton « commerce » ou sur le bouton « achat » et c’est comme si, subitement, l’épuisement des ressources naturelles perdait toute réalité par rapport au primat de l’économie. C’est comme si le dérèglement climatique pouvait subitement redevenir une simple affaire d’opinion sitôt que des commerçants perçoivent à tort dans la campagne de l’ADEME une stigmatisation de leur activité. On peut imaginer que la réaction de Bruno Le Maire visait précisément à calmer cette catégorie professionnelle. Surtout ne pas s’aliéner une nouvelle frange de l’électorat ! Mais si c’était le cas, ce serait pire que tout !

La réaction de Bruno Le Maire laisse en effet entendre que l’état des lieux environnemental n’est toujours pas un motif suffisant de réfléchir à la façon dont nos modes de vie scient la branche sur laquelle nous sommes assis. Or c’est tout simplement ce que la campagne de l’ADEME cherche à obtenir des consommateurs : qu’ils réfléchissent au moment où ils achètent quelque chose. Est-ce trop demander ? Que les commerçants se rassurent ! Loin d’annoncer la fin du commerce, cette campagne pourrait même avoir la vertu de renouveler la fonction sociale du commerçant.

Comme toutes les entreprises, les commerces n’ont-ils pas à exercer une responsabilité sociétale en atténuant les impacts environnementaux de leur activité, c’est-à-dire en œuvrant pour un intérêt commun ? Est-ce trop demander ? Une manière d’exercer cette responsabilité ne consiste-t-elle pas précisément à conseiller les consommateurs ? Aider son client à faire le bon choix sous tous les aspects ? Ou même retarder un choix parce qu’aucun besoin ne semble le justifier ? Mais, à vrai dire, n’est-ce pas ce que font déjà les commerçants sérieux ? Et n’est-ce pas précisément ce qui peut valoriser le commerce de proximité par rapport à l’achat en ligne ? Un argument que Christophe Béchu aurait aussi pu mettre en avant.

Comment nos responsables politiques peuvent-ils croire à l’ambition de leur planification écologique, si la seule idée de faire évoluer les comportements des consommateurs les fait déjà battre en retrait.

À entendre Bruno Le Maire s’exprimer au sujet des dévendeurs, on se demande quelle peut bien être sa place dans un gouvernement qui, par ailleurs, produit une large communication sur la planification de la transition écologique. Ou, plus grave, puisque Bruno Le Maire en est un pilier, quelle valeur ce gouvernement accorde aux discours dans lesquels il énonce les enjeux de cette transition et les actions à engager. Comment nos plus hauts responsables politiques peuvent-ils croire à l’ambition de leur planification écologique, si la seule petite idée de faire évoluer les comportements des consommateurs les fait déjà battre en retraite et revenir à la charge avec leur authentique credo : de toute façon la maison ne brûle pas vraiment, il y a des sujets a priori beaucoup plus sérieux (en gros, tout ce qui relève de l’économie).

Par ailleurs, il faut noter que cet épisode de couac gouvernemental n’est pas la meilleure illustration de la transversalité dont la Première ministre prétend faire sa méthode, sans aucune originalité, pour mettre en œuvre la planification écologique. Comment ? Le ministère des Finances n’était pas informé de cette campagne de l’ADEME validée par le ministère de la Transition écologique ?

Le peu de consistance du propos politique sur la transition écologique n’est pas le seul problème. Il trahit en outre un manque d’intérêt pour des changements qui se produisent déjà au sein de la société et qui sont parfois les résultats de la législation voulue par l’État. Ce point est particulièrement important puisque les voix du déni écologique se targuent très souvent d’être mieux connectées à la vraie vie ou à la réalité. La réplique de Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, au climatologue Jean Jouzel doit rester dans les mémoires : « Je respecte l’avis des scientifiques mais il y a la vie réelle. » De même, on a entendu que la promotion du dévendeur par l’ADEME serait déconnectée de la réalité. Voici pourtant une petite liste d’exemples qui montrent que l’ADEME n’a fait que nommer en vue de les renforcer des pratiques de « dévente » déjà effectives dans la société.

Je viens d’évoquer la notion de responsabilité sociétale des entreprises. Le contrôle de la qualité des produits, la réglementation sur l’obsolescence programmée mais aussi les labels et les informations sur la provenance sont autant de moyens d’aider les consommateurs à mieux acheter. Mais de là à conseiller de ne rien acheter, ce n’est pas tout à fait la même chose ! dira-t-on.

Est-ce donc la notion de « dévendeur » imaginée par l’ADEME qui est inacceptable ? Il s’avère pourtant qu’elle est déjà inscrite dans le fonctionnement de certains secteurs commerciaux. Les fournisseurs d’énergie sont tous obligés de favoriser l’économie d’énergie. Le système des certificats d’économie d’énergie, qui existe depuis 2005, oblige tous les vendeurs d’énergie à être en même temps des « dévendeurs » d’énergie. Il faut inciter les consommateurs d’énergie à « acheter » moins. Bruno Le Maire devrait le savoir puisqu’il a tant vanté la sobriété énergétique en portant des pull-overs à col roulé en 2022. Qu’aurait-il dit si on lui avait reproché à ce moment-là de stigmatiser « les commerçants de l’énergie » ? Certes, le risque de pénurie imposait au ministre cette communication sur la sobriété énergétique. Est-ce à dire que ce ministre refusera le principe du dévendeur, c’est-à-dire la nécessité de mieux réfléchir tous nos achats, tant que nous ne serons pas confrontés à un réel manque de tissu, d’eau, de métaux, etc., qui limitera de facto le commerce ? Une telle position ne serait-elle pas le comble de l’irresponsabilité politique ? Elle serait en tout cas exactement contraire à une politique de planification écologique.

Les grandes enseignes ont de l’avance sur nos politiques puisqu’elles pratiquent déjà la vente de vêtements « seconde main ».

Même si la notion de dévendeur n’est pas explicitement utilisée, elle oriente aussi depuis de nombreuses années les campagnes de communication auxquelles l’État soumet le commerce de certains produits. Tous les vendeurs de tabac sont en même temps des dévendeurs de tabac. Les marchandises qu’ils vendent sont soumises à une communication qui doit amener le consommateur à ne plus acheter. Même chose pour l’alcool. Boire avec modération, n’est-ce pas introduire la sobriété dans la consommation de vin ou de bière ? La publicité pour les spiritueux doit être accompagnée d’un message qui alerte sur les dangers de l’abus. L’écologie est-elle si différente de la santé publique ? Les coûts environnementaux n’ont-ils pas encore pénétré la comptabilité nationale alors qu’ils sont déjà pris en compte par les assureurs ? Peut-être mais si c’est le cas, la seule question à poser est la suivante : qu’attendent-ils, ces responsables politiques, pour donner une visibilité sociale, économique et politique à l’environnement dégradé dans lequel nous vivons déjà, au lieu de s’énerver ponctuellement à propos d’une communication sur la sobriété ?

Enfin, même si l’évolution des pratiques de consommation aura progressivement un impact sur le commerce, une perspective qui apparaît dans les scénarios prospectifs, la réalité sociale nous montre en fait que ces changements sont en cours. Les grandes enseignes ont de l’avance sur nos politiques puisqu’elles pratiquent déjà la vente de vêtements « seconde main ». Dans l’électro-ménager, on commence à orienter le consommateur vers des contrats de maintenance destinés à repousser le nouvel achat. Si les activités de commerce diminuent, elles seront remplacées par des activités de réparation ou de recyclage. Le secteur de l’économie sociale et solidaire en fait dès aujourd’hui la démonstration. Faut-il considérer que les acteurs de ce secteur en pleine progression sont déconnectés de la réalité ?

Finalement, le seul reproche qu’on peut éventuellement adresser aux spots de l’ADEME est d’être trop prudents. Pour ne pas choquer ceux qui prétendent être mieux connectés à la réalité, ils prennent le soin de dire : « c’est parce que les dévendeurs n’existent pas », que vous, consommateurs, vous avez à réfléchir par vous-mêmes sur la justification de vos achats. Les responsables politiques, au plus haut sommet de l’État, ne font pas preuve de la même prudence.

Dès qu’il s’agit d’écologie, ils ne ratent pas une occasion de montrer que les « dépolitiques » existent bel et bien et qu’ils en sont les meilleurs exemples. Qu’est-ce qu’un « dépolitique » ? Il s’agit d’un responsable politique qui s’évertue à signifier qu’en dépit de ses discours, il n’y a pas de responsabilité politique, qui dit tout et fait tout pour qu’on ne lui accorde aucune confiance dès qu’il parle politiquement, qui montre à tout le monde qu’on peut parler politiquement sans avoir besoin de réfléchir à ce qu’on dit. On pourrait supposer que ces dépolitiques, à l’instar des dévendeurs de l’ADEME, ont pour intention pédagogique d’inciter les citoyens à réfléchir au moins à la façon dont ils font eux-mêmes de la politique, à réfléchir à leurs propres réactions précipitées à propos de tel enjeu politique, et en particulier à propos de l’écologie. Malheureusement, et les dépolitiques s’en rendent compte, s’ils sont loin d’obtenir des succès pédagogiques pour encourager la réflexion politique chez les citoyens, c’est qu’ils ont commencé par provoquer la méfiance, le dégoût, l’exaspération, et la colère.


Philippe Éon

Philosophe