Un pavillon maritime européen : une question de droit(s) pour l’Union
Comme un fait exprès, ou comme le signe d’un impensé structurant l’impossibilité d’une action politique, le rapport du groupe indépendant d’experts franco-allemands sur les réformes de l’Union européenne s’intitule « Naviguer en haute mer : réforme et élargissement de l’UE au XXème siècle ».
Alors, il est tentant de s’intéresser à d’autres eaux, à d’autres rives de cette Europe rêvée et envisagée dans son développement, à d’autres hautes et moins hautes mers, et notamment à celle, creuset de son histoire et de la mythologie qui la fonde, la mer Méditerranée, où s’échouent des milliers et des milliers de corps, vivants et morts.
Tout d’abord pour éviter, en paraphrasant Camille de Toledo, que ce constat ne soit celui d’une incapacité réelle de construire l’avenir de l’Union autrement que sur la honte de l’inaction et d’une collaboration à la mise en place d’un système qui ne résout rien – ou le résout mal – et la hantise de la répétition, au mieux, d’une indifférence au monde, au pire, d’une responsabilité prise dans la non-assistance à personnes en danger
La journée de travail organisée le 25 novembre dernier à l’Institut du Monde Arabe, à l’invitation de son Président, a permis de dresser les contours d’une solution juridique (et sans doute par là-même politique) à la mobilisation de moyens pérennes pour le sauvetage des migrants en Méditerranée en interrogeant différents intervenants (anthropologue, médecin humanitaire, acteurs du sauvetage, juge, professeurs d’université, députées européennes, philosophe) sur l’opportunité de créer un « pavillon maritime européen ».
Car au-delà de la question pertinente, certes, mais inopérante dès lors que des enfants, des femmes et des hommes sont en danger de mort dans la mer, de savoir comment éviter la situation consistant à ce que des êtres décident d’emprunter telle ou telle voie, dans telle ou telle condition, et notamment maritime, pour rejoindre l’Union, c’est à la question concrète du sauvetage qu’il s’agissait de s’atteler dès lors que le problème de sauver des vies se pose.
Légitimes sans doute la question du pourquoi de la migration, celle de la gestion des frontières et des flux, celle de la répartition de la responsabilité de l’accueil (terme à préférer à ceux de « charge » ou de « fardeau » ) qui sont traitées, du moins en partie, par le pacte européen sur la migration et l’asile, paquet législatif déposé par la Commission européenne le 23 septembre 2020 sur le bureau du législateur et présentant ce qui se veut être un système pour combler l’absence de réelle politique migratoire en Europe.
Une prise de parole et deux textes permettent de concentrer le sujet sur le sauvetage plutôt que de s’égarer dans une discussion, essentielle certes mais très difficile, portant sur la définition d’une politique migratoire qui ne saurait être le présupposé du sauvetage lui-même. Cette discussion est en effet inopérante en l’espèce dans la mesure où elle s’articule aujourd’hui autour des moyens de l’évitement, du partage financier de la gestion, des conditions souhaités du reflux plutôt qu’autour des causes des mouvements, des conditions optimales de l’accueil et du soin et, in fine, des éléments constitutifs d’un sauvetage efficient.
Rappelons donc la première prise de parole, essentielle même si un peu perdue de vue à l’heure actuelle, de la présidente de la Commission européenne, qui, dans son discours sur l’état de l’Union, accompagnant pour ainsi dire la présentation du pacte, déclarait en septembre 2020 : « La migration a toujours existé en Europe – et elle existera toujours. Au fil des siècles elle a défini nos sociétés, enrichi nos cultures et façonné nombre de nos vies. Et il en sera toujours ainsi. (…) Nous adopterons une approche axée sur l’humain et empreinte d’humanité. Le sauvetage des vies humaines en mer n’est pas optionnel. Et les pays qui remplissent leurs obligations juridiques et morales ou qui sont plus exposés que les autres doivent pouvoir compter sur la solidarité de toute notre Union européenne. (…) »
Discours à mettre en lumière avec la Recommandation (UE) 2020/1365 de la Commission, du 23 septembre 2020, présentée elle aussi dans le contexte du paquet législatif : « les États membres devraient coopérer entre eux en ce qui concerne les opérations menées par des bateaux détenus ou exploités par des entités privées à des fins de recherche et de sauvetage, en vue de réduire le nombre de décès en mer, de préserver la sécurité de la navigation et de garantir une gestion efficace de la migration, dans le respect des obligations légales applicables. »
Enfin, et toujours pour mettre en lumière la nécessité de s’atteler aux conditions de sauvetage pour pallier l’absence d’un cadre juridique européen commun en la matière, mentionnons la prise de position récente du Parlement européen dans sa résolution du 13 juillet 2023 qui demande aux États membres et à Frontex (Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes) de fournir suffisamment de moyens, en termes de navires, d’équipements, de personnel dédiés aux activités de sauvetage ainsi que d’adopter une approche plus proactive et coordonnée pour sauver efficacement des vies en mer, en appelant de ses vœux la création d’une mission globale européenne de sauvetage à mettre en place par lesdits États et Frontex.
Ce n’est donc pas une absence de conscience du sujet et des enjeux mais plutôt une incapacité à les traiter efficacement à laquelle on est confronté.
Or, dans la construction de l’Union, le droit a souvent été un instrument fondateur et utile pour résoudre les blocages et faire face aux défis posés par les conjonctures.
Fort de ce rappel, et tout d’abord pour sauver des vies, c’est à la constitution d’un régime efficace de sauvetage qu’il faudrait s’atteler.
Depuis une décennie, les chiffres de personnes disparues en mer Méditerranée sont connus (du moins en partie) et documentés[1] et affichent que près de 30 000 personnes ont perdu la vie depuis 2014 (déjà plus de 3000 décès enregistrés pour l’année 2023, cette « barre » de 3000 décès étant franchie pour la quatrième année consécutive).
Ce constat amène l’anthropologue Filippo Furri a rappelé que, aussi et sur la même période, les ONG ont sauvé environ 60 000 personnes par an, mentionnant la problématique de non-identification et de non-récupération des corps (songeons par exemple aux corps échoués sur les côtes libyennes).
D’où la mobilisation de la société dite civile, à défaut de la société dite politique, dont les formes ont été illustrées de différentes manières lors de la journée de travail à l’Institut du Monde Arabe :
« Pour constater et dénoncer tout d’abord une assistance sanitaire non sécurisée, telle que présentée par le Professeur Raphaël Pitti, sur la base de son expérience à Lampedusa, entre 2009 et 2011, aux côtés de l’Ordre de Malte : constat de l’entassement des personnes sur des bateaux de pêche, naufragés affublés de plusieurs couches lourdes de vêtements (impossible de se munir de valises ou colis), vivants ou déjà morts pendant la traversée, débarquant dans un centre de rétention d’une capacité d’accueil de 2000 personnes (Plus de 30 000 arriveront.), avant d’être répartis dans différentes villes d’Italie et alors qu’à la suite des accords passés par le gouvernement Berlusconi avec la Libye, des camps apparaissaient à l’œil nu sur Google Earth dans le désert. »
« Pour constater et dénoncer une assistance humanitaire empêchée, comme l’ONG SOS Méditerranée put en témoigner par l’intermédiaire de l’administratrice et ancienne directrice-adjointe des opérations, Louise Guillaumat, voire même bloquée – au sens le plus concret du terme – par retrait des pavillons maritimes nationaux, l’application de réglementations nationales sous couvert de dispositions sociales ou de sécurité protectrices, conduisant les autorités nationales jusqu’aux accusations de trafics de déchets (par les navires sauveteurs), de propagations d’épidémies (par les habits des migrants) ou de poids excessif causé par le nombre trop élevé de gilets de sauvetage (de l’Aquarius à l’Ocean Vicking). »
« D’où, aussi, les appels d’autres acteurs de la société dite civile, tels que relayés par Najat Vallaud-Belkacem, présidente de France Terre d’Asile, à faire face à l’aveuglement du monde devant le fait que la sédentarité devenait et deviendrait l’exception et le mouvement et la migration la réalité, ces changements appelant l’établissement de règles nouvelles ou renouvelées pour optimiser le bien-être des personnes concernées dans les sociétés de départ et d’accueil, dans le cadre d’une gouvernance mondiale des migrations, au-delà des propos de tréteaux électoraux faciles transformant, en sus de souffrances déjà endurées par les personnes concernées, le migrant en marchandise électorale. »
Alors, mobiliser la société, certes, mais pour quoi faire ?
Dans le cadre du projet de construction d’un Navire, dénommé Avenir, mobilisant d’ores et déjà près de 500 personnes au sein d’une cinquantaine d’ateliers (architectes, humanitaires, migrants rescapés, Les Hôpitaux de Marseille, Les Grandes tables de Marseille, une soixantaine d’institutions culturelles, des tisseurs, des designers, des étudiants), et sur la base d’une démarche artistique visant à transformer le réel à partir d’une œuvre (approche ready-made), des juristes sont invités à faire œuvre créatrice, dans la dimension prétorienne du droit, et à travailler cette question des règles et de l’encadrement souhaité ou nécessaire pour sécuriser le sauvetage en mer dans le cadre de la démarche européenne bien connue de l’harmonisation minimale des règles nationales pour faire face à des enjeux dépassant la responsabilité et les compétences d’un seul État.
La juge au Tribunal international du droit de la mer (organe judiciaire indépendant créé par la Convention des Nations-Unies sur le Droit de la Mer de 1982 et compétent pour tous les différents relatifs à l’interprétation et à l’application de la convention, siégeant à Hambourg), Ida Caracciolo (qui est intervenue à titre personnel), a rappelé l’ancien et fondamental devoir moral de solidarité en mer, que les traités et conventions ont permis en quelque sorte de juridiciser au siècle dernier en développant l’obligation de sauvegarde de la vie humaine en mer. La juge a rappelé les dispositions de la Convention dite SOLAS, de 1974, celles de la Convention SAR, de 1979, et celles, enfin, de la Convention des Nations-Unies sur le Droit de la Mer, de 1982.
L’article 98, paragraphe 1 de cette dernière Convention (intitulé « Obligation de prêter assistance ») établit que les États exigent des capitaines de navires battant leur pavillon, pour autant que cela leur est possible sans faire courir des risques graves au navire, de prêter assistance à « quiconque » en péril en mer et de se porter aussi vite que possible au secours des personnes en détresse, dans la mesure où l’on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’ils agissent de la sorte. Aux termes du paragraphe 2 du même article, les États facilitent la création et le fonctionnement de services permanents de recherche et de sauvetage adéquats et efficaces et collaborent à cette fin avec leurs voisins dans le cadre d’arrangements régionaux. L’utilisation de l’expression « quiconque » exclut toute discrimination entre naufragés ou personnes en « détresse » en mer.
La juge a fait ainsi référence à la Convention SAR, de 1979, qui vise à ce que les États parties établissent, par accord avec les États voisins, des régions de recherche et de sauvetage au large de leurs côtes. Les États parties doivent aussi déterminer les procédures nationales appropriées pour le développement, la coordination et l’amélioration des services de recherche et de sauvetage (appelé SAR, de l’acronyme anglais de « Search and Rescue »), en recourant également à des accords de coopération et d’assistance régionale avec les États voisins. En particulier, les services SAR consistent en l’exécution, en cas de détresse, des fonctions de surveillance, de communication, de coordination ainsi que de recherche et de sauvetage, y compris la fourniture de conseils médicaux, de premiers secours ou d’évacuation sanitaire, en faisant appel aux ressources publiques et privées, avec la coopération d’aéronefs, de navires et d’autres engins et installations.
En ce qui concerne les procédures de recherche et de sauvetage, la Convention prévoit, entre autres, que les États parties se coordonnent et coopèrent pour s’assurer que les capitaines des navires qui fournissent une assistance en embarquant des personnes en détresse en mer sont libérés de leurs obligations avec un minimum d’écart par rapport au voyage prévu du navire. L’État partie responsable de la région de recherche et de sauvetage dans laquelle cette assistance est fournie est responsable au premier chef de cette coordination et de cette coopération, afin que les survivants assistés soient débarqués du navire, assistés et conduits en lieu sûr. Dans ces cas, les parties concernées prennent des dispositions pour que ce débarquement soit effectif dès que cela est raisonnablement possible.
En ce qui concerne la notion de « lieu sûr », elle est donnée par la résolution de l’OMI, n. MSC.167(78) de 2004, contenant des « Directives sur le traitement des personnes secourues en mer », qui n’est pas contraignante. Il s’agit d’un lieu où la vie des survivants n’est plus menacée et où leurs besoins humains fondamentaux (tels que la nourriture, le logement et les besoins médicaux) peuvent être satisfaits. En outre, il s’agit d’un lieu à partir duquel des dispositions peuvent être prises pour le transport des survivants vers leur prochaine ou dernière destination. Enfin, la nécessité d’éviter le débarquement dans des territoires où la vie et la liberté des personnes qui affirment avoir des craintes bien fondées de persécution seraient menacées est à prendre en compte dans le cas de demandeurs d’asile et de réfugiés secourus en mer.
L’ensemble des États membres de l’Union européenne sont parties prenantes à la convention de 1982, dite de Montego-Bay, de même que l’Union européenne elle-même.
Cela permet d’inscrire le système de sauvetage à perfectionner, voire même à inventer, au sein de l’Union européenne dans le cadre plus large des obligations pesant sur les États de l’Union et sur l’Union elle-même au regard du droit international public.
Ainsi, pourrait-il être convenu de ranger sous le vocable générique de « pavillon maritime européen » les règles de droit recensées dans l’Union, et le cas échéant complétées, à même de permettre, aussi bien dans les faits que de manière symbolique sous un pavillon européen accompagnant le cas échéant un pavillon national, le sauvetage des personnes.
Les universitaires Myriam Carabot (professeure de droit public, Université Paris Nanterre) et Alina Miron (professeure de droit public, Université d’Angers) se sont intéressées sur notre invitation avec Francoise Blum, ancienne agent de l’Union européenne et enseignante en droit de l’Union à l’Université de Lorraine, à penser l’opportunité de la mise en place d’un tel régime.
Bien évidemment, force est de constater qu’en droit international, ce sont bien les États qui attribuent un pavillon maritime, c’est-à-dire le drapeau qui, indiquant la nationalité des navires, atteste de leur immatriculation dans un pays. Sans pavillon, point de navigation. Et de cette règle découle toute une série d’autres règles applicables en termes de normes de construction, de sécurité, de droit du travail, de fiscalité, d’environnement qui toutes, de leur point de vue, permettent la circulation du navire.
Alors, parler de pavillon maritime européen aurait-il vraiment un sens ?
À la fin des années 80, la Commission européenne avait envisagé la création d’un pavillon européen marchand qui se serait ajouté au pavillon national, sans le remplacer. La Commission avait indiqué que, idéalement, un pavillon européen unique devrait remplacer les pavillons nationaux mais qu’une étude approfondie du sujet était nécessaire et qu’à bref délai, cela était peu envisageable. Aucune suite n’a été donnée à ce projet…
Et les juristes de rappeler que si la compétence des États demeure exclusive, ces derniers doivent agir dans le respect du droit de l’Union, respect qui s’annonce comme une porte ouverte permettant à ladite Union d’avoir une certaine influence dans la mise en œuvre d’un pavillon maritime européen, notamment en matière de sauvetage.
On peut citer à cet égard nombre de textes de droit de l’Union qui permettraient de travailler sur la compétence de cette dernière en matière de sauvetage, notamment en ce qui concerne la question de l’immatriculation de navires destinés au sauvetage systématique des personnes en détresse, ainsi que sur les règles permettant à ces derniers d’opérer sans aucun risque de criminalisation, au bénéfice des personnes naufragées. Précisons dès l’abord qu’il s’agirait là d’un système bien différent de celui des pavillons de complaisance qui permet aux États d’accorder facilement leur pavillon sans pour autant exercer leur obligation de protection aux navires qui en bénéficient.
Peu d’exemples existent de pavillons octroyés par une organisation internationale, précisément pour les raisons liées à cette obligation de protection. Mais rien n’empêche qu’un pavillon non national, et en l’occurrence européen, s’ajoute – au moins symboliquement – à un pavillon national, comme pour authentifier la garantie donnée par l’Union dans le domaine du sauvetage : l’article 193 de la convention des Nations-Unies sur le droit de la mer n’interdit pas d’avoir un tel pavillon supplémentaire. Ce pavillon marquerait que le navire respecte les règles européennes et bénéficie d’une forme de protection de l’Union.
Les articles 21[2] du traité sur l’Union européenne (TUE), 18[3]et 19[4]de la Charte des droits fondamentaux, 4[5] du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), 77 TFUE, portant notamment sur la mise en place progressive d’un système intégré de gestion des frontières extérieures, 214[6] TFUE – pour le droit primaire – ainsi que le Règlement 1257/96 du Conseil concernant l’aide humanitaire, le Règlement 656/2014 du Parlement européen et du Conseil, du 15 mai 2014, établissant des règles pour la surveillance des frontières maritimes extérieures (notamment ses considérants 8 et 9 et son article 4 posant le principe de non refoulement), la directive 2011/36 du Parlement européen et du Conseil, du 5 avril 2011, concernant la prévention de la traite des êtres humains (notamment ses articles 12 à 15), la Communication de la Commission sur l’action humanitaire, du 10 mars 2021, le Règlement 2019/1896 du Parlement européen et du Conseil, du 13 novembre 2019, relatif au corps européen de garde-frontières et de garde-côtes (notamment son considérant 3) – pour le droit dérivé – constituent comme un bloc de règles susceptibles d’asseoir ou de démontrer la compétence de l’Union en matière de sauvetage ou de coordination du sauvetage au regard du respect des dispositions de droit international public rappelées plus haut.
De là aussi la possibilité de travailler sur la mise en place d’un cadre ou d’un système qui garantirait l’action de sauvetage, notamment par les organisations publiques ou à défaut par un organe privé, humanitaire le cas échéant. Un pavillon européen servirait non seulement à éviter qu’un navire humanitaire ne perde son pavillon (comme ce fut le cas de l’Aquarius, à deux reprises, s’agissant des pavillons octroyés par Gibraltar et par le Panama) mais il permettrait également de disposer de standards applicables à tous les navires européens de sauvetage, afin d’éviter qu’ils ne soient immobilisés dans un port, comme cela fut le cas, récemment, pour les navires Sea Watch.
Deux d’entre eux, qui battaient pavillon allemand, avaient été immobilisés dans un port italien. Les autorités italiennes leur avaient demandé de corriger certaines anomalies avant de reprendre la mer. L’Italie leur reprochait, en réalité, de ne pas se limiter à des opérations de sauvetage ponctuelles conformément à l’obligation imposée par le droit international public de prêter assistance aux personnes en détresse en mer, mais de se livrer à une activité systématique de sauvetage. L’affaire est allée jusqu’à la Cour de justice de l’Union européenne qui a rendu un arrêt important – et pour la première fois à ce sujet – en 2022.
La Cour souligne qu’il n’y a pas « en l’état actuel du droit » de dispositions régissant spécifiquement l’activité systématique de sauvetage. L’arrêt précise que si l’État du port peut, conformément à la directive 2009/16/CE, telle que modifiée par la directive (UE) 2017/2110, effectuer un contrôle du navire, il ne peut l’immobiliser que s’il existe un risque manifeste pour la santé, la sécurité ou l’environnement. De plus, les mesures correctives doivent être adoptées en coopération avec l’État de pavillon. L’arrêt de la Cour pourrait être lu comme une invitation faite au législateur de l’Union de combler l’absence en droit de l’Union de dispositions régissant spécifiquement l’activité systématique de recherche de sauvetage des personnes en situation de péril ou de détresse en mer.
Alors, comment faire bouger les choses ?
En encourageant tout d’abord les actions de la société civile, de telle sorte que cette dernière incite le législateur, sans doute paralysé par le souffle de vents contraires, souvent irrationnels, et par l’impensé global de la politique migratoire européenne, à légiférer.
En utilisant les actions mises à la disposition des citoyens de l’Union européenne (droit de pétition, initiative citoyenne européenne) ou en ouvrant la voie d’un travail de réflexion juridique approfondi, afin de suivre ce qu’on pourrait comprendre comme une invitation de la jurisprudence à créer un véritable mécanisme de sauvetage et en poursuivant pour ce faire un spectre de pistes, allant d’une modification des règlements Frontex à celle d’une modification du mandat confié à l’Agence européenne de sécurité maritime, lequel pourrait incorporer un volet portant sur le sauvetage. Autant de sujets liés à la création d’une flotte européenne de sauvetage, mobilisant les « moyens à la mer », discutés et portés par les députées européennes Catherine Chabaud et Karima Delli.
Et, en cas d’inaction avérée, amener le juge à compléter son questionnement et ses invitations. Par exemple en se demandant, sur le fondement de l’article 106 TFUE, si une autorité publique chargée d’une mission d’intérêt général et disposant d’un pouvoir exclusif ou quasi exclusif mais ne parvenant pas à exercer sa mission de manière satisfaisante peut réellement empêcher des entreprises privées d’intervenir…c’est-à-dire demander au juge national, voire de l’UE, de condamner les actions empêchant le sauvetage quand celui-ci n’est pas réellement assuré par les autorités publiques.
Faire bouger le droit, c’est créer les conditions d’une initiative politique sur la base d’un travail scientifique et non plus sur le terreau de passions funestes.
À la question de savoir si la mer Méditerranée, dans cet état, était une mère de signes, Barbara Cassin a répondu que la Méditerranée ne pouvait pas être la « mort Méditerranée ».
Pas plus universelle que la migration, rappelle-t-elle.
En travaillant avec SOS Méditerranée et le projet Navire Avenir, l’académicienne a eu l’idée d’une salle dans une exposition réalisée à Marseille (« Objets Migrateurs Trésors sous Influences », d’avril à octobre 2022 au Centre de la Vielle Charité) contenant une image d’Ulysse partant migrer auprès de Calypso et à côté de cette image, un bateau fait de bouteilles en plastique, insupportablement fragile : et Barbara Cassin de cartographier les trajets de Frontex en superposition de ceux d’Ulysse et d’Énée… Ou comment l’hospitalité heureuse et réciproque (ne serait-ce que par l’ambivalence du mot « hôte ») a été remplacée par des parcours de police…
Alors que les travaux perdureront sur la réforme des institutions, que l’on s’interroge aussi sur le moyen de refonder une citoyenneté européenne moderne sur l’accueil et l’hospitalité, notamment au moyen d’une œuvre de droit, au fondement même de l’idée européenne : « (…) il y a tant à faire pour essayer d’empêcher la continuation du pire[7] ».
C’est précisément pour continuer d’utiliser efficacement ce temps qui reste que la question de faire porter cette initiative par le truchement d’un droit reconnu aux citoyens européens, à savoir le droit d’initiative législative citoyenne, sera examinée à l’occasion de deux « journées » consacrées à l’hospitalité, à l’École Normale Supérieure de Paris, au mois de juin prochain.