Culture

Pour mieux protéger la liberté artistique

Économiste

À la banalisation des attaques et restrictions à la liberté artistique, la réponse de la République française a été de renforcer son appareil législatif (à travers la loi de 2016 « Liberté de la création, architecture, patrimoine »). Mais cette judiciarisation s’avère pourtant incapable de répondre à la promesse de sérénité espérée pour la liberté artistique : pour qu’elle ne reste pas une abstraction sans densité démocratique et à faible portée pratique, l’alternative est politique.

Une exposition de photographies consacrées à la vie des Roms expulsés de leur logement devait se dérouler dans la médiathèque d’une ville de l’estuaire de la Gironde. Elle a été interdite par le maire (sans étiquette) avec l’argument que les habitants de sa ville « ne vont pas s’intéresser » à une exposition consacrée à des événements qui se déroulés dans une lointaine ville de la région parisienne ![1]

C’est à peine si l’on s’étonne d’un tel interdit municipal, tant les attaques, censures et autres restrictions à la liberté artistique se sont banalisées au point de faire partie de notre actualité quotidienne. Elles sont s’y récurrentes qu’elles ont même un musée à Barcelone où nombre d’œuvres censurées sont présentées pour nous rappeler la question non résolue : face à l’ampleur des réactions hostiles, comment nos démocraties peuvent-elles un peu mieux protéger la liberté artistique ?

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La réponse de la République française a été, principalement, de renforcer son appareil législatif. Toutefois, à l’épreuve du quotidien, les failles sont trop béantes pour s’en satisfaire. Face aux tourments du monde, une autre voie est nécessaire pour que la liberté d’expression artistique ne reste pas une abstraction sans densité démocratique et à faible portée pratique.

Protéger par la loi, la judiciarisation et la création artistique

Remontons à l’année 2016. La loi Liberté de la création, architecture, patrimoine (LCAP) avait pour objectif de garantir la protection des artistes contre les attaques d’ennemis de plus en plus nombreux à la recherche d’œuvres à détruire. La ministre de la Culture, Fleur Pellerin, s’est fait l’écho de ces dégradations massives : « Des œuvres saccagées, vandalisées, barbouillées de messages antisémites ou repeintes ; des spectacles annulés, des films pourchassés par la vindicte de quelques-uns, ou des artistes décrits comme des fainéants que l’on voudrait employer à garder des enfants. C’est ce climat qu’ont aujourd’hui à subir les artistes et tous ceux qui travaillent avec eux : les tenants d’un retour à l’ordre moral donnent de la voix, et de façon suffisamment forte pour que des artistes soient censurés ou s’autocensurent. »

La loi doit apporter une solution définitive à ces difficultés grâce à deux articles : « La création artistique est libre » (article 1) et « la diffusion de la création artistique est libre » (article 2) qui permettront de « garantir la liberté de création artistique dans toutes ses composantes. » Pour cela, la loi républicaine confie au juge le soin de sanctionner les refus d’obtempérer. Le code pénal est modifié pour pouvoir punir « d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende le fait d’entraver, d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de la liberté de création artistique ou de la liberté de la diffusion de la création artistique ». La bonne solution est dans la judiciarisation des problèmes de liberté artistique.

Toutefois, on observera que pour les protagonistes de la loi – dans lesquels on peut mettre tant les élu.e.s que le ministère et surtout les organisations professionnelles d’artistes, au premier chef le Syndeac – la liberté artistique prend corps à travers un seul objet : la « création artistique ».

Ainsi, avec la loi LCAP, la République a pris son parti de protéger la liberté artistique à travers un triptyque qui se veut indiscutable : la garantie de la liberté est absolue, elle est assurée par le judiciaire, elle s’ objective dans les « créations artistiques ». Il s’agit bien d’un choix politique. Il a de bons côtés, comme le rappelle savamment Nathalie Heinich[2] : « Entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui affranchit », affirmait magnifiquement Lacordaire (1802-1861). La loi est protectrice des artistes soumis à la loi du plus violent des destructeurs ou calomniateurs d’œuvres. Les juristes promettent même que les artistes seront mieux protégés car la « création artistique » ne sera plus dépendante du droit à l’expression ; elle aurait maintenant une valeur juridique autonome que le juge saura reconnaître.

Une garantie législative toute relative

Le consensus est général ; la loi a rassuré mais, finalement, pas très longtemps.

En premier lieu, la liberté artistique n’est pas garantie de manière absolue. Qui ne le sait ? La protection est évidemment restreinte par de lourdes conditions. Ainsi, la liberté de la diffusion artistique devra « s’exercer dans le respect des principes encadrant la liberté d’expression » ! Hors du texte de la loi, la ministre recadre les artistes en rappelant que « cette liberté s’exercera dans le respect de l’ensemble des libertés fondamentales, et les énumérer présenterait plutôt le risque d’en oublier » ! Ces grands enfants turbulents que sont les artistes font preuve d’une grande naïveté s’ils croient qu’ils peuvent tout faire sous prétexte de « création artistique » ; ils restent responsables de leurs actes, au civil comme au pénal !

La loi LCAP ne leur promet qu’une liberté très surveillée qui rend superficiel le discours parlementaire sur la liberté « sanctuarisée » !

Une judiciarisation confuse

En deuxième lieu, la garantie de la loi est un leurre car la judiciarisation pose autant de problèmes qu’elle en résout. La formulation de la loi (« la création est libre ») promet de grandes confusions dans les décisions des juges, nous dit Nathalie Heinich qui n’a pas de mots assez durs pour dénoncer « l’inanité » de l’article 1 de la loi « s’il est pris au pied de la lettre, et sa dangerosité s’il est pris dans un sens élargi ».

Le cas d’Orelsan lui sert d’exemple : moins de six mois après le vote de la loi LCAP, la cour d’appel de Versailles relaxe le chanteur, condamné en première instance pour « provocation à la violence à l’égard d’un groupe de personnes en raison de leur sexe ». Le danger est manifeste : « si la diffusion devenait, par principe, libre (“le domaine de la création artistique, parce qu’il est le fruit de l’imaginaire du créateur, est soumis à un régime de liberté renforcée”, affirme l’arrêt), alors aucun contrôle ne pourrait plus s’exercer sur la diffusion de propos incitant à la haine raciale ou au meurtre, ou d’images pédopornographiques, pour peu que le cadre en soit artistique ou fictionnel. »

La judiciarisation est une fausse bonne idée puisque le juge ne peut juger la valeur des œuvres. Il lui faut pourtant porter une jugement qui sera fonction des contextes de chaque « création artistique » ainsi que de son interprétation de l’article 1. Il devra vagabonder dans les incertitudes de ce monde des arts où s’enchevêtrent le beau, le bien et le bon ! L’analyse juridique fine et complète d’Arnaud Montas sur « Le juge et la liberté de création artistique » montre bien que les argumentaires juridiques sont discutés et discutables ; si complexes que la judiciarisation ne saurait répondre à la promesse de sérénité espérée pour la liberté artistique.

Une conception restreinte de la liberté artistique limitée à l’objet « création »

En troisième lieu, la référence de la loi LCAP à la « création artistique » est désolante, car elle ne voit la liberté artistique qu’à travers des « objets », appelés « œuvres ». Elle fait l’impasse sur la valeur d’humanité de la liberté artistique dans toutes les phases dont elle a besoin pour exister vraiment. Robert Filliou nous l’avait déjà dit à sa façon : le processus de création artistique ne peut être qu’un mouvement perpétuel où le « bien fait » (l’objet création) ne peut exister que s’il est lié au « mal fait », parce que l’œuvre ne sort pas du ciel et, mieux encore, des moments du « pas fait » car il faut bien rêver, méditer, imaginer avant que l’acte ne se manifeste !

De fait, la loi ignore le vécu de l’artiste qui, devant la menace et les attaques, s’abstient de toute création artistique. Elle ne protège pas l’artiste qui ne veut pas prendre le risque de la création devant les violences. Elle laisse la peur faire son œuvre, avec sa conséquence, l’autocensure, qui n’est pas plaidable devant le juge puisque l’artiste a renoncé à créer !

La référence à l’objet « création artistique » voulait consolider la défense de la liberté du point de vue juridique en affirmant sa valeur spécifique par rapport aux autres libertés d’expression. Mais la manœuvre est artificielle. La liberté de l’artiste ne se joue pas uniquement dans l’œuvre créée ; elle repose sur les relations de liberté et de contraintes d’une multitude d’actants (une complexité « d’ acteurs réseaux », comme on dit parfois !) qui participent à l’expression de l’artiste. La réalisation de la création n’est qu’un moment de toutes ces libertés et même l’approche juridique a fini par l’admettre en acceptant le paradoxe qu’il était possible de défendre une création artistique qui n’existait pas encore ![3] L’argument de la loi LCAP en est d’autant affaibli.

Une protection lacunaire de la liberté artistique

Le triptyque de la loi LCAP – « loi », « judiciarisation », « création » – n’est pas à la hauteur des enjeux ; il présente de telles lacunes que les attaques se multiplient. Les deux articles de loi devaient être des glaives « sacrés » pour soumettre les hérétiques mais les forces d’opposition à la liberté artistique se recrutent toujours dans les camps politiques ou religieux réactionnaires. En juin 2023[4], une tribune faisait une longue liste d’un vingtaine de suppressions de spectacles sous l’effet des attaques des « groupuscules radicalisés fondamentalistes ».

Ce n’est pas tout : la Ligue des droits de l’homme (LDH) et son Observatoire de la liberté de création ajoutent à ces constats les pressions de certaines associations défendant des causes jugées progressistes, notamment féministes, appelant à interdire à des artistes de monter sur scène[5].

Nul n’ignore, non plus, la « cancel culture » et les multiples pressions souvent agressives exercées sur la liberté d’expression d’artistes par des groupes s’indignant des représentations faites de leur culture.

N’ajoutons pas les injonctions arithmétiques à réduire les émissions de gaz à effets de serre qui conditionnent les financement publics sans considération pour le sens et la valeur de la liberté artistique.

Face au désarroi, une nouvelle chance devrait être donnée à la liberté artistique pour lui permettre d’avoir sa juste place dans les négociations démocratiques, sans être obligé de courir après un juge débordé par tant d’affaires en cours.

La question politique est alors : les protagonistes de la loi LCAP étaient-ils contraints de promouvoir ce marché de dupes ? Pour répondre à la responsabilité publique que la démocratie doit aux arts, avaient-ils la possibilité d’explorer d’autres voies démocratiques pour protéger un peu mieux la liberté des arts ?

La réponse est clairement positive. Il était tout à fait possible de choisir une autre voie puisque cette alternative est déjà présente dans notre arsenal législatif !

Une autre voie pour mieux protéger et promouvoir la liberté artistique : le rapport Shaheed

Cette voie alternative prend appui sur la valeur universelle qu’est la liberté d’expression sous une forme artistique que notre pays s’est engagé à défendre et, mieux encore, à promouvoir. Rien n’empêchait les organisations professionnelles de proposer cette voie au législateur .

Comme il n’est pas trop tard pour bien refaire, rappelons les bases de cette approche alternative, avant que des situations politiques extrémistes n’intiment l’ordre aux artistes de réduire leur liberté à la stricte obédience au conformisme des valeurs tant identitaires que marchandes.

Pour s’engager dans cette voie, on reconnaîtra d’abord que l’État de droit républicain repose sur les valeurs des droits humains fondamentaux. À ce titre, la « Liberté d’Expression sous une forme Artistique » (LEA) est une valeur commune à protéger pour le bien de la communauté humaine.[6]

Certes, au niveau européen, les juristes estiment que la liberté d’expression se concentre sur l’expression de discours et qu’elle est, en conséquence, mal adaptée à la variété des formes symboliques de l’art. Toutefois, en terme politique, cette interprétation ne peut être retenue car, au niveau de l’ONU, la liberté d’expression sous une forme artistique est ancrée dans les droits culturels des personnes. Or, les droits culturels sont installés, depuis 2015, dans la législation française à travers quatre lois[7].

Il n’y a pas mystère : l’alternative est là. Cette autre voie a, de plus, bénéficié du travail précis et pertinent mené à l’ONU dans le rapport sur « Le droit à la liberté d’expression artistique et de création ». Rédigé par Madame Farida Shaheed, rapporteuse spéciale dans le domaine des droits culturels, ce rapport est disponible depuis 2013. Pourtant il a été totalement ignoré par l’ensemble des protagonistes des articles 1 et 2 de la loi LCAP.

Vu la permanence des menaces contre les libertés artistiques, tentons de rattraper le retard dû à cette ignorance et ouvrons le chantier de l’alternative en prenant comme base le rapport Shaheed.

 Une liberté fondamentale pour chaque personne

La première pierre de ce chantier pose les fondations : la liberté d’expression artistique concerne, évidemment, la création, mais ne s’y réduit pas ! Il s’agit d’une liberté fondamentale dont chaque personne doit pouvoir s’emparer, comme d’ailleurs toutes les autres libertés. Madame Shaheed rappelle ainsi qu’au titre des droits humains fondamentaux : « toutes les personnes, indépendamment de leur situation particulière ou de leur statut, ont le droit à la liberté d’expression artistique et de création. » D’ailleurs ajoute-t-elle : « l’art constitue un moyen important pour chaque personne, individuellement ou collectivement, ainsi que pour des groupes de personnes, de développer et d’exprimer leur humanité, leur vision du monde et le sens qu’ils attribuent à leur existence et à leur réalisation. Dans toutes les sociétés, des personnes produisent des expressions artistiques et des créations, les utilisent ou entretiennent des rapports avec celles-ci. »

Le regard change : dans sa politique de protection de cette liberté générale qu’est la LEA, le responsable public ne peut pas privilégier seulement le secteur professionnel. Chaque personne doit pouvoir être protégée et encouragée à apporter son humanité sous forme artistique. On voit bien qu’ici les personnes dites « amatrices » sont parties prenantes et ne subissent plus ce regard négatif que la loi LCAP a institutionnalisé. La protection ne peut, donc, se limiter à la « création artistique » appréciée uniquement par l’avis des professionnels du secteur culturel.

Une liberté spécifique pour promouvoir nos imaginaires face aux efficacités culturelles

La deuxième pierre du chantier affirme la spécificité de la LEA au regard des autres libertés. Le rapport Shaheed est ferme : les expressions artistiques empruntent à nos imaginaires en déroutant les efficacités fonctionnelles. « L’utilisation de la fiction et de l’imaginaire doit être comprise et respectée comme un élément essentiel de la liberté indispensable aux activités créatrices et aux expressions artistiques : la représentation du réel ne doit pas être confondue avec le réel, ce qui signifie, par exemple, que ce que dit un personnage dans un roman ne saurait être assimilé à l’opinion personnelle de l’auteur ».

Les expressions artistiques ont, ainsi, une « autonomie de sens qui reste indéterminée » et « l’œuvre d’art diffère des déclarations non fictives en ce qu’elle a une portée beaucoup plus large et peut véhiculer des sens multiples ».

La LEA implique ces incertitudes du sens puisque rappelle madame Shaheed ; les hypothèses sur le message porté par une œuvre sont extrêmement difficiles à prouver, et les interprétations données à une œuvre ne coïncident pas nécessairement avec le sens voulu par l’auteur. »

Cette spécificité de l’incertain des productions artistiques – leur opacité, dirait É. Glissant – ne peut être niée, moquée ou minimisée par aucun responsable public puisqu’elle résulte d’une liberté fondamentale. Elle ne peut être enterrée sous l’hégémonie mainstream des efficacités culturelles qui fleurissent dans « l’utilité sociale » d’un centre d’art, la fonction « citoyenne » d’un opéra, la culture participative des « habitants » d’un centre social, la médiation culturelle salvatrice de l’EAC (éducation artistique et culturelle) ou, la plus prisée, l’« attractivité économique » d’un festival !

Cette deuxième pierre trouve aujourd’hui difficilement sa place dans les politiques publiques, tant la compétition est intense entre les efficacités culturelles, avec les appels d’offres/à projet et autres AMI (appels à manifestation d’intérêt) des services culturels des collectivités. Ces dispositifs fixent les fonctionnalités publiques à atteindre sans laisser la moindre place aux incertitudes de sens de la liberté artistique. Renoncer à ces dispositifs est indispensable pour préserver la spécificité même de cette valeur d’humanité fondamentale qu’est la liberté d’expression artistique. « L’efficacité » ne saurait être un critère pertinent des politiques de LEA.

On comprend mieux pourquoi cette préconisation est importante quand on lit le troisième point d’appui du rapport Shaheed.

Une liberté fondamentale pour dérouter les enfermements du monde

La spécificité de la liberté d’expression artistique emporte avec elle des écarts à la conformité et elle ne promet pas le repos aux responsables publics.

« Les expressions artistiques et la création font partie intégrante de la vie culturelle; elles impliquent la contestation du sens donné à certaines choses et le réexamen des idées et des notions héritées culturellement. »

Les écarts de sens et de valeurs de l’exercice de cette liberté ne sont pas des accidents isolés à régler de temps à autre. Ils sont consubstantiels à tout exercice concret de la LEA : « Par leurs expressions et créations, les artistes remettent souvent en question nos vies, notre perception de nous-mêmes et des autres, les visions du monde, les relations de pouvoir, la nature humaine et les tabous, suscitant des réactions tant émotionnelles qu’intellectuelles. »

Autrement dit, la liberté d’expression artistique explore des récits inconnus et illimités ; elle est pleine de bruits, de risques, de tensions, de fureur parfois, comme Nietzsche l’a si bien évoqué avec l’art dionysiaque. Mais c’est une liberté dont l’humanité ne peut se passer. Sans elle, la Communauté humaine perdrait le fil de la promesse universelle de l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH) : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ».

La préconisation politique qui s’en déduit est exigeante : chaque responsable public devrait disposer d’une organisation permanente dédiée pour calmer les esprits hostiles et négocier les protections adaptées à l’exercice de la LEA. Tout responsable public qui se vanterait de soutenir les droits de l’homme mentirait s’il refusait d’organiser une telle instance attentive aux réactions que la liberté artistique provoque au sein de la société.
On pourrait croire qu’en France, une telle organisation existe déjà avec le ministère de la Culture et les services culturels des collectivités. Mais ce serait un pieux mensonge que de le croire puisque les organisations existantes sont restées figées sur la seule « création artistique », sa production et les manières d’y accéder. Elles sont obsédées par la réalisation quantitative « d’actions culturelles » (leur efficacité et leurs tableaux Excel) et ne sont pas du tout concentrées sur la LEA comme valeur universelle pour toutes les personnes du territoire, d’ici et d’ailleurs !

Pour apprécier la dimension pratique de cette préconisation d’une instance dédiée à la LEA, regardons la quatrième pierre de l’ édifice alternatif : l’effectivité de la liberté d’expression artistique pour chaque personne.

Une liberté fondamentale qui doit être effective pour toutes ses composantes

Le rapport Shaheed détaille les nombreuses conditions concrètes qui rendent la liberté artistique plus réelle que formelle. Par exemple, les responsables publics doivent « améliorer le statut social des artistes, en particulier leur sécurité sociale, qui est un sujet de préoccupation pour la plupart d’entre eux ». De même, le rapport ne manque pas de pointer les restrictions à la liberté réelle qui sont imposées par les logiques marchandes : « Les producteurs culturels et les artistes évoquent l’existence d’une censure par le marché, qui s’exerce en particulier lorsque les industries culturelles privilégient les lois du marché, que les finances publiques sont sous pression et que les possibilités de distribution par d’autres réseaux sont minimes. »

Le rapport Shaheed rappelle, ainsi, à l’ordre les dispositifs d’aides aux artistes qui oublient totalement la valeur de liberté, comme on le constate trop souvent à la DGMIC (direction générale des médias et des industries culturelles du ministère de la Culture) ou au CNM (Centre national de la musique) : « L’appui apporté aux industries culturelles devrait être revu sous l’angle du droit à la liberté artistique. » Il serait effectivement temps d’y penser.

Le rapport insiste, aussi, sur les fréquentes réductions de liberté dans les usages de l’espace public par les artistes. Une multitude d’interdits et des contraintes de toute sorte étouffent l’exercice des pratiques artistiques, ne serait-ce qu’à travers des réglementations inadaptées ou « appliquées de manière incohérente par des mécanismes non transparents, sans possibilité de recours. »

La liberté effective disparaît, notamment, quand les pouvoirs publics ne protègent pas les artistes « contre toute violence exercée par des tiers ». La recommandation du rapport est très adaptée à la réalité vécue aujourd’hui en France : « La police ne devrait pas demander aux artistes et aux institutions culturelles de prendre en charge les dépenses afférentes à leur protection. »

Plus largement, le rapport inclut dans la politique LEA une longue liste d’améliorations à envisager pour satisfaire l’exercice de la liberté artistique dans les pays se réclamant des droits humains fondamentaux : le respect des droits d’auteurs, l’obtention plus aisée de visas pour les artistes étrangers, le déploiement de l’enseignement des arts, la nécessité d’un environnement urbain sûr pour les pratiques artistiques, etc.

On est très loin ici de la seule sphère judiciaire. Ce sont tous les secteurs de la vie quotidienne, à tout moment, dans tous les lieux qui impactent la réalité de la liberté d’expression sous une forme artistique.

Pour engager le chantier de la LEA, l’instance dédiée dans chaque territoire ne manquera pas de travail pour que soit respectée, protégée et mise en œuvre de manière effective cette liberté fondamentale. L’alternative demandera un peu plus que deux articles de lois de deux ou trois mots.

C’est le sens de la cinquième pierre qui devrait fonder ce chantier : l’alternative est politique, pas seulement juridique. Elle doit être globale et démocratique.

Une approche globale de la liberté artistique sur chaque territoire de la République

Les restrictions à la LEA ne concerne pas que le milieu professionnel des arts. « Les restrictions à la liberté d’expression artistique pèsent sur la société dans sa globalité», nous rappelle Madame Shaheed .

Ainsi, « les obstacles aux libertés artistiques se répercutent sur de nombreuses catégories de personnes dans l’exercice de leurs droits : les artistes eux-mêmes, qu’ils soient professionnels ou amateurs, ainsi que tous ceux qui participent à la création, la production, la distribution et la diffusion d’œuvres d’art. » Le chantier alternatif ne pourra pas ignorer que, notamment, des « restrictions aux libertés artistiques peuvent viser certaines catégories de la population en particulier. Les femmes en tant qu’artistes ou public sont particulièrement exposées dans certaines communautés ». De même, des « minorités ethniques et religieuses » ou « des personnes handicapées peuvent subir un préjudice particulier lorsqu’elles souhaitent représenter ou exposer leur œuvre. »

Au total, toutes ces restrictions ont des effets négatifs sur l’ensemble de la vie commune, sur chaque territoire : « les effets de la censure ou des restrictions injustifiées à la liberté d’expression artistique et de création sont dévastateurs. Ils génèrent des pertes considérables sur les plans culturel, social et économique, privent les artistes de leurs moyens d’expression et de subsistance, créent un environnement peu sûr pour toutes les personnes qui exercent une activité artistique et leur public, étouffent le débat sur les questions humaines, sociales et politiques, entravent le fonctionnement de la démocratie et, bien souvent, empêchent également le débat sur la légitimité de la censure elle-même. » Sans compter que dans de « nombreux cas, la censure est contreproductive en ce qu’elle contribue à faire davantage connaître les œuvres d’art controversées. »

Le chantier de la protection de la LEA est un chantier démocratique global qui s’accompagne de négociations permanentes entre de nombreuses parties prenantes, sur chaque territoire de la République. Il ne peut se limiter à l’approche sectorielle et judiciaire de la loi LCAP.

Une liberté fondamentale avec une instance territoriale dédiée aux négociations

La préconisation est alors que, dans les territoires, l’instance dédiée à la LEA soit chargée du pilotage de toutes ces négociations en prenant comme cadre de discussions les balises des droits humains fondamentaux.

Le rapport Shaheed rappelle la règle première de ces négociations de la LEA avec ces différents secteurs de la société : aucune des libertés fondamentales mises en avant par les parties prenantes ne pourra se prévaloir d’une supériorité qui étoufferait la liberté d’expression artistique ! Même pas le droit au travail, à l’éducation, ou la protection de l’environnement… ! À l’inverse, la LEA ne sera légitime que si elle ne vient pas supprimer ces autres libertés fondamentales de notre humanité commune.

Autant dire que l’instance dédiée devra savoir organiser la discussion ! Elle devra disposer de méthodes de « mises en raison des convictions » des différentes parties prenantes pour parvenir à des conciliations minimales qu’impose la vie démocratique.

Chaque collectivité locale dont les responsables publics se revendiquent des droits humains fondamentaux, devra mobiliser les ressources nécessaires pour que l’instance dédiée puisse réaliser sa mission. Ce sera un bon test pour que notre démocratie identifie mieux les responsables publics qui tiennent à respecter les engagements éthiques des droits humains fondamentaux et, à l’inverse, pour qu’elle puisse mieux demander des comptes, publiquement, à tous les autres qui font semblant de s’y référer !

Ce cadre des négociations n’est pas nouveau. Il a été bien identifié par l’article 19 du PIDCP qui précise qu’ exercer sa liberté d’expression artistique « comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales ». En conséquence, « il est possible de concevoir certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires :

a) Au respect des droits ou de la réputation d’autrui ;

b) À la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques »

Il n’y a, donc, pas d’illusions à se faire, pas de naïveté simpliste à imaginer comme dans la loi LCAP : la négociation sera permanente et rude entre les défenseurs de libertés rivales.

Le judiciaire ne suffira pas à la liberté artistique pour obtenir sa juste place, même au niveau européen… d’autant qu’il y a une certaine ironie à constater que le choix de défendre la liberté de création artistique se révèle, du point de vue juridique, un recul dans la hiérarchie des normes.[8] On peut aussi ajouter, en suivant Axel Honneth, que cette judiciarisation contient une dimension pathologique dans une démocratie qui affirme son attachement aux valeurs universelles des droits humains fondamentaux. Elle enferme les personnes dans la sphère juridique en quête de leur « bon droit ». Chacun attend la solution du juge et renonce à toute possibilité de coopération avec les autres. Alors, disparaissent les interactions sociales entre personnes auxquelles la démocratie confie, pourtant, la responsabilité de faire humanité ensemble.

Le défi démocratique de la liberté artistique, tant qu’il est encore temps

Chaque responsable public devrait d’autant plus apporter sa contribution à ce chantier de la LEA que la loi LCAP l’y oblige ! Dans leur grande sagesse, les parlementaires ont certes voté les articles 1 et 2 sur la création artistique, mais ils ont aussi voté l’article 3 qui exige que tout responsable public respecte les droits culturels des personnes. Or, cette exigence législative, comme le rappelle le rapport Shaheed, contient en son sein la protection et la promotion de la liberté (effective) d’expression artistique. La loi ne demande ainsi qu’à être appliquée : le chantier de l’alternative ne dépend que de la volonté politique des parties prenantes, au-delà du « secteur culturel ».

À vrai dire, les milieux professionnels sont, pour beaucoup, restés hostiles à l’approche par la LEA mais le monde que nous vivons est propice à un retournement. Il est clair que, depuis 50 ans, la politique culturelle a glissé, régulièrement, de la Liberté artistique vers « l’Utilité » de l’art, selon la sémantique dominante du libéralisme économique : des arts utiles aux besoins de délassement des consommateurs, utiles à l’emploi, utiles au profit, utiles au soft power, utiles même, via l’EAC, aux performances scolaires des élèves… Des arts, de surcroît, utiles à la bonne morale imposée se substituant à l’incertitude de l’éthique, et, de plus en plus, utiles à la décarbonation de la planète. Certes la liberté artistique perdure, mais comme un passager clandestin qui se glisse dans les interstices de ces utilités, en bricolant le peu de places qui restent à ses imaginaires.

Sauf que les nuages assombrissent le futur : les guerres, les nationalismes, les injonctions morales et identitaires, l’évidence des profits bouclent de plus en plus les portes. Le chantier de l’alternative est urgent pour la LEA et ses récits de libertés sans utilité autre que de rappeler que les êtres d’humanité se racontent des histoires, précieuses pour la vitalité de nos imaginaires, même quand leur efficacité est douteuse.

« Transcendance », dirait Georges Steiner, une « Autre région du monde » pour Glissant, à « encastrer » dans des négociations pratiques qui auront bien besoin d’instances locales dédiées, pour leur apporter espoir, tant que c’est encore possible.

Quel élu.e relèvera le défi de la LEA ?


[1] Voir article Sud Ouest.

[2] Nathalie Heinich, sociologue, tribune « Une dérive de la notion de “liberté de création” », Libération, 28 février 2016 ; et tribune « La “cancel culture” est la conséquence du sous-développement juridique nord-américain », Le Monde, 7 août 2020.

[3] Voir la jurisprudence rappelée par Arnaud Montas.

[4] Voir la tribune du 16 juin sur « La liberté d’expression est en danger et les programmations de spectacles se font sous haute tension », signée par plus de soixante-dix signataires – avocats, juristes, artistes, élus, prêtres, responsables associatifs et culturels et publiée dans Le Monde et Télérama.

[5] Voir notamment le cas Depardieu.

[6] Voir l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques – PIDCP.

[7] Les lois NOTRe (2015), LCAP (2016), CNM (2019) et Bibliothèques (2021).

[8] Arnaud Montas, op.cit : « Il y a là quelque ironie à constater que l’autonomie de la liberté de création artistique a entraîné son recul dans la hiérarchie des normes ; en tant que déclinaison spéciale de la liberté d’expression, la création artistique était protégée par la Constitution et le droit européen ; en tant que règle autonome, elle ne l’est désormais plus que par la loi (ce qui n’empêche cependant pas le juge d’invoquer l’article 10 de la convention européenne). »

Jean-Michel Lucas

Économiste, Président du Laboratoire de transition vers les droits culturels

Mots-clés

Démocratie

Notes

[1] Voir article Sud Ouest.

[2] Nathalie Heinich, sociologue, tribune « Une dérive de la notion de “liberté de création” », Libération, 28 février 2016 ; et tribune « La “cancel culture” est la conséquence du sous-développement juridique nord-américain », Le Monde, 7 août 2020.

[3] Voir la jurisprudence rappelée par Arnaud Montas.

[4] Voir la tribune du 16 juin sur « La liberté d’expression est en danger et les programmations de spectacles se font sous haute tension », signée par plus de soixante-dix signataires – avocats, juristes, artistes, élus, prêtres, responsables associatifs et culturels et publiée dans Le Monde et Télérama.

[5] Voir notamment le cas Depardieu.

[6] Voir l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques – PIDCP.

[7] Les lois NOTRe (2015), LCAP (2016), CNM (2019) et Bibliothèques (2021).

[8] Arnaud Montas, op.cit : « Il y a là quelque ironie à constater que l’autonomie de la liberté de création artistique a entraîné son recul dans la hiérarchie des normes ; en tant que déclinaison spéciale de la liberté d’expression, la création artistique était protégée par la Constitution et le droit européen ; en tant que règle autonome, elle ne l’est désormais plus que par la loi (ce qui n’empêche cependant pas le juge d’invoquer l’article 10 de la convention européenne). »