Société

Vers une autonomie politique des quartiers populaires

Sociologue

La première Assemblée des quartiers s’est tenue à Paris le 27 avril dernier. Par-delà la diversité des mouvements à l’origine de cette initiative, la volonté d’exister collectivement, mais aussi d’organiser l’engagement politique, a été lancée. En privilégiant la forme de l’assemblée locale décentralisée. Pour lutter contre l’exclusion et construire une autonomie politique. Pour renforcer les capacités d’agir des habitant·es.

Le samedi 27 avril 2024, de 9 h 30 à 17 h, s’est tenue la première Assemblée des quartiers (AQ) à la Bourse du travail à Paris.

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Hébergée dans un lieu emblématique des luttes sociales et syndicales, cette assemblée « Se donne pour objectif de prendre le pouvoir tant au niveau électoral que dans toutes les institutions, qu’elles concernent nos logements (amicales de locataires, collectifs d’habitants et citoyens), notre travail (syndicat), nos écoles (association de parents d’élèves), notre cadre de vie (conseil de quartier, citoyens), nos solidarités (centres sociaux, CAF, services municipaux, etc.) comme tous nos services publics » (Le journal de l’Assemblée des quartiers, 27 avril 2024).

Il s’agit donc d’agir contre l’exclusion politique des quartiers populaires, et d’impulser des luttes contre les formes de dépossession subies par les classes populaires. Pour les initiateur·ices, ce combat passe par un engagement politique et collectif des populations concernées vivant les réalités sociales des quartiers populaires.

Durant la matinée, les interventions pour le lancement officiel de l’AQ ont décliné les enjeux de cette rencontre en insistant sur la nécessité d’instaurer un rapport de force pour se faire entendre, car, comme le précise un militant associatif, « ils veulent pas de nous en politique ». La notion d’engagement est fréquemment convoquée dans les différentes prises de parole des militant·es. De même qu’elle est mise en exergue sur le journal de l’AQ distribué à l’entrée de la salle. Un militant insiste particulièrement sur le fait que « l’engagement n’est pas un métier », pour se distancier des professionnels de la politique, issus parfois des minorités ethnoraciales, absorbés par les rouages du pouvoir et déconnectés de la base qui les a élus dans les quartiers populaires.

L’engagement, tel qu’il est décliné au sein de l’AQ, rappelle sa conception chez Howard Becker (2006), qui le décrit comme un processus par lequel un groupe ou un individu se dédie dans le temps et de manière cohérente à une cause. Cette implication nécessite donc une certaine durée, ainsi qu’une conscience des enjeux et des contraintes d’une lutte comme celle de l’organisation dans leur diversité des personnes issues de l’immigration postcoloniale. Cette conception s’oppose à celle d’un « engagement improbable », souvent porté par des individus peu dotés en compétences militantes. L’AQ suggère qu’en réponse aux violences politiques et économiques, et pour exister collectivement, un engagement conscient et durable est requis. Cet engagement cherche à répondre aux défis spécifiques auxquels les habitant·es des quartiers populaires sont confronté·es et dont les militant·es issu·es de ces espaces, ainsi que la sociologie de l’immigration et des quartiers populaires, ont longuement documenté.

Pour répondre à ces enjeux, les prises de parole lors de l’assemblée ont insisté sur la nécessité de la construction de structures locales et autonomes, ancrées dans les sociabilités des quartiers. Cet ancrage local répond à un double constat : les partis politiques ont souvent « parachuté » des candidat·es sans véritable ancrage local ; et présentant des profils qui ne sont parfois pas à l’image, en termes d’histoires biographiques et d’appartenances sociales, des populations dont ils et elles sont censés défendre les intérêts.

Le référentiel utilisé par l’AQ puise dans l’héritage des luttes historiques menées par les personnes issues de l’immigration.

L’autonomie revendiquée par les initiateur·ices de l’AQ se distingue de la conception politique restreinte qui renvoie en France à certaines expériences militantes qui se sont structurées à partir des années 1970. Cette autonomie se manifeste plutôt par la volonté de créer un espace indépendant, qui prend pleinement en considération les problématiques spécifiques des habitant·es des quartiers populaires. Ses enjeux peuvent être analysés à travers ce que Abdellali Hajjat (2021) désigne comme les « dilemmes de l’autonomie ». Le sociologue montre que l’autonomie constitue un jeu de lutte crucial sur les plans politique et culturel. L’autonomie des personnes issues de l’immigration est traversée par une double stratégie : une lutte à la fois pour l’« auto-organisation » et pour l’« auto-définition de soi ». Cette démarche permet aux groupes défavorisés de remettre en cause les « structures de domination » existantes et promouvoir une vision du monde propre au groupe et à ses intérêts. Toutefois, la construction solide de l’autonomie politique peut rencontrer des obstacles liés à des facteurs internes comme des divisions de classe, de genre, national, ou des divergences dans les stratégies politiques.

Conscients de certaines différences du point de vue des orientations de ces acteurs et actrices, l’un des initiateur·ces de l’AQ a insisté sur l’idée qu’il y a davantage d’éléments qui « rassemblent que ceux qui nous divisent ». Les prises de parole successives parmi le public se sont également dirigées dans cette direction avec le constat qu’« on peut pas se résigner à voir Le Pen arriver au pouvoir » ou encore qu’il faut « défendre les intérêts » des quartiers populaires face à la gravité de la situation.

Cette première AQ peut être perçue comme un espace qui alimente les bases d’un long processus destiné à stabiliser une ligne fédératrice parmi les populations racisées des quartiers populaires. Pour effectuer ce travail, le référentiel utilisé par l’AQ mérite une attention. Celui-ci puise dans l’héritage des luttes historiques menées par les personnes issues de l’immigration. Il vise à poser un cadrage politique pour visibiliser les luttes contre les structures dominations menées par les premières générations de l’immigration contre une certaine vision dépolitisante de ces dernières. Ont été cités entre autres le MIB, mouvement de l’immigration et des banlieues, issu de la Marche pour l’égalité et contre le racisme (1983). De manière générale, cet espace autonome se rattache à une histoire populaire et ouvrière de l’immigration (post)coloniale. Tel qu’il est décliné, l’objectif de cette autonomie n’est pas de faire l’éloge de l’isolement des formations politiques, progressistes en particulier, car des alliances sont envisageables, mais doivent reposer sur des bases solides pour anticiper toute instrumentalisation comme le mentionne les initiateur·ices.

Ce positionnement émane de l’accumulation d’expériences de militant·es investi·es dans des collectifs ou différentes instances politiques, associatives, etc. Il vise à renforcer les capacités d’agir des habitant·es des quartiers à travers des assemblées délocalisées, inscrites dans des tissus relationnels proches et qui préservent une indépendance critique vis-à-vis des formations politiques locales. Mentionnée durant l’AQ, la phrase d’Abdelmalek Sayad, « exister, c’est exister politiquement », donne une assise matérielle à ce projet.

L’AQ a rassemblé une centaine de participant·es. Dès l’arrivée devant la salle, les militant·es sont invité·es à laisser leur contact pour créer des groupes locaux et pour s’organiser. Parmi les initiateur·ices figurent des militant·es de longue date comme Zouina Meddour, Salah Amokrane, Mohamed Mechmache, Omar Slaouti, Almamy Kanouté ou Youcef Brakni du comité Vérité et justice pour Adama. L’AQ a été aussi l’occasion de présenter une promotion « générations leaders », en présence d’Assa Traoré, qui vise à former les nouvelles générations aux enjeux politiques et leur transmettre la mémoire de l’immigration.

Les différentes interactions entre participant·es à l’AQ témoignent non seulement d’une volonté de travailler ensemble, mais aussi de réseaux d’interconnaissance étendus à travers la France. Si les militant·es de l’Île-de-France sont surreprésenté·es, des militant·es venu·es d’autres villes comme Marseille, Toulouse, Roubaix, etc., ont répondu à l’appel. Dans le public, on peut en effet retrouver des militant·es associatifs, des élus locaux ou députés, des maires comme Azzédine Taïbi, des chercheur·ses, etc.

La structuration « assemblée » emprunte aux modalités de lutte des mouvements sociaux. Il s’agit en effet d’un répertoire qui s’est imposé au cours des dernières décennies. Les initiateur·ices insistent sur l’idée que l’AQ sera dirigée par un « comité de pilotage », qui sera potentiellement amené à durer une année pour soutenir les initiatives à l’échelle locale et « tenir sur le long terme ». Cet appui se décline sous forme : matérielle, organisationnelle, éducative, etc.

La formation est un « enjeu de pouvoir », souligne l’un initiateur·ices durant le deuxième temps d’échange dans l’après-midi. Les militant·es expérimenté·es, ayant bénéficié de formations, d’éducations populaires, aspirent à diffuser ces compétences. L’enjeu crucial réside donc dans la transmission des savoir-faire militants et la socialisation aux enjeux de lutte dans les quartiers populaires : pour se présenter à une élection municipale, défendre le droit au logement, lutter contre les violences policières et l’islamophobie, organiser l’entraide avec des femmes isolées avec enfants, etc. Les militant·es chevronné·es revendiquent une expertise dans ces domaines, qu’ils et elles jugent essentielles à partager. Bien que davantage tournée vers des enjeux de conquête du pouvoir politique, des thématiques liées aux violences policières, la situation internationale, notamment palestinienne, a été abordée.

Au regard de la sociologie des initiateur·ices, et du public militant présent lors de l’assemblée, il est adapté d’évoquer ici la mobilisation des ressources pour créer les conditions du succès de cette cause. Ce cadre interprétatif, formalisé par John D. McCarthy et Mayer Zald (voire Snow, Kriesi, et Soule, 2004), bien que souvent fragilisé par des mouvements sociaux disposant de ressources limitées et issues de populations marginalisées politiquement et socialement, semble ici pertinent pour comprendre la lutte de l’AQ. Au-delà de l’ensemble des ressources militantes et des savoir-faire que les initiateur·ices souhaitent diffuser, les ressources financières ont été identifiées comme une contrainte qui nécessite une réponse rapide pour maintenir l’indépendance de cette initiative et se structurer dans la durée.

« Exister collectivement, s’engager politiquement ! » : c’est par ce slogan que s’ouvre le journal de l’AQ. Celle-ci sera confrontée aux enjeux démocratiques et à la pluralité des acteurs et actrices qui la composent. Néanmoins, cette Assemblée émane d’une volonté collective d’investir les processus électoraux et les différentes institutions afin de lutter contre l’exclusion politique et le racisme que subissent les habitant·es des quartiers populaires dans leur pluralité.

L’AQ vise à structurer la puissance d’agir de ces populations en l’inscrivant dans la longue histoire des luttes de l’immigration (post)coloniale. Elle met en évidence la nécessité d’une mobilisation ancrée dans des assemblées locales décentralisées et intégrées dans des sociabilités de quartiers pour permettre l’émergence d’une expression politique directe plutôt que « d’être parlé ». Elle revendique en ce sens des modalités luttes par le bas et la construction d’un « nous », dans une « maison commune », pour s’affirmer politiquement et culturellement avec une forte exigence d’égalité, de dignité et de justice.


Charif Elalaoui

Sociologue, Enseignant à Sciences Po Strasbourg