écologie

La bombe Anthropocène

Journaliste, curateur, artiste

Depuis une quinzaine d’années, l’Union Internationale des Sciences Géologiques débat de notre entrée, ou non, dans une nouvelle époque géologique marquée par la marque irrémédiable de l’humain sur la planète faisant suite à l’Holocène : l’Anthropocène. Alors que le terme est entré dans le langage courant, un vote officiel vient de rejeter l’Anthropocène. Comment l’expliquer ? Comment est-ce possible ?

Depuis plus de 15 ans, l’Union Internationale des Sciences Géologiques discute de l’entrée dans « L’Anthropocène », une nouvelle  époque géologique prenant acte de l’impact irrémédiable de l’humain sur la planète. Un premier vote crucial devait permettre cet hiver de porter la question au vote final au Congrès International de Géologie de Busan en Corée du Sud en août prochain.

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Coup de théâtre, le premier vote rejette d’emblée la proposition. La procédure de vote est contestée mais l’omnipotence de l’Union Internationale et ses vieux statuts obsolètes semblent fermer définitivement la porte à toute nouvelle discussion, forçant le président de la commission à démissionner. Que faut-il comprendre ?

Voulant faire directement écho au débat en cours, l’exposition “More-Than-Planet: Vision for A Life in a New Geological Epoch?” à l’espace Awareness in Art à Zurich en Suisse propose une série d’événements qui offrent un cadre de discussion tout au long du printemps pour permettre aux artistes, scientifiques, chercheurs en sciences humaines, activistes de l’environnement et citoyens d’échanger sur les implications de ce vote.

Pour ceux qui n’auraient pas vu la Une du New York Times du mercredi 6 mars 2024, elle résume assez bien l’affaire. En pleine page, une grande photo de Donald Trump hilare, célébrant le Super Tuesday entouré de ses proches, à Mar-a-Lago, sa résidence de Palm Beach. Juste en dessous, un article, sans aucun rapport avec la photo, titre « Geologists Says It’s Not Time to Declare a Human-Created Epoch », soit : « Les géologues affirment que ce n’est pas le moment de déclarer une époque créée par les humains. » À elle seule, cette Une du journal américain fondé en 1851, démontre à quel point le rejet de l’époque Anthropocène sert, même indirectement, les intérêts conservateurs anti-environnementalistes.

L’article du New York Times, publié la veille sur son site Internet, relate laconiquement qu’un « comité d’environ deux douzaines d’universitaires a[vait] rejeté à une large majorité (de 12 contre 4) une proposition visant à déclarer le début de l’Anthropocène, une nouvelle époque des temps géologiques ». Comment cette proposition, dont les enjeux semblent si cruciaux pour les orientations scientifiques et culturelles futures, peut-elle être à la merci de la décision d’un comité restreint d’experts omnipotents ? Comment la décision de cette Sous-commission sur la Stratigraphie Quaternaire (SQS) de l’Union Internationale des Sciences Géologiques peut-elle balayer en un seul vote une proposition étayée et élaborée depuis plus de quinze ans par un groupe de travail transdisciplinaire dédié ?

Les géologues divisent les 4,5 milliards d’années d’histoire de la Terre en une hiérarchie d’intervalles de temps – éons, ères, périodes, époques et âges – appelée l’échelle des temps géologiques. Nous vivons dans la période quaternaire, la subdivision la plus récente de l’ère cénozoïque, qui a commencé il y a 65 millions d’années. Le Quaternaire est lui-même divisé en deux époques : le Pléistocène, qui a débuté il y a 2,58 millions d’années, et l’Holocène, qui a démarré à la fin de la dernière glaciation du Pléistocène, il y a 11 700 ans, et qui a depuis présenté des conditions climatiques stables qui ont permis le développement de l’humanité.

La stratigraphie est la sous-discipline de la géologie qui étudie et établit les normes des strates géologiques. La Sous-commission sur la Stratigraphie Quaternaire (SQS) est un organe constitutif de la Commission Internationale de Stratigraphie (ICS), elle-même emboîtée dans l’Union Internationale des Sciences Géologiques. Pour être validée, une proposition de temps géologique doit être approuvé successivement, et à 60 %, par ces trois instances. La SQS possède trois groupes de travail, le groupe sur l’Anthropocène (Anthropocene Working Group) et deux autres groupes travaillant sur la seconde moitié du Pléistocène.

Le groupe de travail sur l’Anthropocène est créé en 2009. Il est composé d’une grosse trentaine d’éminents chercheurs, principalement des spécialistes des sciences de la terre, mais aussi d’autres spécialistes des sciences naturelles, de l’archéologie, de l’histoire, de l’environnement et des sciences sociales. À sa création, la mission qui lui est confiée est d’étudier la possibilité d’établir l’Anthropocène comme la troisième époque du Quaternaire, faisant suite à l’Holocène. Dans sa proposition soumise au vote en ce début d’année, le groupe établit que l’époque démarrerait avec la « grande accélération » engagée à partir des années 1950, un terme choisi pour désigner l’impact exponentiel et objectif du facteur humain sur les équilibres du système Terre depuis ces années, avec comme marqueur géologique ancré dans le temps long les retombées radioactives des essais thermonucléaires menés dans le Pacifique à partir de 1952.

Pour pouvoir fixer le temps géologique, un point stratotypique mondial (Global Boundary Stratotype Section and Point, GSSP), ou « golden spike » (poinçon d’or), est nécessaire. En juillet 2023, un GSSP est ainsi proposé par le groupe de travail sur l’Anthropocène. Il s’agit du Lac Crawford en Ontario au Canada, un petit lac, mais très profond, dont les eaux ne sont jamais brassées, et qui enregistre les isotopes radioactifs de Plutonium 239 issus des retombées des essais thermonucléaires mais également de nombreux sédiments de l’accélération industrielle, des pesticides aux retombées de carburants fossiles et aux micro-plastiques, toutes traces datant d’après 1950. La demi-vie du Plutonium 239 est de 24 000 ans, c’est à dire deux fois plus long que l’Holocène actuel, et il suffit de voir les diagrammes de la « grande accélération » pour être convaincu du changement soudain, brutal et multifactoriel sur notre planète enclenché à partir de l’après-guerre.

Pour définir une nouvelle unité de temps géologique il faut un marqueur temporel absolu et le groupe considère qu’à partir de 1952 l’accélération est exponentielle et quasi-synchrone sur toute la planète, ce qui fait de l’année une bonne candidate pour le début de l’époque. L’Anthropocene Working Group montre aussi par son choix la soudaineté, la gravité, la longue durée et l’irréversibilité de l’Anthropocène. Cependant, parallèlement aux débats sur l’Anthropocène, l’ICS a ratifié en 2018 un nouvel âge de l’Holocène, le Méghalayen, remontant à un sévère épisode de sécheresse qui a duré près d’un siècle environ 4 250 ans avant l’an 2000 et qui a mis fin à plusieurs empires et civilisations. Sur ce principe, une proposition alternative de l’Anthropocene Working Group serait alors de considérer l’après 1952 comme l’entrée dans un nouvel étage de l’Holocène, le Crawfordien, et non une nouvelle époque. Elle devait être soumise au vote mais celui-ci a apparemment été ajourné dans le conclave de la sous-commission.

Mais le choix d’une date trop récente semble avoir dérangé les stratigraphes et géologues. Et beaucoup semblent avoir considéré qu’envisager l’Anthropocène comme une « époque » est trop contraignant car il faut pour cela en déterminer le début, envisager un temps très long et balayer des années de recherche sur l’Holocène. Il serait selon eux plus accommodant d’envisager l’Anthropocène comme un « événement » géologique (comme la Grande Oxydation ou l’Explosion Cambrienne) car un événement ne nécessite pas de date de début précise[1]. Cette proposition est portée en particulier par Philip Gibbard, le géologue britannique qui avait initié le groupe Anthropocène quand il présidait la sous-commission quaternaire, avant de prendre le secrétariat général de la Commission internationale de stratigraphie (ICS) en 2016. La proposition de « l’événement » a l’avantage de permettre une approche asynchrone de l’Anthropocène selon le groupe qui défend la position.

Dans leur plaidoyer, ils argumentent en effet que « le fait de recadrer l’Anthropocène comme un événement facilite l’attention analytique sur les multiples processus sociaux et historiques et les différences importantes entre eux (…), tout en encourageant une perspective plus intégrative sur les transformations humaines des processus environnementaux et évolutifs, de l’échelle locale à l’échelle mondiale (…) Un paradigme événementiel permettrait également d’apaiser certaines des inquiétudes suscitées par la désignation Anthropocène dans les sciences sociales et humaines, où les chercheurs ont préconisé d’autres termes critiques (par exemple, Capitalocène, Plantationocène, Thanatocène, Technocène, Chthulucène) pour remplacer l’Anthropocène (…), ont mis en garde contre l’eurocentrisme (…), et ont pris soin de souligner les distinctions culturelles, de classe, de genre et de race en ce qui concerne le concept », citant Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz[2], ou encore Donna Haraway[3] et Kathryn Yusoff[4], des historiens et auteurs en sciences humaines dont les livres critiques ont marqué la décennie passée. Gibbard et ses coauteurs affirment que « les distinctions sont généralement perdues ou largement occultées dans les tentatives de développement d’une approche globalement synchrone de l’Anthropocène ».

Les arguments en faveur d’un scénario asynchrone sont certes pertinents, mais revenons à l’histoire du vote.. Le 5 mars dernier des membres de la SQS opposants à la proposition d’inscription de l’Anthropocène comme « époque » géologique font donc fuiter intentionnellement, le résultat de leur vote dans la presse, cela avant même la publication d’un communiqué officiel visé par son président, Jan Zalasiewicz, grand maître d’œuvre et ardent défenseur de la proposition soumise au vote. Contacté par email par le New York Times, Zalasiewicz déclare qu’avant de s’emballer il y avait « quelques questions de procédure à prendre en compte », mais le journaliste du New York Times ne cherche visiblement pas à en savoir plus sur les bémols avancés par le président de ladite commission[5]. À partir de ce premier article à visée sensationnaliste, voire politique, l’information se répand alors comme une traînée de poudre.

« Nul et non avenu »

Le 6 mars, le lendemain de la publication des résultats du vote, le président Jan Zalasiewicz et Martin Head, second vice-président, annoncent avec détermination que le vote était un simulacre et devait être considéré comme « nul et non avenu ». Zalasiewicz affirme en effet que le « prétendu vote » sur la proposition Anthropocène avait été initié le 1er février 2024 par le premier vice-président Liping Zhou et la secrétaire, Adele Bertini, contre son avis et leurs arguments démontrant une procédure prématurée. Zalasiewicz avait réclamé dans les jours précédant de geler le vote, dans l’attente d’un rapport de la commission d’éthique chargée d’enquêter sur des dysfonctionnements de traitement dans les procédures.

Liping Zhou et Adele Bertini n’auraient pas tenu compte de sa recommandation, et même mené le vote avec peu d’égard pour le protocole, Zalasiewicz indiquant que « parmi les 16 membres actuels qui avaient participé au « vote », 11 avaient voté tout en étant inéligibles, puisque le mandat de chacun d’entre eux avait dépassé les 12 années (de loin, dans la plupart des cas) » : après ce vénérable nombre d’années à la commission, ils ne peuvent plus voter.

Comble de l’histoire, le rapport éthique en question n’arrivait dans les mains de la commission que le matin du 5 mars, après que le résultat du prétendu vote avait déjà été annoncé dans la presse. Zalasiewicz et Head écrivent dans leur communiqué : « Les conclusions de ce rapport sont les suivantes : l’AWG a été traité de manière inéquitable lors de la préparation de sa proposition, en raison de conflits d’intérêts, de l’application de normes différentes de celles des autres groupes de travail et de demandes et restrictions déraisonnables, alors que le temps alloué pour commenter la proposition était insuffisant et que l’AWG n’a pas été invité à fournir un retour d’information sur les discussions, comme le voudrait la pratique normale. La Commission Géoéthique a également observé que le processus dans son ensemble entre AWG/SQS/ICS/IUGS était dysfonctionnel ; elle a donc recommandé la suspension urgente de toute procédure de vote. »

Tout cela fait d’emblée ressembler l’affaire à un coup de force mené par une large faction de vieux mandarins voulant fermer le ban dès le démarrage du processus. Cela se traduit d’ailleurs dans les 24 heures par une série d’articles dans la presse américaine abondant dans le rejet de la proposition, de CNN au Washington Post, de Science à Nature, où des opposants notoires de la proposition s’irritent même des égarements de Zalasiewicz et de l’Anthropocene Working Group, comme le californien Stanley Finney, secrétaire général de l’IUGS, lui-même largement identifié comme opposé au choix de la bombe atomique comme marqueur, depuis déjà une dizaine d’années.

Il a d’ailleurs le dernier mot le 20 mars : le secrétariat général tranche, le vote est confirmé, la plainte en annulation est rejetée, le vote des membres seniors est autorisé. Finley déclare à la revue scientifique Nature ​​qu’il était d’usage, au sein de ces sous-commissions, de permettre aux membres ayant dépassé leur mandat de voter malgré tout. « Vous ne pouvez juste pas vous débarrasser d’eux si vous voulez que les choses avancent », explique-t-il. D’une manière plus générale, « l’IUGS s’efforce de renouveler plus fréquemment la composition de ses commissions afin d’accroître l’équité entre les sexes, les races et les zones géographiques », reconnaît encore Stanley Finney.

Cette affaire donne donc une piètre image de l’Union Internationale des Sciences Géologiques, institution créée lors de l’Exposition universelle de Paris en 1878. Elle montre à quel point celle-ci est déchirée à la fois par des biais cognitifs et des conflits politiques internes. L’affaire en général et son règlement dans la presse anglo-saxonne montrent aussi la domination du pouvoir géologique par les puissants secrétariats Américains et Britanniques, qui semblent occuper les postes clés de l’Union internationale. De manière générale le Nord Global industriel domine ses instances dirigeantes, on y cherche en vain des représentants du Sud Global. Et à la faveur des débats sur l’Anthropocène, la géologie elle-même a été accusée d’être une science de blancs, cherchant encore une fois à placer l’homme blanc au centre d’un nouveau grand récit.

Comme l’écrit Kathryn Yusoff dans son essai A Billion Black Anthropocenes or None en 2018, la géologie, l’extractivisme, la corruption et le colonialisme sont on ne peut plus liés dans l’histoire. Encore aujourd’hui aux États-Unis, 90 % des diplômés en géosciences sont blancs. Il est évident que ce manque de diversité affecte à son tour la qualité et l’orientation de la recherche en sciences de la Terre. Dans son récent ouvrage Nonhuman Subjects[6], Federico Luisetti, de l’Université de Saint-Gall en Suisse, critique l’utilisation même du préfixe anthropos par ces éminences scientifiques issues des nations comptables de la facture environnementale : « Les personnes racialisées et subalternes n’ont pas demandé à être regroupées dans un Anthropos biosocial flou et tenues collectivement responsables de l’effondrement du climat et du pillage des écosystèmes. L’Anthropos est un sujet fictif, une offuscation du colonialisme, des relations de classe, de race et de genre ».

Homo Anthropos Anthropos

Comment en est-on arrivé là ? D’où vient cette idée contestable d’une Anthropocène, pouvant être vue comme le dernier avatar de ce désir d’exceptionnalisme ? En 1995, le chimiste de l’atmosphère hollandais Paul Crutzen, alors vice-président du Programme international sur la géosphère et la biosphère (IGBP), reçoit le prix Nobel pour avoir démontré que des produits chimiques largement utilisés détruisaient la couche d’ozone dans la haute atmosphère terrestre.

Dans son discours d’acceptation du prix Nobel, Crutzen déclare que ses recherches sur l’ozone l’ont convaincu que l’équilibre des forces sur Terre avait changé de façon spectaculaire. Il est désormais « tout à fait clair », déclarait-il, « que les activités humaines s’étaient tellement développées qu’elles pouvaient concurrencer et interférer avec les processus naturels ». Cinq ans plus tard, en 2000, il propose d’appeler cette ère géologique l’Anthropocène dans un article de la newsletter de l’IGBP co-signé avec le biologiste marin spécialiste des mangroves Eugene F. Stoermer qui avait déjà proposé le terme dès les années 1980 pour faire référence à l’impact et aux preuves des effets de l’activité humaine sur la planète Terre.

En 2007, la commission stratigraphique de la Geological Society of London présidée par Jan Zalasiewicz estime que ces questions appellent une révision stratigraphique et soumettent les résultats d’une année d’enquête au journal de la plus grande association géologique du monde, la Geological Society of America, que celle-ci publie en couverture du numéro de février 2008. Le titre prenait la forme d’une question : « Vivons-nous maintenant dans l’Anthropocène ? ». Les auteurs concluent que l’Anthropocène devrait être définie par un marqueur stratigraphique dans les sédiments ou les carottes de glace ou simplement par une date numérique.

Quelques mois plus tard, l’ICS, la plus importante des sections de l’Union internationale, demande à Jan Zalasiewicz de convoquer un groupe de travail sur l’Anthropocène afin d’étudier la possibilité de définir officiellement l’Anthropocène en tant qu’époque géologique et d’établir un rapport à ce sujet. Plusieurs dates sont alors avancées. Crutzen suggére les années 1780 en raison de l’augmentation de la concentration de dioxyde de carbone (CO2) et de méthane (CH4) dans les carottes glaciaires, ce qui coïncide avec l’invention de la machine à vapeur[7].

D’autres comme le paléoclimatologue William Ruddiman[8] examinent les débuts de l’agriculture et la formation de sols anthropiques, suggérant que les émissions de dioxyde de carbone et de méthane qui en ont résulté avaient contribué à l’élévation des températures mondiales, empêchant potentiellement un retour à l’ère glaciaire. Certains archéologues suggèrent de faire débuter le début de l’Anthropocène aux premières traces d’activité humaine, ce qui remonterait à plus d’un demi-million d’années et engloberait une grande partie du Pléistocène.

D’autres vont jusqu’à proposer que l’ensemble de l’Holocène soit simplement rebaptisé Anthropocène, considérant que les civilisations humaines sédentaires avaient émergé pour la première fois à cette période. Une théorie largement débattue met l’accent sur l’échange intercontinental d’espèces après les invasions européennes des Amériques et relève l’impact des génocides perpétrés par les Européens sur les niveaux de CO2 : la mort d’environ 50 millions d’êtres humains s’est traduite par un retour de la couverture forestière, entraînant une importante chute du CO2 atmosphérique dont les niveaux atteignent leur plus bas en 1610. Finalement, en janvier 2015, 26 des 38 membres de l’Anthropocene Working Group publient un article suggérant que l’essai nucléaire Trinity du 16 juillet 1945 au Nouveau Mexique, et ses retombées de Plutonium 239 soient le point de départ de la nouvelle époque proposée.

Écomodernisme pro-nucléaire

Neuf ans plus tard, alors que les Oscars viennent de récompenser le film Oppenheimer, nous ne pouvons voir le désastre du vote de ce mois de mars qu’avec circonspection. Pour Ian Angus, activiste écosocialiste canadien et auteur de Facing the Anthropocene (2016), « le “vote” était une manœuvre organisée par un groupe de conservateurs et d’écomodernistes qui s’opposent depuis longtemps à toute reconnaissance d’un changement qualitatif récent dans le système terrestre. Le courant anti-Anthropocène, qui semble avoir des partisans au sein de la direction de l’IUGS, a forcé la tenue d’un vote invalide et a ensuite annoncé le résultat au [New York] Times. » Angus vise ici Erle Ellis, géographe de l’Université du Maryland, qui s’est réjouit dans The Conversation dès l’annonce des résultats et qui défendait jusque là l’idée d’un « long Anthropocène » au sein du Breakthrough Institute, une organisation californienne définissant comme écomoderniste (pro-nucléaire, anti-environnementaliste, techno-solutionniste).

Fondé en même temps que l’Anthropocene Working Group, l’Institut s’est rapidement approprié le concept d’Anthropocène pour mieux en saper les bases, s’inscrivant dans la contestation voilée des postulats de Crutzen lui-même (et bien que ce dernier soit également pro-nucléaire et pro-géoingénierie, « en dernier recours »), visant la « mort de l’environnementalisme », et minimisant les changements récents du système terrestre. En « gradualisant » la nouvelle époque l’Institut fait de l’Anthropocène un phénomène rampant dû à l’expansion progressive de l’influence humaine sur le paysage, argument largement développé par Ellis. Pour Ian Angus, cela conduit à une grave sous-estimation sapant les bases d’une réponse humaine nécessaire et urgente pour ralentir les impacts de la « grande accélération », reprenant là les arguments des philosophes et historiens des sciences Clive Hamilton et Jacques Grinevald[9]. À la suite de la confirmation du choix du Lac Crawford comme marqueur stratigraphique en juillet 2023 – et peut-être victime d’attaques personnelles des lobbys – Erle Ellis démissionne finalement de l’Anthropocene Working Group.

Les arguments de Ellis sont rapidement contestés par Zalasiewicz et certains de ses collègues dans un article paru dans The Conversation le 12 mars, argumentant qu’Ellis nivèle la temporalité de l’impact humain sur un seul axe X, oubliant l’axe Y des ordonnées « utilisé par les scientifiques pour montrer l’ampleur de mesures telles que la température et la masse » et que lorsqu’on regarde les 30 000 dernières années « la vitesse et l’ampleur des changements récents vous sautent aux yeux ». L’ensemble de leurs arguments se retrouvent par ailleurs dans un long article écrit à l’été et argumentant des implications du choix du Lac Crawford. Il n’est cependant ironiquement paru dans la revue Episodes de l’IUGS que quelques jours avant la publication des résultats du vote contesté. Coïncidence ?

Si l’on se place du point de vue du mouvement anti-nucléaire, faut-il suspecter le lobbyisme de l’atome américain qui n’apprécierait guère la proposition actuelle de l’Anthropocene Working Group choisissant comme marqueur fondamental les conséquences de l’expansion de l’industrie de la bombe nucléaire au Japon ? Les États-Unis testèrent leurs armes de destruction massive à échelle 1 dans le Sud-Ouest du Japon en 1945, et poursuivirent dès l’année suivante leurs exactions nucléaires dans les îles du Pacifique qu’ils avaient prises à ce pays peu de temps auparavant – îles elles-mêmes prises précédemment aux populations autochtones par les Japonais… Rappelons que l’occupation américaine du Japon a duré jusqu’en 1952 et que les occupants ont fait à peu près ce qu’ils voulaient dans ces territoires durant ces années.

La bombe Ivy Mike est lancée le 1er novembre 1952 et explose sur l’île d’Elugelab de l’atoll Enewetak avec une puissance de 10,4 mégatonnes, soit près de 700 fois la puissance de la bombe larguée sur Hiroshima, entraînant la vaporisation totale de l’île. Dans la culture populaire japonaise, c’est d’ailleurs le choc thermonucléaire qui réveille Godzilla, ce dinosaure gigantesque issu d’un temps géologique immémorial. Le film sorti en 1954 fut censuré aux États-Unis. Le nombre d’essais de bombes A et H ne fera ensuite que croître et atteindra son pic en 1962. Cette année-là, les États-Unis et l’URSS – la France réalise son premier essai aérien à Mururoa en 1966 – effectuent 118 tirs, représentant une puissance de 170 mégatonnes. Les isotopes radioactifs émis lors des essais aériens se retrouvent dans les sédiments un peu partout dans le monde, y compris dans le Lac Crawford à des milliers de kilomètres de là. La communication de 2021 de Gibbard et al. appelant à reconsidérer l’Anthropocène comme événement veut certes mieux considérer la question diachronique, mais évacue l’impact des retombées nucléaires.

Kong contre Godzilla

Le différend n’est pas nouveau. En janvier 2015, les membres de l’Anthropocene Working Group optent pour l’année 1945 et écrivent déjà : « L’homme a commencé à exercer une influence croissante, mais généralement régionale et très diachronique, sur le système terrestre il y a des milliers d’années. Avec le début de la révolution industrielle, l’humanité est devenue un facteur géologique plus prononcé, mais selon notre point de vue actuel, c’est à partir du milieu du XXe siècle que l’impact mondial de l’accélération de la révolution industrielle est devenu à la fois global et quasi-synchrone. (…) L’importance de l’Anthropocène ne réside pas tant dans le fait d’y voir les « premières traces de nos espèces » (c’est-à-dire une perspective anthropocentrique de la géologie), mais dans l’échelle, l’importance et la longévité du changement (qui se trouve être actuellement induit par l’homme) dans le système terrestre. (…) Le signal anthropique potentiellement le plus répandu et le plus synchronique à l’échelle mondiale est celui des retombées des essais d’armes nucléaires ».

Dans son communiqué de presse du 6 mars 2024, l’Anthropocene Working Group réaffirme que : « Le système terrestre se trouve désormais clairement en dehors des conditions interglaciaires relativement stables qui ont caractérisé l’époque de l’Holocène, qui a débuté il y a environ 11 700 ans ; Les changements du système terrestre qui marquent l’Anthropocène sont collectivement irréversibles, ce qui signifie qu’un retour aux conditions stables de l’Holocène n’est plus possible ; Les strates de l’Anthropocène sont distinctes de celles de l’Holocène. Elles peuvent être caractérisées et retracées à l’aide de 100 signaux sédimentaires durables, notamment des radionucléides anthropiques, des microplastiques, des cendres volantes et des résidus de pesticides, dont la plupart montrent une forte augmentation au milieu du XXe siècle, parallèlement à la “grande accélération” de la population, de l’industrialisation et de la mondialisation ; La base de l’Anthropocène est clairement identifiée dans la section du stratotype proposé au lac Crawford, au Canada, par une forte augmentation des concentrations de plutonium dans les sédiments stratifiés annuels déposés en 1952, ce qui coïncide avec le début des essais de bombes thermonucléaires. Ce niveau marqueur a été retracé avec une grande précision dans des strates du monde entier, y compris dans les trois stratotypes de la frontière auxiliaire standard (SABS) proposés et dans d’autres sections de référence. » Il reprécise que : « Tous ces éléments indiquent que l’Anthropocène, bien qu’il soit actuellement bref, est – nous le soulignons – d’une ampleur et d’une importance suffisantes pour être représenté sur l’échelle des temps géologiques.»

Même si l’Anthropocène est rejetée, les inquiétudes que soulèvent les chiffres de la « grande accélération » demeurent bel et bien. En 2007, nous avons créé le journal La Planète Laboratoire, à partir de l’intuition que d’une « planète usine » il était nécessaire de passer à l’analyse d’une « planète laboratoire » où le « risque acceptable » est la variable d’ajustement d’expérimentations à échelle 1. Nous postulions alors que l’année 1945 était la date symbolique de ce passage, avec la bombe atomique comme marqueur et symptôme. On commençait tout juste à entendre parler de « grande accélération » et d’Anthropocène mais pour nous il était déjà clair que la construction de la surveillance environnementale avec son appareillage allant des micro-instruments de mesures terrestres à l’observation satellitaire, venait directement des technologies et des méthodologies issues de la dissuasion nucléaire de la Guerre froide.

Sans le déploiement de ce complexe militaro-industriel, nous comprenons aujourd’hui qu’il n’aurait pas été possible de définir ni la « grande accélération », ni l’Anthropocène : la surveillance continue d’indicateurs du système terrestre en est un héritage indirect. Les institutions elles-mêmes, et la technocratie qui les accompagne, le sont également, elles ne nous proposent donc qu’une perspective étroite dans la manière d’aborder une nouvelle manière de piloter le système Terre. Ceux qui n’envisagent que la géoingénierie et le nucléaire pour « solutionner » la « grande accélération » anthropogénique sont les victimes d’un biais cognitif. La proposition de Zalasiewicz et de l’Anthropocene Working Group a le mérite de remettre en perspective l’inquiétant destin vers lequel l’armement nucléaire nous a collectivement emmenés.

Christopher Nolan rappelle que le 16 juillet 1945, après le premier essai nucléaire de tous les temps, Robert Oppenheimer déclarait « Je suis devenu la mort, le destructeur des mondes », citant la Bhagavad-Gita. Aujourd’hui nous sommes à 90 secondes de minuit selon la Doomsday Clock mise en place en 1947 par le Bulletin of the Atomic Scientists de l’université de Chicago, sur laquelle « minuit » représente la catastrophe globale. L’horloge est une métaphore, et non une prédiction, des menaces que les progrès scientifiques et technologiques incontrôlés font peser sur l’humanité. L’Anthropocène sera-il « l’événement géologique » de notre propre extinction ?

NDLR : Ewen Chardronnet est commissaire de l’exposition « More-Than-Planet : Vision for a Life in a New Geological Epoch ? » qui se tient à l’espace Awareness in Art à Zurich en Suisse du 20 mars au 13 juillet 2024. 


[1] Philip L. Gibbard, Andrew M. Bauer, Matthew Edgeworth, William F. Ruddiman, Jacquelyn L. Gill, Dorothy J. Merritts, Stanley C. Finney, Lucy E. Edwards, Michael J.C Walker, Mark Maslin, Erle C. Ellis, « A practical solution: the Anthropocene is a geological event, not a formal epoch », Episodes, 2022.

[2] Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Evénement Anthropocène, la Terre, l’histoire et nous, Seuil, 2013.

[3] Donna Haraway,Vivre avec le trouble, Les éditions des mondes à faire, 2016.

[4] Kathryn Yusoff, A Billion Black Anthropocenes or None, University of Minnesota Press, 2018.

[5] Il semblerait lui-même avoir été déjà largement convaincu par Philip Gibbard, avec qui il s’était déjà longuement entretenu en 2023, au moment où le lac Crawford avait été choisi comme poinçon d’or, pour en savoir plus.

[6] Federico Lusetti, Non-human Subjects. An Ecology of Earth Beings, Cambridge University Press, 2023, p.3.

[7] Grégory Quenet, « L’Anthropocène et le temps des historiens », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2017/2 (72e année), p. 267-299.

[8] William F. Ruddiman, « The Anthropogenic Greenhouse Era Began Thousands of Years Ago », Climatic Change, 61-3, 2003, p. 261-293 ; Id., « How Did Humans First Alter Global Climate ? », Scientific American, 292-3, 2005, p. 46-53.

[9] Hamilton, Clive, and Jacques Grinevald. « Was the Anthropocene Anticipated? », Anthropocene Review (2015), p.59–72.

Ewen Chardronnet

Journaliste, curateur, artiste

Mots-clés

Anthropocène

Notes

[1] Philip L. Gibbard, Andrew M. Bauer, Matthew Edgeworth, William F. Ruddiman, Jacquelyn L. Gill, Dorothy J. Merritts, Stanley C. Finney, Lucy E. Edwards, Michael J.C Walker, Mark Maslin, Erle C. Ellis, « A practical solution: the Anthropocene is a geological event, not a formal epoch », Episodes, 2022.

[2] Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Evénement Anthropocène, la Terre, l’histoire et nous, Seuil, 2013.

[3] Donna Haraway,Vivre avec le trouble, Les éditions des mondes à faire, 2016.

[4] Kathryn Yusoff, A Billion Black Anthropocenes or None, University of Minnesota Press, 2018.

[5] Il semblerait lui-même avoir été déjà largement convaincu par Philip Gibbard, avec qui il s’était déjà longuement entretenu en 2023, au moment où le lac Crawford avait été choisi comme poinçon d’or, pour en savoir plus.

[6] Federico Lusetti, Non-human Subjects. An Ecology of Earth Beings, Cambridge University Press, 2023, p.3.

[7] Grégory Quenet, « L’Anthropocène et le temps des historiens », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2017/2 (72e année), p. 267-299.

[8] William F. Ruddiman, « The Anthropogenic Greenhouse Era Began Thousands of Years Ago », Climatic Change, 61-3, 2003, p. 261-293 ; Id., « How Did Humans First Alter Global Climate ? », Scientific American, 292-3, 2005, p. 46-53.

[9] Hamilton, Clive, and Jacques Grinevald. « Was the Anthropocene Anticipated? », Anthropocene Review (2015), p.59–72.