Littérature

Politique, postérité et littérature, à propos d’Albert Camus

Enseignant-chercheur en littérature

Que faire de nos idoles littéraires ? Alors que certains crient à la récupération idéologique dès que l’on ose critiquer les discours sexistes ou colonialistes de leurs figures sacrées, il s’avère judicieux de ne pas oublier qu’en littérature – comme ailleurs – « l’art pour l’art » n’est pas une bonne stratégie de survie.

Paru en septembre dernier, le livre d’Olivier Gloag, Oublier Camus[1], n’a pas été un livre « oublié ». L’essai a suscité nombre d’articles, a fait le buzz.

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Et, dans la foulée, l’auteur a multiplié les conférences, un peu partout en France. Est-ce le titre marketing qui a attiré l’attention, choqué les esprits, étant entendu qu’il saurait être question en France d’« oublier » le Prix Nobel de littérature 1957 ? Est-ce parce que l’essai vient à son heure (sur la colonisation et la guerre d’Algérie notamment, le temps ouvre les yeux, les informations émergent, les historiens font leur travail) qu’il a eu un tel écho? Ou convient-il d’imputer son succès à la mode de «déboulonner les statues» (à droite, on a fait d’Olivier Gloag, professeur américain, un suppôt du « wokisme », de la « cancel culture ») ? Ces raisons ont pu jouer, certes, mais si le livre a eu un tel retentissement, c’est d’abord et surtout parce que Camus, à la différence d’un Sartre critiqué, disqualifié, dépiédestalisé, insidieusement enterré depuis des lustres[2], bénéficie d’une «popularité inoxydable», d’une «postérité inouïe» et « peu écornée[3] ».

De fait, il faut remonter au lointain pamphlet de Jean-Jacques Brochier, Camus, philosophe pour classes terminales (1970) pour trouver un ouvrage anticamusien qui ait eu droit à plus qu’une diffusion confidentielle, qui ait bénéficié de comptes rendus dans la grande presse. Replacé dans l’impressionnante liste d’articles, de livres, de thèses à la gloire de Camus, l’essai d’Olivier Gloag tranche, fait l’effet d’un pavé dans la mare : impitoyablement, l’universitaire revient aux faits, gestes et textes, pointe les idées fausses, sape le discours dominant.

Une telle mise au point, perçue comme une attaque en règle, a généré diverses réactions, mais quelles que soient les critiques (mesurées ou virulentes, négatives ou positives) émises, l’important est le bruit : un livre sans écho est un livre mort, et le battage médiatique suscité par la publi


[1]Olivier Gloag, Oublier Camus, Préface de Fredric Jameson, La Fabrique éditions, 160 pages, 15€.

[2]En 2005, à l’occasion du centenaire de la naissance de Sartre, Télérama (5-11 mars, n° 2877) titrait : « Que reste-t-il de Sartre ? » C’est présupposer que de Sartre il ne reste pas grand-chose. Dans aucun des magazines, des volumes d’hommages (et Dieu sait s’il y en a!) rendus à l’auteur de l’Etranger, on ne trouve posée cette question : « Que reste-t-il de Camus ? » tant celle-ci ne semble pas se poser, tant il paraît aller de soi que l’œuvre de Camus, elle, est sans reste (il a d’ailleurs droit à ses Œuvres complètes dans la Pléiade), intemporelle, éternelle.

[3]Youness Bousenna, « Un essai à charge contre Camus », Le Monde, 20 septembre 2023.

[4]« Nous n’oublierons pas Camus. En revanche nous avons déjà oublié Olivier Gloag » : telle est la conclusion de l’article d’Eugénie Bastié (Le Figaro, «Camus, raciste? La défaite de la littérature», 28 septembre 2023).

[5]En 1994, Le Nouvel Observateur (n° 1544, 9-15 juin) titre en couverture : «Le triomphe d’Albert Camus» ; à l’intérieur, un dossier signé Jean-Yves Guérin, chapeauté : «La revanche d’Albert Camus», avec pour titraille : «Son seul tort est d’avoir eu raison avant tout le monde».

[6]Propos d’Eric Hazan, fondateur des éditions (en 1998), La Croix, 25 mars 2004.

[7]Oublier Camus, phrases liminaires de l’Introduction (p.15).

[8]Fredric Jameson, Préface, p.8.

[9]«Oublier Camus» est un livre purement à charge où la littérature est absente et l’idéologie omniprésente » (Eugénie Bastié, art. cit.).

[10]«Lire pour lire» n’est pas la manière ordinaire de lire (les lecteurs lisent pour une infinité de raisons, et cette manière-là de lire n’en fait pas partie) : au vrai, la « lecture pour la lecture » est une idée toute théorique, une pure fiction. Même l’École, qui prône les sublimes vertus de la lecture désintéressée, gratuite, est bien la dernière à appliquer l’étrange principe de «la lecture pour rien». Les cours

Yves Ansel

Enseignant-chercheur en littérature, Professeur émérite à l'Université de Nantes

Mots-clés

Cancel Culture

Notes

[1]Olivier Gloag, Oublier Camus, Préface de Fredric Jameson, La Fabrique éditions, 160 pages, 15€.

[2]En 2005, à l’occasion du centenaire de la naissance de Sartre, Télérama (5-11 mars, n° 2877) titrait : « Que reste-t-il de Sartre ? » C’est présupposer que de Sartre il ne reste pas grand-chose. Dans aucun des magazines, des volumes d’hommages (et Dieu sait s’il y en a!) rendus à l’auteur de l’Etranger, on ne trouve posée cette question : « Que reste-t-il de Camus ? » tant celle-ci ne semble pas se poser, tant il paraît aller de soi que l’œuvre de Camus, elle, est sans reste (il a d’ailleurs droit à ses Œuvres complètes dans la Pléiade), intemporelle, éternelle.

[3]Youness Bousenna, « Un essai à charge contre Camus », Le Monde, 20 septembre 2023.

[4]« Nous n’oublierons pas Camus. En revanche nous avons déjà oublié Olivier Gloag » : telle est la conclusion de l’article d’Eugénie Bastié (Le Figaro, «Camus, raciste? La défaite de la littérature», 28 septembre 2023).

[5]En 1994, Le Nouvel Observateur (n° 1544, 9-15 juin) titre en couverture : «Le triomphe d’Albert Camus» ; à l’intérieur, un dossier signé Jean-Yves Guérin, chapeauté : «La revanche d’Albert Camus», avec pour titraille : «Son seul tort est d’avoir eu raison avant tout le monde».

[6]Propos d’Eric Hazan, fondateur des éditions (en 1998), La Croix, 25 mars 2004.

[7]Oublier Camus, phrases liminaires de l’Introduction (p.15).

[8]Fredric Jameson, Préface, p.8.

[9]«Oublier Camus» est un livre purement à charge où la littérature est absente et l’idéologie omniprésente » (Eugénie Bastié, art. cit.).

[10]«Lire pour lire» n’est pas la manière ordinaire de lire (les lecteurs lisent pour une infinité de raisons, et cette manière-là de lire n’en fait pas partie) : au vrai, la « lecture pour la lecture » est une idée toute théorique, une pure fiction. Même l’École, qui prône les sublimes vertus de la lecture désintéressée, gratuite, est bien la dernière à appliquer l’étrange principe de «la lecture pour rien». Les cours