Les détracteurs de la psychanalyse ont-ils un avenir ?
Nous sommes vingt ans après que le gouvernement français a introduit, à partir de 2003, par des amendements successifs, une volonté de réglementer l’exercice de la psychothérapie et de la psychanalyse.
À cette époque, un vif et large débat s’était engagé dans le milieu psychanalytique et intellectuel, témoignant de l’importance et de l’enjeu crucial que représente encore aujourd’hui la psychanalyse. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les détracteurs de la psychanalyse ont-ils un avenir ?
Aujourd’hui, la psychanalyste se réinvente, comme c’était le cas du temps de Freud et de Lacan, grâce à des psychanalystes engagé.e.s au quotidien dans leur discipline, et elle est présente dans le monde entier, dans les universités, les arts et la culture. Cependant, nous constatons qu’elle se trouve moins représentée qu’auparavant dans les hôpitaux psychiatriques et les lieux de soins, ce que nous déplorons bien évidemment.
Malgré son rayonnement en France et à l’étranger, régulièrement, la psychanalyse se trouve face à ses détracteurs en faisant l’objet d’attaques qui mettent en cause sa pertinence, son efficacité ou son actualité, avec des arguments le plus souvent polémiques et peu constructifs voire infondés conceptuellement ou cliniquement. Ces débats questionnent une certaine idée de la découverte freudienne dont on retrouve la trace dans toute l’histoire de la psychanalyse, et soulignent la nécessité d’examiner la place de la psychanalyse dans le champ social et d’interroger son épistémologie[1].
La politique de santé dans les pays occidentaux s’appuie aujourd’hui essentiellement sur les thèses organicistes légitimées par les neurosciences et sur la pratique de l’évaluation qui pose la question de l’efficacité de la psychanalyse.
Les neurosciences, le cognitivisme et le comportementalisme, en plein essor depuis ces dernières décennies, stimulés par les progrès de la génétique, relancent une idée ancienne, celle de l’opposition du psychique et du somatique. Éternel débat entre le corps et l’esprit, entre l’âme et le corps, dont l’orientation depuis Freud est novatrice, nous permettant de sortir de cette opposition manichéenne, puisque la découverte de la « pulsion » inscrit une limite entre le somatique et le psychique.
Il n’est pas question de nier l’apport scientifique des neurosciences. Apaiser la souffrance psychique, l’anxiété, l’angoisse, l’état dépressif par un anxiolytique ou un antidépresseur, autrement dit, par l’action d’un neuromédiateur, produit un effet réel et souvent nécessaire, mais ne saurait en aucun cas résoudre la question de la causalité psychique de ces troubles. Or c’est là l’enjeu du débat : qu’en est-il de la question de la causalité ?
Certains neuroscientifiques commettent l’erreur fondamentale de confondre la cause et l’effet. Avec des conséquences considérables quand ils supposent que le psychisme peut se réduire à la biologie, cherchant ainsi à invalider la psychanalyse en questionnant son efficacité comme s’il s’agissait d’une discipline scientifique. Mais la psychanalyse n’est pas une science et son efficacité ne s’évalue pas avec des critères scientifiques.
En ce qui concerne les rapports entre psychanalyse et neurobiologie, Freud avait déjà en son temps posé un critère net de différenciation dans l’Abrégé de psychanalyse en 1939. En effet, il souligne que même si une relation directe existait entre la vie psychique et le système nerveux « elle ne fournirait dans le meilleur des cas qu’une localisation précise des processus de conscience et ne contribuerait en rien à leur compréhension ». Cette localisation est justement l’objet de nombreuses recherches en neurosciences même si elles ne prétendent pas toutes identifier un mécanisme cérébral.
Les nouvelles découvertes des neuroscientifiques comme leurs objectifs alimentent ainsi ce que le sociologue Alain Ehrenberg a appelé « la guerre des deux sujets[2] ». Cette « guerre » n’est pas vraiment nouvelle historiquement en psychiatrie et en psychopathologie : « Deux camps apparemment bien délimités s’affrontent : les défenseurs du “ Sujet parlant ” s’inquiètent du raz-de-marée des neurosciences qui risqueraient de mettre fin à la subjectivité humaine, tandis que ceux du “ Sujet cérébral ” considèrent que, grâce à elles, il va enfin pouvoir être possible de ne plus aborder les pathologies mentales comme des pathologies particulières, car cela “ culpabilise ” les patients et/ou leurs parents et contribue à leur “ stigmatisation ” — le domaine en plein bouleversement de l’autisme est sans doute aujourd’hui le principal champ de bataille en psychiatrie. Plus encore, nombre de chercheurs en neurosciences pensent qu’ils arriveront à terme à expliquer les comportements sociaux et les sentiments moraux[3]. »
Les prétentions des neurosciences s’étendent donc parfois bien au-delà du champ de la psychopathologie puisqu’elles se voudraient pertinentes dans le domaine des comportements sociaux, moraux, etc.
Ainsi, aujourd’hui, on peut se demander si la psychanalyse ne semble pas à la merci de trois grands périls qui risquent de l’éloigner de ses perspectives originelles. Dans des directions certes différentes, ces trois tendances gagnent désormais en influence, et rencontrent d’ailleurs un écho parfois bienveillant, tant chez certains partisans de la psychanalyse, que chez ses habituels opposants et contradicteurs. Certains semblant admettre qu’il serait désormais possible de réduire les prétentions du freudisme en infléchissant tel ou tel point de la doctrine.
Les tendances à la psychologisation, ou la pente herméneutique suivie par certains courants contemporains de la psychanalyse, partagent avec la tentative de scientificité de la psychanalyse, et son corollaire méthodologique, une même volonté de limiter le champ théorique propre à la découverte freudienne.
La psychologisation contemporaine de la psychanalyse vise à vider l’inconscient de sa dynamique et exclut de ce fait la radicalité de la singularité subjective. La pente herméneutique renoue avec une tradition du symbolisme, antérieure à la rupture introduite par Freud, et veut renvoyer la psychanalyse aux confins d’une approche compréhensive. À l’opposé, la volonté de scientificité, avec ce qu’on appelle depuis les années 1990 la « neuropsychanalyse », tout en abandonnant la perspective freudienne qui avait permis de contourner la querelle des méthodes[4] instaurée à la fin du XIXe siècle, impose ex nihilo une méthodologie et des principes d’évaluation hétérogènes aux objectifs de la psychanalyse.
Ces trois tendances procèdent également des changements dans le corps social, qui imposent de l’extérieur des mutations conformes aux exigences politiques et économiques contemporaines, dont l’analyse mérite toute notre attention.
Mais, dans ces trois variantes, la démarche relève en définitive d’un même a priori, consistant à importer une épistémologie extérieure au champ de la psychanalyse, pour secondairement mesurer cette dernière à l’aune de la première. Une telle démarche trouverait sa légitimité dans l’absence d’une épistémologie propre à la psychanalyse, justifiant systématiquement un recours extérieur. Or, la question demeure de savoir si ce défaut est structurel à la découverte freudienne, ou s’il relève d’un leurre traduisant une forme de méconnaissance, non pas de la portée des découvertes freudiennes, mais bien plutôt de l’épistémologie propre à ce champ du savoir, laquelle organiserait l’ensemble de façon unitaire.
Ainsi, pour certains commentateurs contemporains, la psychanalyse serait aujourd’hui en crise. Ses fondements, ses conceptualisations, comme sa pratique, touchés par de multiples critiques résisteraient mal à cette mise en cause au point que l’on pourrait désormais douter de son actualité, de son efficacité, et plus encore de son futur. On pourrait, certes, contester ou déplorer un tel verdict, comme certains pourraient à l’inverse s’en féliciter. Mais l’on ne saurait ignorer que les deux termes de cette alternative traduisent que la question de son destin demeure une préoccupation contemporaine, comme elle le fut d’ailleurs depuis sa naissance.
Avoir affaire à des résistances serait le propre de la psychanalyse.
C’est d’ailleurs un aspect récurrent de l’histoire de la psychanalyse. Alors qu’en moins d’un siècle, la psychanalyse a conquis une bonne partie de la planète pour devenir, comme l’a montré le philosophe et anthropologue social anglais Ernest Gellner[5], une référence indispensable dans l’étude de la personnalité humaine, Freud, pour sa part, s’est régulièrement heurté au rejet, parfois très hostile, de la théorie et de la pratique analytique.
Loin d’en être personnellement meurtri, l’inventeur de la psychanalyse voyait plutôt dans ces désaccords « une conséquence nécessaire des prémisses analytiques fondamentales[6] ». Comme toute discipline novatrice, la psychanalyse ne pouvait, selon lui, que rencontrer certaines résistances. Mais plus que toute autre, elle se heurtait aux résistances qu’elle se proposait justement de dévoiler. En ce sens, la crise d’aujourd’hui, si crise il y a, n’est pas sans évoquer les précédentes et mérite également d’être reprise comme un moment fécond amenant la psychanalyse à interroger une fois encore ses fondements épistémologiques.
Freud a régulièrement pris au sérieux les objections de ses contradicteurs, non seulement pour leur répondre, mais, plus fondamentalement encore, pour construire et renforcer son propre édifice théorique. Ainsi, il consacre deux articles à cette question dans lesquels il se penche plus particulièrement sur l’hostilité que la psychanalyse suscite. Le premier, intitulé « Une difficulté de la psychanalyse[7] », date de 1917 et met en perspective les trois grandes vexations que la recherche scientifique a infligées au narcissisme universel et à l’amour-propre de l’humanité, c’est-à-dire, dans l’ordre chronologique, la théorie héliocentrique du système solaire de Copernic, puis la théorie darwinienne de l’évolution et enfin sa propre théorie de l’inconscient.
Mais la vexation qui lui semble être la plus douloureuse, précisément parce qu’elle est de nature psychologique, est celle qui a montré que « le Moi n’est pas maître dans sa propre maison ». Il était dès lors prévisible que le Moi, ajoute-t-il, « n’accorde pas sa faveur à la psychanalyse et lui refuse obstinément tout crédit[8] ». Dans un second article, publié en 1925, précisément intitulé « Résistances à la psychanalyse[9] », l’auteur dresse le catalogue de ces résistances que rencontre la jeune science viennoise.
De ces argumentations freudiennes, il découle qu’il appartiendrait en propre à la psychanalyse d’avoir affaire à des résistances, non seulement au sein de la cure elle-même, mais également au cœur du champ intellectuel et scientifique.
Qu’en est-il de nos jours de cette question des résistances à la psychanalyse ?
Aujourd’hui les critiques adressées à la psychanalyse sont de deux ordres : d’un côté, sa valeur thérapeutique et son efficacité sont mises en cause, et de l’autre, sa validité scientifique est questionnée.
Le premier type de critiques insiste particulièrement sur certains aspects : la durée d’une psychanalyse, car de nos jours fleurissent un certain nombre de thérapies brèves, parfois très peu recommandables « scientifiquement », qui proposent une résolution « rapide » et « immédiate » des symptômes, sans y parvenir généralement. Elles accusent alors la psychanalyse d’exiger un temps de traitement jugé trop long, ce qui est révélateur d’un symptôme de notre actualité « pressante ». Un autre aspect concerne la notion de rentabilité, comme s’il fallait dans ce domaine également avoir en tête l’idée d’un rapport qualité/prix, ce qui nous renvoie également à notre modernité dans laquelle la notion d’évaluation dans le champ social devient dominante.
Pour le deuxième type de critiques, qui questionnent la validité scientifique de la psychanalyse, le débat tourne autour des difficultés soulevées par l’idée de tester ou d’évaluer les hypothèses psychanalytiques sur le modèle des sciences naturelles expérimentales et physiques. Il s’agit là d’un débat fondamental qui occupe le champ épistémologique actuel. Ce débat a été initié par Karl Popper[10], pour lequel il n’existe pas de caractère scientifique des hypothèses psychanalytiques puisqu’elles ne sont pas testables. Pour cet auteur, une hypothèse est scientifique si elle peut être réfutée ou falsifiée au moyen de procédures expérimentales, reproductibles par n’importe quel sujet. Une hypothèse non testable ou non falsifiable ne peut pas être considérée comme scientifique. Elle n’est pas forcément fausse, mais elle appartient à un autre ordre que celui généré par la science.
Pour Popper, Freud représente tout ce que la science doit s’interdire puisque les arguments psychanalytiques sont tels qu’aucun fait empirique ne peut les réfuter. Un des exemples de cette non-falsifiabilité « structurelle » de la psychanalyse serait celui de la thèse freudienne du rêve dans l’Interprétation du rêve. Dans cet ouvrage, Freud soutient que l’essence du rêve est d’accomplir un désir qui est sexuel, infantile et inconscient. Popper prend alors l’exemple des rêves « contraires » au désir, ou des cauchemars et il examine les réponses de Freud à ces contre-exemples, à savoir qu’il peut exister chez un patient le désir de prouver à Freud qu’il a tort, ce qui sert à confirmer sa thèse du rêve-désir. Ce sont là pour Popper à la fois une manière de déroger à la règle scientifique qui veut que l’on se concentre au sein de la construction d’une théorie scientifique sur les hypothèses les plus exposées aux démentis empiriques, et même une façon de produire un sentiment d’invincibilité qui n’est plus selon Popper de nature épistémologique mais sociologique.
Dans un contexte plus proche de nous, certains détracteurs de la psychanalyse, mettent en cause à la fois la version « herméneutique » de la théorie et de la pratique freudienne, promue par Jürgen Habermas et Paul Ricoeur, mais aussi la thèse poppérienne de l’irréfutabilité logique de la psychanalyse, qui la range dans les spéculations infalsifiables. Ils considèrent que la psychanalyse est une théorie empiriquement testable, et il s’agit d’en évaluer les principaux éléments, par exemple, les notions de transfert, de refoulement ou d’association libre, au même titre que toute discipline scientifique au sens propre.
Les critiques semblent ignorer que la psychanalyse possède sa propre épistémologie.
On peut se demander ce qui sous-tend une démarche qui veut poser la question de la validation et de l’évaluation des hypothèses freudiennes, en dehors de considérations philosophiques qui ont par ailleurs leur intérêt, en particulier lorsqu’il débat de la pertinence d’une conception herméneutique de la psychanalyse. Il s’agit là de problématiques proches des sciences cognitives qui prennent de plus en plus de place dans les questions contemporaines et qui viseraient ici à évaluer, ou même à infirmer, les hypothèses de la psychanalyse. Le débat est important aux États-Unis, et fondamental d’une façon générale. Il n’est pas étonnant que cette critique « scientifique » de la psychanalyse soit née dans un pays où l’évaluation est devenue un critère majeur de scientificité et peut-être surtout un argument économique, et où la psychanalyse post-freudienne a connu une évolution bien différente du mouvement français influencé par Lacan.
Quand les détracteurs de la psychanalyse questionnent la testabilité empirique de la théorie freudienne, ils indiquent que Freud et les freudiens ne sont pas parvenus à montrer que cette théorie pouvait être testée de façon correcte uniquement avec les observations du psychanalyste dans ses interactions avec ses patients. Il faudrait selon eux d’autres tests, extra-cliniques, et non pas intra-cliniques, pour mettre à l’épreuve les hypothèses de la théorie freudienne.
D’autre part, après avoir démontré contre Popper que la théorie freudienne est indubitablement falsifiable, les opposants à la psychanalyse soutiennent que Freud n’a pas suffisamment justifié sa méthode d’investigation clinique et que les productions du patient sur le divan sont « contaminées » par les suggestions verbales ou non verbales de l’analyste. Les détracteurs de la psychanalyse considèrent ainsi que la position de Freud selon laquelle l’analyse du transfert permet l’émancipation du patient à l’égard de sa soumission aux attentes de l’analyste n’est qu’une pétition de principe et une auto-validation.
Enfin, à propos des relations épistémologiques entre la méthode de l’association libre et la théorie du refoulement, les détracteurs montrent l’existence d’un hiatus épistémique très important entre le fait d’attester l’existence du refoulement et le fait de conclure comme Freud le dit que le refoulement a un rôle fondamental dans la genèse des névroses.
Ces critiques à l’égard de la psychanalyse n’envisagent pas la possibilité d’une épistémologie propre à la psychanalyse, ce qui est une erreur fondamentale.
En effet, elles se fondent à partir d’une extériorité de la psychanalyse, pour interroger sa validité et sa scientificité. Extériorité de l’évaluation thérapeutique par rapport à l’objet propre de la psychanalyse, qui le plus souvent se juge à l’aune d’une singulière transformation de l’objet, par un subtil glissement entre les buts de la psychanalyse tels que Freud les lui a assignés et les buts « standards » de la thérapeutique d’après des normes édictées par une idéologie du soin. Ainsi, à défaut de juger de l’efficacité de la psychanalyse par rapport à ses propres enjeux, on la juge et on la teste par rapport à des buts ou à des objectifs que l’on définit a priori comme devant être les fins nécessaires de toute action thérapeutique. Ce n’est donc pas ici l’efficacité de la psychanalyse qui est évaluée mais bien plutôt l’éventualité que la psychanalyse ait une efficacité équivalente à celle d’autres pratiques.
Cette démarche critique semble donc sous-tendue par un a priori selon lequel l’efficacité thérapeutique est un invariant universel indépendant du contexte théorique qui prétend la produire. La légitimité de cette approche se heurte à des principes épistémologiques qui restreignent considérablement la portée des réserves émises, dans la mesure où leur pertinence dépend étroitement de l’absence d’une épistémologie propre à la psychanalyse.
De la même manière, la contestation du caractère falsifiable de la psychanalyse par Popper, ou du caractère scientifique de la psychanalyse, reposent en grande partie sur une démarche délibérément extérieure au champ propre de la psychanalyse. Là encore, ces démarches pourraient sembler légitimes si la psychanalyse ne possédait pas sa propre épistémologie. On regrettera bien évidemment que celle-ci soit si souvent absente de ces débats avec les détracteurs de la psychanalyse.