Politique

Lettre à François Mitterrand, père spirituel des « tontons flingueurs » de la gauche

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Dans Les Tontons flingueurs de la gauche, les politistes Philippe Corcuff et Philippe Marlière adressent six lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfray. Pour AOC, ils ont pris leur plus belle plume pour en ajouter une septième destinée au « tonton des tontons », François Mitterrand

Cher François, cher Tonton,

Lors de la présentation de tes derniers vœux présidentiels télévisés, le 31 décembre 1994, tu avais déclaré : « Je crois aux forces de l’esprit et je ne vous quitterai pas. » Ces « forces de l’esprit » te communiqueront-elles le contenu de cette lettre ouverte ? Nous espérons, à tout le moins, qu’elle sera lue par quelque lecteur terrestre.

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Peu après le Congrès socialiste d’Épinay en 1971 et ton accession à la direction du Parti socialiste, un militant enthousiaste t’avait un jour interpelé : « François, entre camarades, est-ce qu’on peut se tutoyer ? » Tu lui avais répondu froidement : « Si vous voulez ». Dans l’esprit de camaraderie de gauche, nous emploierons le tutoiement dans cette adresse.

Nous t’appellerons également « Tonton », l’un de tes surnoms dans les années 1980. Les opinions diffèrent sur l’origine de ce sobriquet : on le devrait au Canard enchaîné ; il s’agirait d’un de tes noms de code pendant la seconde guerre mondiale, ou encore, il t’aurait été donné par les agents chargés de ta sécurité personnelle, en remplacement d’un autre surnom, « Le Vieux ». Peu importe son origine. Nous l’utilisons dans un contexte précis : nous te percevons en père spirituel des « tontons flingueurs » de la gauche, en « tonton des tontons », si tu veux.

Nous sommes deux politistes engagés à gauche depuis longtemps, et nous nous inquiétons de l’état actuel de la gauche. Lorsque tu as quitté le pouvoir en 1995, la gauche était défaite et en recul. Elle est aujourd’hui en crise, et sa conduite quasi-suicidaire fait craindre le pire dans un contexte où l’extrême droite a le vent en poupe en France, et ailleurs. Dans un court ouvrage consacré aux « tontons flingueurs » de la gauche que nous venons de publier, nous relevons les impasses et les renoncements de cette gauche qui n’en finit pas de dégringoler.

Nous t’associons à cet exercice critique car ton parcours porte en germes les contradictions et échecs de la gauche actuelle. La différence notable est que les forces et les idées politiques qui portaient la gauche jusqu’aux années 1990 sont aujourd’hui beaucoup plus faibles qu’à ton époque. Nous souhaitons replacer le lent déclin de la gauche française dans un temps long qui a commencé aux alentours de ton premier septennat. Tu étais alors le principal acteur institutionnel de cette gauche.

Éduqué dans un milieu catholique conservateur, proche de la droite nationaliste des Croix de feu du colonel de la Rocque dans l’entre-deux guerres, puis agent contractuel sous Vichy, tu as progressivement évolué vers la gauche après la guerre, après avoir rejoint la Résistance. Tu as toutefois gardé un goût pour la culture littéraire d’extrême droite, celle de Maurice Barrès et de Charles Maurras, des auteurs que tu prisais. Tu faisais fleurir la tombe de Philippe Pétain le 11 novembre. Cohabitaient en toi un fil ultraconservateur ancien et un fil progressiste plus récent, à la manière de l’anarchiste Mikhaïl Bakounine, traversé par deux fidélités antagonistes : tsariste, inscrite dans son éducation, et révolutionnaire, portée par sa révolte[1].

Les ambivalences d’Emmanuel Macron, entre le progressisme affiché lors de sa campagne présidentielle de 2017 et les tentations maurassiennes de certains de ses discours postérieurs, font écho à cette étrange alchimie. Ces fidélités troubles t’ont amené à maintenir des relations amicales avec René Bousquet, le secrétaire général de la police de Vichy, jusque dans les années 1980. Mais Jean-Luc Mélenchon, qui se présente comme ton héritier, ne manifeste-t-il pas des ambiguïtés vis-à-vis de l’antisémitisme ?[2]

Or, l’extrême droite est aujourd’hui de retour. Le Rassemblement national, un ravalement de façade du Front national que tu as connu, est plus fort encore qu’à la fin de ton second septennat. Si Marine Le Pen remporte l’élection présidentielle en 2027 (une possibilité à défaut d’être une probabilité), la dynastie lepéniste aura été la plus résiliente des entreprises politiques françaises : formation groupusculaire quand tu as été élu président en 1981 (Jean-Marie Le Pen n’avait pu recueillir les 500 signatures d’élus pour se présenter), elle a le deuxième groupe parlementaire à l’Assemblée nationale et s’apprête à remporter haut la main l’élection européenne. En 1986, pour réduire la majorité de droite, tu avais voulu gonfler le nombre de députés frontistes en faisant voter la loi relative à l’application de la représentation proportionnelle. Pour des raisons tactiques, tu as contribué à la progression et à la légitimation du FN. Aujourd’hui, le RN est assez fort et assez banalisé pour remporter des élections au scrutin majoritaire à deux tours.

Mais quelle que soit l’issue de l’élection de 2027, les idées du RN ne sont-elles pas déjà partiellement au pouvoir ? Pour ne citer que quelques exemples récents : le socialiste François Hollande a souhaité destituer de la nationalité française les binationaux responsables d’actes terroristes ; la loi dite sur le « séparatisme », ciblant les musulmans, a détricoté les grandes lois de la République sous couvert de les protéger ; Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, a accusé Marine Le Pen, lors d’un débat télévisé, d’être « trop molle sur l’islam » ou encore la loi sur l’immigration a tenté d’introduire le principe de préférence nationale dans l’octroi d’allocations familiales aux immigrés.

Les dérapages verbaux dans les rangs socialistes des années 1980 (Laurent Fabius : « Jean-Marie Le Pen pose de bonnes questions, mais apporte de mauvaises réponses ») ou 1990 (Michel Rocard : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde »), sont amplement dépassés de nos jours. Les idées de l’extrême droite dans le domaine de l’immigration, de la citoyenneté, des prestations sociales, de la laïcité sont tellement banalisées, qu’elles semblent aller de soi.

Par ailleurs, depuis la débâcle électorale du PS en 2017, la gauche a été profondément transformée. Jean-Luc Mélenchon, un ex-socialiste qui continue d’admirer ton action, est devenu le leader de fait d’une gauche en recul. Tu as vaguement croisé Mélenchon dans ses années pro-Maastricht. Tu lui préférais nettement à l’époque Isabelle Thomas, Harlem Désir ou Julien Dray, qui n’ont pas été à la hauteur des espoirs que tu plaçais en eux.

À la tribune du congrès d’Épinay en 1971, tu invoquais « la rupture » comme totem : « Celui qui n’accepte pas la rupture avec l’ordre établi, avec la société capitaliste. Celui-là, je le dis, ne peut pas être adhérent du Parti socialiste. » Cependant tu as vite abandonné cette veine radicale une fois au pouvoir. À partir du tournant social-libéral de 1983, nommé pudiquement « parenthèse de la rigueur », tu as abandonné la rhétorique révolutionnaire d’avant 1981, et même rompu avec le keynésianisme, une version encadrée socialement du capitalisme. Tu t’es alors ajusté au cours néolibéral de la mondialisation. Si l’on part de la vieille opposition, qui continue à paralyser la gauche, entre révolutionnaires et réformistes ; tu n’as été révolutionnaire qu’en paroles, et réformiste qu’au tout début de ton premier mandat.

Ton atavisme autocratique et ton discours radical d’opposant suivi d’une gestion sociale-libérale ont inauguré une séquence désastreuse pour la gauche.

Tu as néanmoins montré que la gauche pouvait gagner et transformer le pays quand elle était politiquement volontariste et faisait des choix stratégiques judicieux. La radicalité politique ne se mesure pas à l’aune du volume de « bruit et de fureur » dégagé, mais d’actions politiques concrètes, de convergences politiques, entre des partis, des mouvements sociaux et des électorats parfois éloignés. Tu as su le faire au sein du PS, en t’alliant avec la droite mauroyiste et le CERES, à gauche. Tu as navigué en chef incontesté sur le vaisseau socialiste en te reposant sur les éléphants du parti et autres baronnies de courants. Tu as réalisé cela en arrimant intelligemment l’électorat communiste à l’électorat socialiste selon un « front de classes » (populaires et moyennes) qui s’est avéré payant.

Lorsque tu as pris la direction du PS en 1971, tu étais étranger au socialisme. Tu as compris que pour gagner, la gauche devait s’appuyer sur un grand parti, pluriel, démocratique et ancré dans la société. C’est ce que fut le PS issu du congrès d’Épinay jusqu’aux années 1990. C’est justement parce qu’il était démocratique et ouvert que ce parti fut populaire et put défendre, avec ses alliés de gauche, un Programme commun plus radical que ne l’a été celui de la NUPES. Il est vrai que ce dernier a été ébauché à la sauvette pour éviter une débâcle électorale aux élections législatives de 2022.

Notre gauche actuelle délaisse cette construction politique et lui préfère une critique de plus en plus virulente des adversaires politiques, souvent présentés avec des accents conspirationnistes comme des forces maléfiques, au lieu d’entreprendre une critique des structures de domination ou d’exploitation. Nous appelons « confusionnistes », les discours qui empruntent à des récits politiques de gauche, de droite et d’extrême droite, en les superposant, voire en les amalgamant, et qui renforcent l’extrême droitisation des espaces publics[3]. L’un des acteurs confusionnistes principaux à gauche n’est autre que son dirigeant, Jean-Luc Mélenchon. Tu réagirais avec circonspection à ses discours nationalistes, à sa germanophobie[4], à ses explications complotistes (lors de la perquisition de son domicile et du siège de son mouvement en 2018, notamment) et au « dégagisme » des personnes qu’il cultive dans un discours populiste revendiqué[5].

Les collectifs, la respiration de la gauche, sont en retrait. Les réseaux sociaux, qui n’existaient pas à ton époque, accentuent la dispersion. Si les organisations politiques ont reculé, les tendances autocratiques et oligarchiques dans les partis de gauche et aux sommets de l’État, en vigueur sous ton règne, ont perduré. Tu dirigeais le PS d’une poigne de fer, entouré des éléphants du parti. Cela n’a guère changé et cela s’est même aggravé à LFI. Le principal mouvement de gauche ne comporte pas de membres officiels en-dehors de quelques dirigeants, ne reconnait pas le droit de tendance, a un leader qui n’a pas été élu par ses membres et qui coopte lui-même ses instances dirigeantes.

Le confusionnisme dont nous parlons, résulte d’un affadissement considérable des notions de gauche et de droite, repères essentiels dans le combat politique à ton époque. La division gauche/droite ne menait pas nécessairement à un manichéisme figé, contrairement aux préjugés véhiculés par Emmanuel Macron, dont le « en même temps » est devenu, au fil des quinquennats, un « surtout à droite ». Car gauche et droite étaient composées de sensibilités plurielles se transformant au cours de l’histoire. Cependant, les différences au sein de la gauche et au sein de la droite étaient encadrées par un imaginaire tendanciellement partagé, qui donnait du souffle à la politique. Aujourd’hui, c’est surtout la gauche qui pâtit de la crise de ce clivage.

Le quinquennat de François Hollande (un autre socialiste qui calqua vaguement sa campagne présidentielle de 2012 sur les tiennes en se présentant comme « président normal »), a été le point culminant d’une gauche sociale-démocrate, de moins en moins sociale et démocrate, qui ne réforme plus. Pour la première fois, la gauche au pouvoir n’a pas adopté de réformes progressistes notoires : rien d’équivalent à l’abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans, la cinquième semaine de congés payés, les 39 heures payées 40, l’augmentation du SMIC, l’impôt de solidarité sur la fortune, les lois Auroux dans le domaine du droit du travail, etc. Ton élan réformiste fut bref, mais il fut réel et marqua la différence entre la gauche et la droite.

Aujourd’hui cette gauche sociale-démocrate « néolibéralisée », qui a largement délaissé la question sociale, se veut la championne d’un néo-républicanisme pur et dur. Celui-ci est, de fait, un identitarisme communautaire qui nourrit les incessantes guerres culturelles qui divisent les Français. Sous couvert de défense de la laïcité ou des « valeurs républicaines », ce discours a une dimension fortement stigmatisante des minorités, notamment des musulmans. Il n’est pas étonnant que la droite, puis l’extrême droite aient instrumentalisé un récit néo-républicain qui favorise les dérèglements confusionnistes de nature ultraconservatrice.

En effet miroir du néo-républicanisme de gauche, un autre récit, populiste, a été articulé ces dernières années. Il a pris corps dans LFI, mais il reflète une autre face de l’air du temps confusionniste. Il repose sur une logique dégagiste qui fait fi des questions de démocratie et de pluralisme. Ce discours politise les frustrations et les aigreurs, se focalise de manière complotiste sur les actes « manipulateurs » d’individus, et flirte dangereusement avec l’imaginaire d’extrême droite.

Depuis les années 1980, les formes d’engagement à gauche ont changé. Elles ont malheureusement perdu leurs appuis dans les classes populaires, mais elles se sont féminisées et ont entraîné de nouvelles générations. Elles sont sensibilisées à des combats nouveaux que nous avons insuffisamment pris en compte : l’égalité de genre, l’antiracisme (les grands messes musicales de SOS Racisme n’étaient pas à la hauteur du problème), ou la sauvegarde de la planète. La gauche d’en bas n’est donc pas en panne d’idées ou de luttes, même si sa base sociologique s’est largement restreinte aux couches moyennes de la société. La panne intellectuelle, éthique et politique vient davantage des sommets.

Nous adressons dans notre livre des lettres ouvertes à six acteurs de gauche ou issus de la gauche : un ex-président socialiste qui a perdu la gauche (François Hollande) ; un président actuel, venu de la gauche, passé à droite et qui fait la courte-échelle à Marine Le Pen vers l’Élysée (Emmanuel Macron) ; un ex-socialiste devenu « insoumis », confusionniste et autoritaire (Jean-Luc Mélenchon) ; un communiste sécuritaire (Fabien Roussel) ; un rebelle, prometteur, mais prisonnier de raisonnements populistes et nationalistes (François Ruffin), et un ex-anarchiste, tombé dans le complotisme et passé à l’ultraconservatisme (Michel Onfray).

Le tableau semble noir, mais il correspond à une époque troublée et de repli de la gauche. Cette époque est pourtant moins amorale que tes septennats, avec son cortège d’affaires : le Rainbow Warrior, le sang contaminé, les Irlandais de Vincennes, les écoutes de l’Élysée, Urba, Péchiney, ELF, Bernard Tapie, les suicides de Pierre Bérégovoy ou de François de Grossouvre, les pratiques néocoloniales de la Françafrique. Mais surtout, ton atavisme autocratique et ton discours radical d’opposant suivi d’une gestion sociale-libérale, ont inauguré une séquence désastreuse pour la gauche. Contrairement au cinéaste communiste Robert Guédignan qui t’a consacré un portrait bienveillant dans Le Promeneur du Champ-de-Mars (2005), nous n’éprouvons aucune nostalgie à l’égard de ton action politique ou de ta personne.

Par tes renoncements politiques, tes jeux tactiques et tes manquements à la morale, tu as créé les conditions du délabrement actuel. Tes héritiers sont certes pleinement responsables de leurs actes, mais nous voulions ici rappeler que le déclin de la gauche – auquel il ne faut pas résigner – vient de loin.

NDLR Philippe Corcuff et Philippe Marlière viennent de publier le 3 avril 2024 : Les Tontons flingueurs de la gauche. Lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfray aux Éditions Textuel. 


[1] François-Xavier Coquin, « Réflexions en marge d’une “confession” : la Confession de Bakounine », Revue Historique, n° 568, octobre-décembre 1988, pp. 493-520.

[2] Olia Maruani, « Quelques réflexions sur l’antisémitisme et son déni à la France insoumise », Golema, 7 février 2022.

[3] Voir dans AOC, Philippe Corcuff, « La grande confusion ou les gauches dans le brouillard », 10 mars 2021, et Philippe Marlière, « Prendre au sérieux le “confusionnisme politique” », 7 octobre 2021.

[4] Jean-Luc Mélenchon, Le Hareng de Bismarck (Le poison allemand), Plon 2015.

[5] Jean-Luc Mélenchon, L’Ère du peuple, Fayard, 2014.

Philippe Corcuff

Politiste, maître de conférences de science politique à l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon, membre du laboratoire de sociologie CERLIS

Philippe Marlière

Politiste, Professeur de science politique à University College London

Mots-clés

Gauche

Notes

[1] François-Xavier Coquin, « Réflexions en marge d’une “confession” : la Confession de Bakounine », Revue Historique, n° 568, octobre-décembre 1988, pp. 493-520.

[2] Olia Maruani, « Quelques réflexions sur l’antisémitisme et son déni à la France insoumise », Golema, 7 février 2022.

[3] Voir dans AOC, Philippe Corcuff, « La grande confusion ou les gauches dans le brouillard », 10 mars 2021, et Philippe Marlière, « Prendre au sérieux le “confusionnisme politique” », 7 octobre 2021.

[4] Jean-Luc Mélenchon, Le Hareng de Bismarck (Le poison allemand), Plon 2015.

[5] Jean-Luc Mélenchon, L’Ère du peuple, Fayard, 2014.