Sur la transformation
Les penseurs et les penseuses actuels, informés de la catastrophe bioclimatique, parlent de transformation. Du moins le terme, ou ses synonymes, est employé massivement afin de poser un marqueur à propos de l’époque immédiatement à venir. Notre monde ne peut pas perdurer ainsi qu’il est.
Il va se produire des ruptures, rapides, telles qu’il n’y en a pas eu auparavant. La transformation aura lieu que les humains le veuillent ou non. Le terme est donc employé dans son exacte signification, sans exagération. Tentons de le clarifier.
Le terme changement qualifie le passage d’un état à un autre, et nous parlerons de changement climatique, la fin de l’holocène et le début de l’anthropocène. Changement serait employé pour la planète.
Le terme de transformation signifie le passage d’une forme à une autre. Il est adéquat pour désigner le monde des humains. Transformation concerne le monde.
Le terme de métamorphose implique le changement d’un être en un autre. Il désignerait le passage du moderne qui deviendrait un terrestre. Métamorphose implique le moderne, cet humain doté de conceptions particulières qui sont devenues majoritaires.
Munis de ce vocabulaire, il nous sera plus facile de comprendre ce qu’implique transformation. Ce mot hante d’une pesanteur fantomatique. Ceux qui lisent le terme, parcourant des articles de presse et mieux encore des livres sérieux, sont pareils aux témoins de phénomènes étranges. Ils ne savent pas bien. Ils identifient mal. Pourtant il revient, il produit son effet, tel un revenant, sans volonté, par habitude peut être, par nécessité surement.
Chacun est attentif à quelque lubie, et une époque légère n’y apporte point trop d’attention. Néanmoins, ce mot est employé généralement en conclusion d’une interview ou d’un livre, et il s’agissait de dresser, par ces mots ou ces textes, les éléments de la catastrophe bioclimatique et des certitudes scientifiques en son endroit. Les incertitudes sont plus effrayantes et elles réclameraient davantage. Hélas les savoirs sont suffisamment certains pour ne plus convenir d’une sérénité quant à l’avenir. D’où l’usage de transformation.
Ce mot semble écrit sans l’attention qu’il nécessiterait. Il est employé avec légèreté. Ceux qui convoquent ce terme, et avec raison, en comprennent-ils les conséquences ? De nombreux penseurs expriment dans leurs articles et dans leurs livres l’obligation de transformations des plus ambitieuses afin de faire face à cette situation inédite. Mais ils s’arrêtent après avoir formulé cette intention maximaliste. Ils écrivent que les concepts manquent et qu’il faut tout repenser, jusqu’aux bases même de la pensée. Arrivés à ce constat ils posent des questions. Seraient-ils tétanisés par l’inédit ?
L’exemple peut être donné par un philosophe et un historien de renoms, Dominique Bourg & Johan Chapoutot : « la tâche est grande, car il faut d’abord se défaire de tout un univers mental, de tout un vocabulaire obsolète et inadapté (croissance, productivité, gains, concurrence…) ainsi que de l’anthropologie (conception de l’homme) et de la cosmologie (conception du monde) qui les fondent. Toute velléité d’aménager notre système économique et social pour permettre à la mégamachine de persister dans son être est vouée à l’échec. […] Vouloir aménager et manager la catastrophe est une erreur. Il faut changer radicalement, c’est-à-dire en commençant par la racine, les mots et les imaginaires[1]. »
L’étrangeté du terme
Transformation est à la fois une nécessité pour le futur rapproché, et à la fois il ne semble correspondre à aucune réalité actuelle. Pourtant il est utilisé à escient. Et ceux qui l’emploient en comprennent bien l’utilité. Ils savent qu’il n’y a plus le choix. Que sans transformation la planète ne sera plus habitable par des sociétés humaines complexes. C’est que nous ne savons pas bien saisir. Nous ne savons pas tirer les conséquences de ce que nous entrevoyons. De nos constats scientifiques. De leurs effets sur les sociétés humaines et animales et végétales. Rien ne sera plus comme avant.
Afin de mieux saisir cet énoncé, il nous faut revenir au vingtième siècle qui a tout décidé. La seconde guerre mondiale opposa les humains par une violence inouïe. Mais l’habitabilité de la planète ne fut pas remise en cause. Tel n’était pas le sujet. Non. C’est autre chose qui devient, qui est provoqué, qui arrive, qui se multiplie, qui dissémine, qui produira des effets du temps long des premières civilisations mêmes. Au point de dire que les évènements du vingtième siècle paraitront si faibles en comparaison de ceux du vingt-unième.
Le vingtième siècle fut celui de si grandes transformations. Et il faudrait tout d’abord considérer que des sociétés humaines ont transformé pour la première fois de leur existence la totalité de la planète. L’anthropocène c’est l’humain qui entre en scène en tant que puissance bioclimatique. Tous les éléments terrestres en sont atteints. Cette nouveauté est inédite. Elle ne peut porter que le mot de transformation. C’est-à-dire que pour en arriver-là il s’est agi d’une transformation. Elle est effective, et depuis quelques années nous en comprenons l’ampleur. Le point est atteint du danger vital des sociétés humaines. Il est possible qu’elles ne puissent plus perdurer, au moins dans leur complexité.
Je suis donc choqué de l’emploi du terme transformation, sans bien que ceux qui l’utilisent ressentent son implication[2]. Car il est une obligation nouvelle que nos sociétés vont se transformer, au point de n’être plus reconnaissables. Il s’agit bien de cela avec ce terme, le changement de forme qu’il implique induit l’aspect d’une in-reconnaissabilité. Si les sociétés subsistent, elles seront fort différentes. Une certitude demeure de toute sa force : nos sociétés modernes actuelles qui dominent le monde humain et la planète, ne continueront pas leur en-marche sans s’être si profondément transformées qu’elles en seront méconnaissables. Et l’espoir seul tient dans cette possibilité, que nous espérons exacte, qu’elles se transforment avant que la planète n’atteigne ses points de basculements complets. Que voudriez-vous faire après ? Survivre…
Le terme de survivre ne serait-il pas péjoratif ? N’affirmerait-il pas une supériorité établie entre les humains que nous sommes, modernes, et les autres des temps anciens et des temps actuels qui seraient non-modernes, c’est-à-dire préhistoriques, primitifs, autochtones ? Car la différence est majeure. Et s’il s’agit de la même espèce il ne s’agit pas des mêmes actions. Ni de la même ambition ! Seule l’imagination des créateurs de la science-fiction a envisagé cet écroulement technologique au point que les technologies mêmes disparaissent. À quoi bon vivre encore alors ? Mais ma question et ma réflexion est celle du point de vue d’un moderne. Je sens bien qu’elle me disqualifie. Néanmoins, avec mon présent et mon vécu récent, je me pose cette question : à quoi bon vivre sans nos technologies ? La question n’est pas posée. Elle n’est pas au cœur de la pensée actuelle. Pourtant, l’enjeu se tient là.
Quand est employé le terme de transformation il s’agit de cela. Et vous comprenez désormais que le mot, ce qu’il désigne, ne peut plus s’employer aussi distraitement. Pourtant chacun qui cherche à émettre la pensée la plus lucide, actuellement, énonce en conclusion qu’il faille une transformation. Mais aucun humain, aucune entité terrestre n’a envie de se transformer à ce point.
Sommes-nous prêts à la transformation ?
Car se transformer provoque, justement, des transformations auxquelles aucun n’est prêt ! Qui donc voudrait changer de forme au point d’être méconnaissable ? Seules quelques espèces le font et nous pensons aux chenilles devenant papillons. En notre sphère culturelle nous connaissons Gregor Samsa transformé en cancrelat, en vilain cafard, par l’imagination fictionnelle de Franz Kafka. Et curieusement, le penseur le plus célébré, Bruno Latour, en a fait un terrestre[3]. Mais qui donc préférerait être Gregor Samsa métamorphosé ainsi plutôt qu’un moderne tel Elon Musk ? Il faudrait invoquer une figure davantage excitante, qui fasse envie, que nous voudrions tous incarner. Nous voici maintenant au cœur de l’enjeu de la transformation.
Cela se produit rarement. Et ce type de transformation, aussi rapidement, ne s’est pas effectué auparavant. La situation est inédite. Car quoiqu’il se produise, que ce soit par volonté collective ou par obligation d’adaptation, les sociétés actuelles seront transformées prochainement.
C’est de cela dont il s’agit lorsqu’est employé le terme de transformation. Ce dont il s’agit n’est pas écrit et répété sans arrière-pensée. Cela agit. Les sociétés complexes humaines agissent. Les conceptions de la vaste société Moderne agissent. Au point que la planète s’agite. Au point que les sociétés humaines prennent en compte de ce dont il s’agit. L’agitation de l’agissement. La catastrophe bioclimatique. Qui oblige à la transformation.
Mais nous ne saisissons pas les conséquences de cet énoncé.
Expérimenter la transformation
Serait-il trop tard que nous redevenions les humains occidentaux du dix-huitième siècle et du dix-neuvième siècle ou bien ceux encore du début du vingtième ? Est-ce que se transformer est un grand retour en arrière ? De toutes les manières que nous envisagions le futur, c’est la fin probable de la modernité. Mais qu’est-ce que ça veut dire dans le concret des actions quotidiennes ? Nous ne le savons pas. Et rien dans les savoirs ne nous y préparent. Toutes nos connaissances ont été compartimentés dans des disciplines séparées. Il est si difficile d’être pris au sérieux en rassemblant les savoirs disciplinaires, et encore davantage en en tirant les conséquences. Les universitaires ne cessent, devant ce qui arrive, de dire qu’ils ne sont pas outillés. Les outils théoriques manquent. Certes. Oui. Effectivement. Le constat est bon. Mais dès qu’apparaît une expérimentation théorique rassemblant de manière hétérodoxe des savoirs académiques elle apparaît tellement incongrue et tellement bizarre qu’elle en est rejetée. Au mieux elle est jugée sympathique parce que poétique. Considéré est un beau mot qui ne concerne que des semblables et des similaires. L’étrangeté ne saurait être considérée, par ceux-là même qui en appellent à la transformation. Ils ne savent donc pas ce qu’ils convoquent par ce terme !
Se transformer c’est faire appel à la plus étrange des étrangetés.
Se transformer c’est faire appel à la plus expérimentale des expérimentations.
Se transformer c’est s’habituer à l’indiscipline et au mélange total de savoirs institués.
C’est prendre habitude aux conséquences. Les expériences de langues et de théories semblent évidées de leurs possibilités effectives. Toutes les propositions sont éjectées du champ du sérieux. Et le dernier rapport du groupe III du GIEC, daté de 2022, ne prend en compte que le commun le plus académique. Mais enfin, ce n’est pas cela une transformation !
Une transformation c’est une expérience totale. Il n’y a rien de léger dans cette affaire. Les images convoquées et les récits inventés ne sont pas les bons. Ils ne mobilisent pas car ils ne prennent pas en charge les conséquences de leurs concepts. Dire « il reste dix ans pour transformer le monde » est un énoncé vide de sens si vous ne vous engagez pas dans une démarche expérimentale. Où sont les lieux d’expérimentations théoriques ? Ils ne sont pas à l’Université. Où se discutent, où s’inventent les théories recherchant les nouvelles conceptions ? Y-a-t-il de la place pour des théories hétérodoxes ? Pour le moment, c’est aux marges, et cet article est un appel à en faire le centre, à s’habituer à penser avec une autre rationalité, et à accueillir toutes les tentatives avec intérêt et politesse.
Qu’est-ce qu’il s’agit de transformer ?
Le monde. La totalité du monde. Ce qui fait monde. Le monde des humains. Mais les humains seuls ne suffiront pas à cette affaire. Car ils ont impliqué l’ensemble du vivant avec eux. C’est cela précisément l’anthropocène. L’humain en tant que puissance agissante planétaire. Donc sur l’ensemble des vivants. Donc sur l’ensemble de la matière. Le monde des humains s’est imbriqué avec la planète à un point inédit. Voici l’anthropocène. Bienvenue. Quelques points de transformations ne conviendront pas. Ils ne seront jamais assez suffisants.
L’échelle de la transformation relève de l’ambition maximale. Il s’agit bien d’une expérience totale. Le plan d’attaque est celui des conceptions. Les conceptions modernes sont à transformer. Il semble que les penseurs et les penseuses actuels conscients des conséquences de l’anthropocène s’entendent sur ce point. Il s’agit de notre point de départ. Transformer les conceptions modernes qui ont provoqué la catastrophe bioclimatique.
Transformation exige de changer notre régime de rationalité. Le rationnel est un problème. La rationalité n’est plus tenable. Transformation est impossible sans s’attaquer au régime de rationalité Moderne.
Un mot a surgi qui représenterait le moderne une fois qu’il serait transformé : terrestre. Ce terme incarnerait le moderne transformé, il prendrait sa place. Les conceptions terrestres seraient dotées de la puissance d’agir fortement sur le monde au point de sa transformation. Les habitants humains de ce nouveau monde seraient des terrestres et ils vivraient avec la planète le moment d’un anthropocène de transition. Jusqu’à un nouvel équilibre entre tous les vivants. Au point que les vivants, qui ont construit l’habitabilité de la planète, fondent une nouvelle habitabilité de la planète. Les modernes ont transformé l’habitabilité de la planète. Une habitabilité défavorable à la vie actuelle. Les terrestres réhabiliteront une habitabilité de la planète.
Qu’est-ce qui activera la transformation ?
Les sciences humaines qui travaillent le sujet de la catastrophe bioclimatique ont appris à accorder de l’importance aux récits à raconter. Elles cherchent désormais à inventer d’autres histoires, afin de contrer celles produites par la modernité capitaliste, productiviste, colonialiste, accaparatrice des terres et des corps.
Voici une histoire que je propose d’ajouter à celles qui commencent à se raconter. J’émets l’hypothèse que la transformation sera motivée par l’ambition de faire des rencontres. Et le récit que je voudrai formuler sera celui de la rencontrologie. Le point de départ serait le postulat que nous ne savons pas bien rencontrer, et que rencontrer nous sera indispensable afin de traiter nos problèmes écologiques, principalement les problèmes de relation entre les humains et tout le vivant. La rencontrologie serait cette mise en volonté et cette recherche de tenter de faire des rencontres avec toutes les entités terrestres.
La rencontrologie obligerait à des pratiques et supprimerait le centrisme des humains modernes. Dans toutes les luttes d’émancipation il n’y a que des humains. Ces luttes ramènent sans cesse à l’humain, à des groupes et à des individus. Les collectifs autres qu’humains sont inexistants. S’occuper au temps de la catastrophe bioclimatique c’est accepter d’être minoritaire, d’être humainement minoritaire parmi les entités terrestres. Un mot d’ordre rencontrologique serait celui de lutter contre l’hégémonie tout en acceptant le minoritaire. Cette nouvelle attitude compliquerait nos habitudes de penser et nos certitudes.
Car il ne faut plus chercher à y voir plus clair. Il faut faire affaire avec des complications, et faire de l’action inédite avec elles. Nous ne pourrons plus jamais avoir les idées claires, notre condition humaine va se compliquer.
La rencontrologie permet de s’étonner de cette grande bizarrerie que l’ambition d’inventer des techniques ne soit pas au service de rencontrer toutes les entités terrestres. Nous disposons pourtant d’animaux de compagnie en si grand nombre, que nous côtoyons au quotidien, mais sans aucun biais technologique. Nous sommes des humains qui avons inventé des techniques nombreuses pour entrer en communication entre nous, mais pas pour nos relations avec les autres entités terrestres, jusqu’à cet objet proliférant, le smartphone, qui est particulièrement humain-centré.
Ces énoncés rencontrologiques vous sembleront étranges. C’est que le vocabulaire est atteint. Le mot transformation implique tellement davantage que ceux qui l’emploient l’imaginent. Car la pensée actuelle n’a pas pris l’habitude à l’expérimentation. Le problème avec les disciplines des sciences humaines modernes est qu’il faille sans cesse justifier et prouver. C’est la force de ces savoirs disciplinaires, mais cela leur retire une puissance rencontrologique.
Une lutte pour la transformation
Le monde se transformera quoiqu’il soit anticipé et pensé auparavant afin de mieux le transformer. Le monde moderne ne pourra plus durer ne serait-ce qu’une centaine d’année. La catastrophe bioclimatique qu’il a provoquée se chargera de lui. Ce qui signifie que les contraintes seront suffisamment puissantes pour le transformer obligatoirement. De cela aussi les penseurs et les penseuses commencent à avoir conscience. L’enjeu de transformation est donc celui de l’anticipation et de son organisation. Car, de toute évidence, les modernes vont disparaître et les terrestres apparaître.
Ou pas. Car le monde prend la direction du transhumanisme. Le corps de l’humain sans cesse réparé et soigné afin de vivre plus longtemps malgré les maladies et les accidents. L’Intelligence Artificielle qui se diffuse partout au sein même de chaque foyer et dont l’individu est doté par l’intermédiaire d’une prothèse extérieure sous la forme de smartphone. La volonté d’une conquête spatiale dont la concurrence n’est plus le fait des États mais d’entreprises privées individuelles. Ce transhumanisme latent incarne une augmentation de la modernité. Et même une aggravation de la modernité. Un extractivisme à outrance et une dépense énergétique sans limites. Cette modernité transhumaniste en laquelle nous sommes pleinement ne peut qu’exiger pour sa continuation les méthodes et les moyens de la géo-ingénierie. C’est une manière de concevoir la transformation à venir. Peu importe qu’elle soit souhaitable ou non. Ces modernes sont devenus des H+. Une transformation de type moderne-transhumaniste a toute sa place dans les possibles. Elle implique que la planète sera entièrement gérée par l’humain, avec le risque d’un dérapage ou d’une mal-fonction technologique. Le monde est actuellement dans ce type de scénario.
Comment faire advenir, alors, la possibilité crédible de la transformation de la fin de la modernité et de l’arrivée du terrestre ? Celle où l’humain se soustrairait de sa puissance. Il ne serait pas un H+ mais un H–. Il laisserait la planète, ou plutôt la zone critique, rester une puissance agissante d’elle-même avec toutes les entités qui la composent. Cette transformation est voulue par les mouvements de luttes terrestres, et par la plupart des penseurs académiques engagés sur ce sujet, dont Bruno Latour incarnerait la figure.
Il y a donc une bataille, et même une guerre, et le terme transformation en devient l’enjeu. Qu’au moins il ne puisse plus être employé sans trembler un minimum. Qu’au plus il soit utilisé avec une ambition théorique nouvelle.