V’là l’printemps : la belle affaire !
Au Ve siècle av. J.-C., Aristophane s’offusquait de ce que plus personne ne savait « à quel moment de l’année on en est ». L’alternance bien réglée lui semblait impérative à garantir l’équilibre de la Nature car rien n’est plus détestable que la distorsion du calendrier. Pour les Anciens, le découpage régulier de l’année est un signe de civilité. Seuls les barbares se contenteraient de l’uniformité de son cours.
Depuis des temps ancestraux, la confusion des saisons est un propos récurrent. En 1866, l’hypocondriaque professeur Henri-Frédéric Amiel, surpris par un début d’année particulièrement doux, note dans son journal : « À notre époque, il faut s’attendre à tout, car l’esprit révolutionnaire a gagné les choses après les hommes. Les latitudes elles-mêmes se mettent à danser la sarabande et à changer de rôle. »
Les aphorismes de ce qu’on appelle la « sagesse populaire » ressassent à l’envie comment chacune des saisons doit « se faire » afin que le déroulement des autres se situe dans la normalité. « L’hiver donne le froid, printemps verdure, l’été moisson, l’automne vin produit ; d’où peut venir ce bien qui toujours dure ? Que du savoir de Dieu qui tout conduit », explique un dicton du terroir. Au fond, Simone de Beauvoir dans le Deuxième Sexe (1949) ne peut que répéter sur un mode similaire : « Dans le jardin, les saisons inscrivent en légumes comestibles leur cycle rassurant ; chaque année, le même printemps paré des mêmes fleurs promet le retour de l’immuable été, de l’automne avec ses fruits identiques à ceux de tous les automnes. »
Quelles incertitudes, quelle anxiété en dehors de ce scénario convenu ! Le temps et les saisons doivent correspondre à ce que qu’ils sont censés être. Tout écart dans l’indexation à l’image convenue nous déstabilise.
Ce ne sont pas les météorologues qui vont contribuer à réduire le brouillage. Les historiens du climat ont documenté la disparition des printemps frais et secs d’autrefois quand mars était un vrai mois d’hiver et que le radoucissement attendu n’intervenait guère avant avril. À moyenne altitude, le nombre de jours de neige gisante est devenu symbolique. C’est que nos printemps, disent les experts, sont en moyenne 2,2° plus chauds que ceux de 1900. Les anomalies thermiques négatives ont disparu, chassées par la permanence d’écarts positifs à la moyenne de plus en plus élevés.
À défaut de laisser s’écouler l’air polaire, la prédominance de situations météorologiques caractérisées par des différences marquées de pression entre l’anticyclone des Açores et la dépression d’Islande génère une dynamique durable de forts courants doux et humides.
À quoi se réfère-t-on au juste ? La surchauffe de nos saisons rend opaques les évaluations les plus sérieuses. Pendant longtemps, les experts ont distingué des phases spécifiées par comparaison avec le XXe siècle, considéré comme période de référence et qualifié de « normal ». Voilà qui est évidemment très relatif et paradoxal compte tenu de ce que nous savons aujourd’hui du changement climatique.
C’est en 1935 que, pour la première fois, une conférence de l’Organisation météorologique mondiale prend les années 1901-1930 comme base de comparaison, période étendue ensuite jusqu’à 1960. Les références ont changé depuis que nous sommes en phase d’ascension thermique accélérée. Ce furent les années 1981-2010 puis, à partir de 2022, la période hypercalorifique 1991-2020 qui sert de point de comparaison, une manière somme toute anodine de minimiser l’ampleur du réchauffement des hypersaisons caniculaires.
Reste que pour le commun des mortels, l’impression que les saisons ne se déroulent pas conformément à ce qu’elles devraient être demeure un grand classique du rapport à la saisonnalité. « Y’a plus de saison ! » Voilà des propos dont nos oreilles sont régulièrement rebattues. Quoique les météorologues ne cessent de répéter que l’année moyenne et le temps normal n’existent pas, nous persistons dans notre impression de revivre année après année un drôle de temps, à l’instar de l’Anglais Samuel Pepys, fonctionnaire de la Marine, observant, déjà en janvier 1661, « un temps comme il ne s’en était jamais vu en ce monde pour cette saison. »
Que survienne une vague de froid au début janvier 2024, aussitôt les médias à l’unisson trouvent la chose « extraordinaire » remplissant leur rôle d’amplificateur social, tels les plus âgés dans les villages qui assurent n’avoir vécu situation semblable de mémoire d’homme. Et pourtant, cette poussée de froidure n’avait rien d’exceptionnel, tout juste de quoi passer en dessous du zéro degré. Rien des hivers hyper gélifs d’autrefois. D’ailleurs, en n’avons-nous vécu depuis février 1956, février 1963 ou janvier 1985 ?
De quoi oublier à quoi ressemblent le vent glacial et le gel ininterrompu semaine après semaine. Durant le mois de février 2024, le cortège a repris, défilé de masses d’air atlantique doux et humide, inspirant d’autres commentaires hyperboliques, avant que s’égrènent de nouveaux records : mois le plus doux jamais recensé, printemps le plus précoce, bourgeonnement prématuré, floraison anticipée.
Ce printemps déjà présent en hiver a bousculé les habitudes des ours qui cessent d’hiberner, active les moustiques et disperse les pollens avec leurs particules allergisantes. Tout ce qui faisait le charme d’une saison attendue après un hiver redouté aurait-il disparu ? On lui attribuait des impressions venues par vagues successives, marquées de signes guettés avec attention : les mimosas en février, le chant des merles en mars, le premier rossignol, le retour du coucou, la première hirondelle et les thyrses des marronniers en avril, les brins de muguet, l’exubérance des vergers et des prairies en mai.
Et cette progression n’empêche pas la surprise, autre cliché printanier. Le printemps surgit tout à coup, il explose. On a beau être prévenu, les feuilles de marronniers débourrent au moment où on oublie d’y faire attention. À moins de stationner sous ses branches ce que faisait le public aux Tuileries encore au début du XXe siècle pour guetter l’éclosion de la première feuille d’un arbre particulièrement précoce qui, avec régularité, annonçait le printemps comme le zouave du pont de l’Alma signale les crues.
L’apothéose des floraisons et la douceur lumineuse de l’atmosphère confèrent son enchantement à ce que l’on considérait comme la plus belle, la saison par excellence. Une prédilection partagée par ceux à qui leur aisance matérielle conférait le loisir d’en jouir. Jusqu’aux années 1920, qui lancent les modes dévestimentaires et le culte du corps bronzé, ne craignait-on pas par dessus tout les torpeurs et les meurtrissures brûlantes de l’été ? En revanche pour tous ceux, la majorité avant 1900, qui vivaient du travail de la terre, la période qui s’ouvre avec la reprise végétative est plutôt synonyme d’activité harassante.
Aux signes de la nature renaissante correspondent des impressions qui sont, comme le disait aussi Amiel, le « compteur de notre vie intime ». Roland Barthes trouvait dans les métonymies printanières des « liaisons culturelles », en premier lieu l’analogie du printemps et du désir. Les « érotiques transports » (Rousseau), la « saison des frissons » (Maupassant), le « volage printemps » (Péguy), « le plaisir partout offert » (Proust), les convergences abondent dans la littérature pour évoquer l’effleurement des sentiments ou les réminiscences sauvages de la volupté.
Ne serions-nous pas plutôt portés à sourire des comparaisons lyriques associées à l’ornithologie et l’horticulture, prêtes à basculer dans la mièvrerie ? Les mises en garde de Maupassant dans un texte de 1881 nous paraissent d’un autre âge, définitivement révolu. Selon lui, au mois de mai « il nous vient des désirs vagues de bonheurs indéfinis, des envies de courir, d’aller au hasard, de chercher aventure (…) comme une ivresse…, une poussée de sève débordante ».
Pourquoi donc, après avoir donné force conseils avant l’hiver et fait porter en conséquence de la flanelle et d’épais vêtement, le médecin, quand vous arrivent les « troubles vagues » du printemps, ne vous prémunit-il pas contre les perfidies de l’amour ? Et pourtant, il est plus dangereux que le rhume, il ne pardonne pas et fait commettre « des bêtises irréparables ». On devrait, poursuit le narrateur, placarder des affiches sur les murs : « Retour du printemps, citoyens français, prenez garde à l’amour » comme on inscrit sur les portes des maisons « Prenez garde à la peinture ! »
Nos printemps sont une construction culturelle, un ressenti, un assemblage de souvenirs.
La grammaire printanière, la poésie l’a diffusée depuis des siècles. Elle inspire les mélodies légères du café-concert tandis que les moyens mécaniques de reproduction de la musique égaient l’ambiance des établissements publics. Déjà avant 1850, Amour et Printemps, la fameuse valse d’Émile Waldteufel – le Strauss parisien – était l’un des morceaux les plus prisés des tourneurs d’orgues de barbarie. Que de florilèges où s’articulent chaleur, lumière, fleurs et volatiles, tous composant l’atmosphère d’un décor propice à l’éveil des sens.
Reda Caire, chanteur à succès des années 1930, répète dans son refrain qu’il nous « faut cueillir le printemps » et « penser à l’amour ». La chanson populaire nous laisse le choix des métaphores convenues quand « v’là l’printemps », de Ricet Barrier à Anne Sylvestre et Michel Fugain, qui, avec leurs textes insipides, paraissent singulièrement datés. Pour dire notre rapport à la nature qui s’anime, d’autres ont laissé des paroles plus inspirées. On préfère Léo Ferré (1964) évoquant une joie de vivre retrouvée ou Jacques Brel (1958) suggérant la magie saisonnière en quelques strophes quand « tout Paris se changera en baisers ».
Le risque est grand d’idéaliser et de sombrer dans la nostalgie passéiste. D’autant que les voluptés printanières sont éphémères et que le renouveau de la nature peut s’accompagner d’un constat déprimant, celui de l’être humain qui semble, lui, voué au non-renouvellement et au déclin.
Les désillusions amères nous guettent aussi. Dans un grand poème de 1891, Victor Hugo qualifiait la saison de « chimérique et monstrueuse fleur », de « rêve érotique du gouffre » et de « pollution nocturne de ruisseaux, de rameaux, de parfums, d’aube et de chants d’oiseaux ». Une manière de rappeler que nos printemps sont une construction culturelle, un ressenti, un assemblage de souvenirs.
Quoi qu’il en soit, cette année 2024, nous allons entrer dans le printemps le 20 mars à quatre heures du matin. Officiellement l’été, quant à lui, est attendu le 20 juin à vingt-trois heures. Et après, la belle affaire ! Ces repères de l’année astronomique et tropique nous sont devenus complètement indifférents. Un processus irréductible s’est amorcé, celui de l’artificialisation du printemps dont les représentations collectives, non qu’elles n’existent pas objectivement inscrites dans la variabilité du monde, semblent de plus en plus décalées par rapport au vécu.
D’abord parce le printemps a déjà commencé en plein hiver et qu’ensuite la transition vers l’été sera amorcée bien avant le mois de juin. Chez les plus vulnérables, l’anxiété se réveillera à la perspective des canicules. Autrefois, l’hiver était redouté pour l’épreuve qu’il soumet aux organismes. Partout en Europe, la mortalité est d’ailleurs plus élevée durant les mois d’hiver avec la recrudescence des infections des voies respiratoires. Mais l’été tue de plus en plus. Aux vagues caniculaires sont attribués des pics de surmortalité qui se rapprochent de ceux observés durant la saison dite froide.
Le raccourcissement de l’hiver et l’allongement de l’été avec ses pics de chaleur dès le mois de juin (donc au printemps) sont actés. Le déclin massif des effectifs d’oiseaux de proximité dans les jardins n’intéresse que ceux qui comptent les merles, les mésanges et les bouvreuils. Pourquoi ne pas se réjouir de l’allongement de la période végétative et de l’ensoleillement qui bonifie les produits des vignobles ?
Qu’importe le stress des arbres surpris par la précocité des floraisons et qui perdront leurs feuilles déjà en plein été en attendant une reprise végétative d’un automne estival. Qu’au Japon, les cerisiers épanouissent leur parure rose fin mars, ce à quoi ils ne s’étaient jamais risqués depuis plus d’un millénaire, voilà qui nous fait une belle jambe ! Les records peuvent donc tomber dans une indifférence anesthésiante.
Apathie, inertie, sentiment du déjà vu, résignation de ceux qui n’y peuvent rien. Le secrétaire général de l’ONU António Guterres a pu dire que l’humanité était entrée dans l’ère de « l’ébullition mondiale ». D’ailleurs, les infographies météo s’expriment uniquement par le rouge des indicateurs d’une ahurissante surchauffe. Les saisons sont dominées par l’été qui empiète sur le printemps et bouscule l’automne, l’hiver émergera à peine avant un nouveau cycle de surchauffe et de sécheresse calamiteuse.
Dès lors qu’un rythme binaire tend à s’imposer, le court hiver et le long été, le changement d’heure unifié à l’échelle européenne au début des années 1980 balise la durée. On passe d’un hiver de cinq mois à un long été fictif de sept mois dont le début est fixé approximativement à l’équinoxe (le dernier dimanche de mars) et la fin au dernier dimanche d’octobre.
Cette perturbation des rythmes biologiques a été qualifiée à juste titre de « leurre d’été » (Pascal Lardellier); elle ne profite qu’aux activités de plein air mais ceux qui doivent se lever tôt pour partir au travail n’en n’ont cure. Et pourtant, ce jeu d’horloges qu’on avance en mars et qu’on retarde en octobre est devenu le principal rite de passage de nos contemporains, contribuant à l’évanescence d’un printemps ravalé à une simple anticipation du bel été et de son corollaire, le temps du relâchement hédoniste.
Il paraît évident que le rythme des vacances scolaires et l’ajustement des opportunités (les « ponts » reliant les jours fériés) offertes par le calendrier semblent plus préoccupants que la célébration de l’équinoxe et du solstice. Le cycle scolaire prévaut sur le cycle solaire. Il a fortement contribué à bouleverser les anciens découpages temporels qui, eux, étaient liés étroitement aux fêtes religieuses. Les vacances renvoient inexorablement à l’été puisqu’elles commencent aujourd’hui généralement à la fin du printemps.
Ces grandes dispositions du temps profane confortent la promotion d’un été ductile jusqu’à supplanter le printemps dans les attentes. Tout au plus, le printemps conserve-t-il encore une dimension spatiale. C’est le moment où nous pouvons réinvestir l’espace public et réoccuper les terrasses des cafés sans craindre le coup de froid.
En réfléchissant à la saisonnalité urbaine, le philosophe Thierry Paquot estime que l’été introduit dans le cours de l’année une « heureuse discontinuité » qui perturbe fortement « les temporalités de la quotidienneté ». Peut-être, mais au monologue mélodique de la surchauffe, cela signifie aussi que le printemps n’est plus qu’un contrepoint furtif qui se superpose à l’hiver et, trop vite, s’efface devant l’été.